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Histoire des gazoducs et oléoducs au Moyen-Orient : les pipelines, véritables moteurs de rapprochement diplomatique (1/4). Les pipelines transfrontaliers en partance d’Irak et d’Arabie saoudite

Par Emile Bouvier
Publié le 26/05/2022 • modifié le 02/06/2022 • Durée de lecture : 6 minutes

Ces infrastructures transportent, de fait, deux des ressources naturelles parmi les plus lucratives au monde, dont le Moyen-Orient apparaît notoirement riche : le gaz et le pétrole. Les pipelines demeurent ainsi toujours, depuis leur généralisation au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, un enjeu géopolitique aussi incontournable que sensible, comme l’ont montré encore récemment les attaques des rebelles houthis contre des pipelines et installations pétrolifères saoudiennes en 2020 [2], 2021 [3] ou encore 2022 [4].

Enjeux de puissance sinon de pouvoir, enjambant des pays et parfois des continents, les pipelines sont pourtant le fruit de nécessaires coopérations régionales, bien souvent motivées par le développement économique et les retombées financières et énergétiques. Souvent méconnue, l’histoire des pipelines au Moyen-Orient et au Maghreb épouse pourtant celle des enjeux géopolitiques ayant présidé à leur construction, leur développement et, parfois, leur arrêt total.

Si les pipelines sont désormais plus d’une centaine à travers la région [5], quatre axes majeurs de leur histoire peuvent être retenus : celui du développement des pipelines transfrontaliers irakiens et saoudiens, premiers oléoducs de l’Histoire (première partie), celui des pipelines transméditerranéens, principaux vecteurs du développement des oléoducs et gazoducs en Afrique du Nord (deuxième partie), celui des pipelines au Proche-Orient, vecteurs incontestables de discussions pacifiques et de rapprochement entre acteurs pourtant politiquement hostiles (troisième partie) et, enfin, celui du projet Dolphin, seul pipeline transfrontalier du Golfe persique et initiateur de plusieurs projets de coopération régionale (quatrième partie).

Au travers de la présentation de l’histoire des pipelines à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, cet article s’attachera à démontrer le rôle de vecteurs joué par ces derniers en matière de rapprochements diplomatiques, de coopération régionale et, parfois même, de règlement de différends régionaux.

1. Les pipelines transfrontaliers irakiens, pionniers des oléoducs

Le premier projet de pipeline au Moyen-Orient remonte à la période mandataire, lorsque du pétrole fut découvert pour la première fois en Irak : en 1927, l’Iraq Petroleum Company britannique trouve en effet du pétrole à Baba Gurgur près de Kirkouk [6], dont la région s’avère particulièrement riche en hydrocarbures et notamment en pétrole. Afin de transporter l’or noir vers les marchés occidentaux, l’idée d’un pipeline est rapidement émise et son édification commence en 1937.

Le tracé retenu se montre très audacieux au vu de la situation géopolitique de l’époque : partant de Kirkouk, le pipeline devait courir jusqu’au sud-ouest de Haditha, en Irak, puis plonger à l’ouest jusqu’à Amman en Jordanie, pour finir à Haïfa, en actuel Israël [7]. La fin de la construction du pipeline coïncidera avec l’établissement de l’Etat hébreu en 1948 et le pétrole ne coulera que quelques jours dans le pipeline avant que n’éclate la première guerre israélo-arabe [8].

Les années suivantes, des pipelines partant d’Irak et plongeant vers la Méditerranée seront construits à Baniyas (au nord de Tartous) et à travers la Syrie jusqu’à Tripoli, au Liban [9]. Un imposant pipeline desservant le port de Ceyhan, en Turquie, et partant de Kirkouk en Irak, sera quant à lui achevé en 1977 [10]. En raison des relations pour le moins dégradées entre les autorités syriennes et le régime baasiste en Irak, ce dernier cessera d’utiliser les pipelines syriens aussitôt le pipeline turc achevé, et ne se reposera que sur celui-ci et plusieurs terminaux pétroliers nouvellement construits dans le Golfe persique.

