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Histoire des gazoducs et oléoducs au Moyen-Orient : les pipelines, véritables moteurs de rapprochement diplomatique (3/4). Les pipelines au Proche-Orient

Par Emile Bouvier
Publié le 03/06/2022 • modifié le 02/06/2022 • Durée de lecture : 6 minutes

Lire les parties 1 et 2

1. Le pipeline égypto-israélien

Malgré ses modestes réserves de combustibles fossiles, l’Égypte est devenue depuis le début du XXIème siècle un important constructeur de pipelines et un fournisseur de gaz incontournable pour ses voisins, notamment Israël. On estime en effet que si l’Égypte ne possèderait que 3,6 milliards de barils de pétrole dans son sol, elle y détiendrait en revanche 75,5 trilliards de pieds cubes de gaz [1]. Cette richesse en gaz est un véritable atout dont le gouvernement égyptien tire autant parti que possible ; en 2021 par exemple, les exportations de gaz naturel liquide (LNG) ont quadruplé par rapport à 2020, avec un total de 6,80 millions de tonnes [2].

Dans ce contexte, la volonté - sinon la nécessité - de construire un gazoduc afin d’exploiter au mieux les gisements de gaz égyptiens remonte à 2001. Initialement, le projet ne visait qu’à fournir du gaz à la Jordanie. Toutefois, rapidement, la perspective de réaliser des économies d’échelle rendront plus intéressant d’envisager d’autres partenaires : Israël, tant pour des raisons économiques que géographiques, se montrera à cet égard un choix naturel [3]. En 2005, l’Égypte et Israël négocient un accord selon lequel le gouvernement égyptien vendra 1,7 milliard de mètres cubes de gaz par an à Israël, pour une durée de quinze ans [4].

Le gaz est pompé via un pipeline sous-marin de 100 kilomètres reliant le port méditerranéen égyptien d’El-Arish à la ville israélienne d’Ashkelon. Le gaz est vendu à l’East Mediterranean Gas Company (EMG), consortium de l’Egyptian General Petroleum Corporation, du groupe israélien Merhav et de l’homme d’affaires égyptien Hussein Salem et qui donnera son nom au pipeline. L’Égypte acceptera de vendre le gaz à un prix variable entre 2,5 et 2,65 dollars par million d’unités thermiques britanniques (BTU) [5], en-dessous des prix du marché.

Malgré son fort enjeu économique, ce projet ne sera volontairement que peu médiatisé en raison de la sensibilité entourant à l’époque - et entourant toujours aujourd’hui, à bien des égards - une coopération aussi fructueuse entre un pays arabe et Israël : le traité de paix mettant fin à l’état de guerre entre Tel-Aviv et Le Caire signé le 26 mars 1979 ne datait alors que d’une vingtaine d’années [6], et les autres pays arabes n’avaient accepté la paix qu’encore plus récemment, à l’instar de la Jordanie en 1994 [7], voire la refusent toujours aujourd’hui, à l’instar de la Syrie, du Liban, du Soudan, d’Oman, de Bahreïn ou encore de l’Irak [8].

Après l’intervention de l’armée israélienne dans la Bande de Gaza en 2009, la pression s’intensifiera sur l’Égypte afin qu’elle reconsidère l’accord. Le gouvernement égyptien répliquera qu’il ne faisait que vendre simplement du gaz à une société privée qui, à son tour, le vendait à un panel d’acteurs de son choix, parmi lesquels se trouvait incidemment Israël [9]. A partir de la mise en service du gazoduc en mai 2008, des échanges houleux sur le pipeline émailleront ainsi plusieurs sessions du Parlement égyptien tandis que des poursuites seront intentées contre l’accord : une décision judiciaire de novembre 2008 appellera ainsi à un moratoire sur les exportations de gaz vers Israël en prétextant que le gouvernement n’avait pas suffisamment consulté les députés égyptiens avant la signature de l’accord [10]. Cette décision sera toutefois annulée en février 2009 par une juridiction supérieure [11].

Si le ministre d’État aux Affaires juridiques et parlementaires, Moufid Shehab, indiquera qu’Israël a le droit de soumettre des offres pour acheter du gaz en vertu du traité de paix égypto-israélien de 1979, un député de l’opposition lui rétorquera que le gouvernement aurait violé l’article 151 de la Constitution qui stipule que les accords stratégiques doivent d’abord être discutés au Parlement [12]. Après la révolution égyptienne, de nouvelles poursuites seront engagées contre une dizaine de responsables de l’accord et aboutiront cette fois en des peines de prison en juin 2012 [13].

Malgré ces défis juridiques et politiques, le pipeline restera opérationnel jusqu’en 2012, démontrant que les investissements majeurs réalisés au profit des infrastructures de ce pipeline - 4 00 millions de dollars, en l’occurrence - se sont avérés être des mécanismes de coopération durables, même dans le contexte de crises majeures telles que la guerre de Gaza ou les attaques récurrentes de saboteurs opposés à l’exportation du gaz égyptien à Israël [14]. Le pipeline sera fermé momentanément en 2012 en raison de la nécessité, pour l’Egypte, de satisfaire sa propre demande intérieure en gaz ; depuis, la découverte par Israël de gisements gaziers majeurs au sein de sa zone économique exclusive a fait de l’Etat hébreu un exportateur majeur de gaz et a conduit le pipeline à être remis en opération en 2020 pour exporter, cette fois, le gaz israélien vers l’Egypte [15].

2. Vers un pipeline turco-israélien ?

Concomitamment au gaz égyptien, et avant de découvrir les gisements de gaz dans ses eaux territoriales en 2009, Israël a étudié d’autres potentiels partenariats. En février 2007, l’ancien ministre israélien des Infrastructures nationales Benjamin Ben-Eliezer affirmait ainsi dans une interview [16] qu’Israël et la Turquie discutaient de la construction d’un pipeline sous-marin de 610 kilomètres entre le port turc de Ceyhan et Ashkelon, qui devait pouvoir être achevé dès 2011. Des aléas politiques, au premier rang desquels la dégradation brutale des relations entre Tel-Aviv et Ankara à la suite de l’incident du Mavi Marmara le 31 mai 2010 [17], auront raison de ce projet qui, à l’aune de la guerre en Ukraine, connaît un nouveau souffle [18].

En effet, comme il sera abordé plus en détails dans un article consacré, l’idée d’un pipeline reliant la Turquie aux champs gaziers d’Israël est à nouveau prise très au sérieux depuis l’offensive russe en Ukraine de février 2022 afin d’offrir une source d’approvisionnement alternative en gaz à l’Europe, actuellement tributaire des ressources énergétiques russes. La perspective d’un tel pipeline, et des retombées économiques qui l’entoure, transcende là encore les différends politiques et les responsables israéliens et turcs se sont montrés jusqu’à maintenant enthousiastes à l’égard de ce projet [19].

Les relations entre Tel Aviv et Ankara sont pourtant notoirement dégradées, les deux pays ayant renvoyé ou rappelé leur ambassadeur en 2018 à la suite d’une crise diplomatique provoquée par la répression, par Israël, des manifestants palestiniens participant à la « Grande marche du retour » [20], au cours de laquelle 235 Palestiniens et