Au début des années 1980, l’Irak dispose de trois terminaux pétroliers dans le Golfe : Mina al-Bakr, Khawr al-Amaya et Khawr al-Zubayr. Toutefois, en raison des dégâts qu’ils subiront durant la guerre Iran-Irak, Bagdad s’empressera de construire un nouveau pipeline en 1985 qui, partant d’Arabie saoudite, desservira le port de Yanbu, en mer Rouge [11]. En décembre 1996, le pipeline irako-turc est rouvert - après avoir été fermé en 1990 dans le cadre des sanctions imposées par les Nations unies à l’Irak - grâce au programme « pétrole contre nourriture » - un programme de l’ONU conçu pour aider les Irakiens à survivre aux sanctions internationales imposées au régime de Saddam Hussein après l’invasion du Koweït en 1990 [12], et qui permettait aux autorités irakiennes de vendre leur pétrole sous la supervision de l’ONU afin d’obtenir, en échange, des denrées alimentaires [13].

2. Les pipelines irakiens au XXIème siècle

A partir de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, les pipelines irakiens feront l’objet de nombreux actes de sabotage commis par les insurgés [14]. Les Etats-Unis, de leur côté, décourageront l’exportation du pétrole irakien par la Syrie en raison de la violation, par cette dernière, de diverses sanctions édictées contre l’Irak et, plus largement, à cause d’une dégradation très forte des relations diplomatiques entre Washington et Damas [15].

Le flux du pipeline Kirkouk-Ceyhan, normalement conçu pour assurer un flux de 1,6 million de barils par jour, chutera à 30 000 barils en 2003 à cause du conflit [16]. En dépit des occasionnels pics d’activité, le pipeline restera considérablement sous-exploité jusqu’en 2008, date à laquelle les forces américaines dresseront la protection des pipelines au rang de leurs priorités stratégiques en Irak [17]. Le flux repassera alors à 355 000 barils en moyenne par jour.

3. Le pipeline Transarabe

Le pipeline Transarabe, également appelé Tapline pour « Trans-Arabian Pipeline Company », constituera quant à lui une autre page centrale dans l’histoire des pipelines au Moyen-Orient : construit par les Britanniques dans les années 1940, il partait de Qaisumah, près de Hafar Al-Batin en Arabie saoudite, et s’arrêtait à Sidon, au Liban, en passant par la Syrie et la Jordanie. La Guerre des Six Jours en 1967 viendra toutefois initier la lente mise à mort du pipeline qui connaîtra avaries sur avaries, sabotages - il sera attaqué en 1969 par un commando du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) [18] - et, surtout, des tensions régionales particulièrement vives [19].

La section au nord de la Jordanie sera fermée dès 1976 [20] et la portion connectant l’Arabie saoudite à la Jordanie continuera à transporter de modestes quantités de pétrole jusqu’en 1990, date à laquelle les Saoudiens cesseront d’utiliser l’oléoduc en représailles au soutien jordanien à l’Irak durant la Première guerre du Golfe [21]. Aujourd’hui, le pipeline n’est toujours plus utilisé et ne s’avère, dans tous les cas, plus aux nouvelles normes internationales pour l’être. Plusieurs projets durant les années 1980 et 1990 essayeront de revitaliser le Tapline, en vain [22]. Une remise aux normes du pipeline sera même envisagée par l’Arabie saoudite pour contourner le détroit d’Ormuz, trop vulnérable aux aléas géopolitiques de la région, mais ce projet sera lui aussi abandonné en raison de la complexité d’une réhabilitation du pipeline [23].

Lire la partie 2

Bibliographie :
 ADAMS, Walter, BROCK, James W., et BLAIR, John M. Retarding the Development of Iraq’s Oil Resources : An Episode in Oleaginous Diplomacy, 1927–1939. Journal of Economic Issues, 1993, vol. 27, no 1, p. 69-93.
 BIALER, Uri. Oil and the Arab-Israeli conflict, 1948-1963. Springer, 1998.
 BILGIN, Mert. Turkey’s energy strategy : Synchronizing geopolitics and foreign policy with energy security. Insight Turkey, 2015, vol. 17, no 2, p. 67-81.
 BOWLUS, John V. A crude marriage : Iraq, Turkey, and the Kirkuk–Ceyhan oil pipeline. Middle Eastern Studies, 2017, vol. 53, no 5, p. 724-746.
 BOWLUS, John Vincent. Connecting midstream : the politics and economics of oil transportation in the Middle East. 2013. Thèse de doctorat. Georgetown University.
 FORTEAU, Mathias. La formule « pétrole contre nourriture » mise en place par les Nations Unies en Irak : beaucoup de bruit pour rien ?. Annuaire Français de Droit International, 1997, vol. 43, no 1, p. 132-150.
 ISSAWI, Charles. The 1973 oil crisis and after. Journal of Post Keynesian Economics, 1978, vol. 1, no 2, p. 3-26.
 KARKAZIS, John, VIDAKIS, Ioannis, et BALTOS, Georgios. The Syrian Energy Policies of the" Four Seas" and Their Geopolitical Repercussions. Sosyoekonomi, 2014, vol. 22, no 22.
 KAUFMAN, Asher. Between Permeable and Sealed Borders : The Trans-Arabian Pipeline and the Arab–Israeli Conflict. International Journal of Middle East Studies, 2014, vol. 46, no 1, p. 95-116.
 KEBLE, Wayne. Keeping Iraq’s Life Blood Flowing : Protecting the Offshore Oil Terminals. The RUSI Journal, 2007, vol. 152, no 6, p. 36-41.
 KENT, Marian. Moguls and Mandarins : Oil, Imperialism and the Middle East in British Foreign Policy 1900-1940. Routledge, 2013.
 NAJIA, Fawaz C. Middle East pipelines and their economic future. American University of Beirut (Lebanon), 1962.
 TICHÝ, Lukáš. Energy infrastructure as a target of terrorist attacks from the Islamic state in Iraq and Syria. International Journal of Critical Infrastructure Protection, 2019, vol. 25, p. 1-13.

Sitographie :
 Syria’s Pipelineistan war, Al Jazeera, 06/08/2012
https://www.aljazeera.com/opinions/2012/8/6/syrias-pipelineistan-war/
 Oil pipelines played role in US invasion of Iraq, Oil & Gas Journal, 03/12/2018
https://www.ogj.com/home/article/17232358/oil-pipelines-played-role-in-us-invasion-of-iraq
 Saudi war for Yemen oil pipeline is empowering al-Qaeda, IS, Middle East Eye, 11/02/2016
https://www.middleeasteye.net/big-story/saudi-war-yemen-oil-pipeline-empowering-al-qaeda
 Turkey’s KRG Energy Partnership, MEI, 30/01/2013
https://www.mei.edu/publications/turkeys-krg-energy-partnership
 Houthis attack oil pipeline in Yemen’s Marib, Arab News, 06/04/2020
https://www.arabnews.com/node/1653426/middle-east
 Yemen’s Iran-aligned Houthi militia claims attack on Aramco facilities in Jeddah, SP Global, 07/12/2021
https://www.spglobal.com/commodityinsights/en/market-insights/latest-news/oil/120721-yemens-iran-aligned-houthi-militia-claims-attack-on-aramco-facilities-in-jeddah
 Yemen’s Houthis claim attack on Aramco facility after reports of a huge fire in Saudi city of Jeddah, CNBC, 25/03/2022
https://www.cnbc.com/2022/03/25/reports-of-huge-fire-at-aramco-oil-facility-in-saudi-arabia.html
 US ’blocks’ Syria pipeline , BBC News, 15/04/2003
http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/2951327.stm
 Why the war in Iraq was fought for Big Oil, CNN, 15/04/2013
https://edition.cnn.com/2013/03/19/opinion/iraq-war-oil-juhasz/index.html
 L’oléoduc de la Tapline a été saboté vendredi soir dans la région des hauteurs de Golan, Le Monde, 02/06/1969
https://www.lemonde.fr/archives/article/1969/06/02/l-oleoduc-de-la-tapline-a-ete-sabote-vendredi-soir-dans-la-region-des-hauteurs-de-golan_2419913_1819218.html

Publié le 26/05/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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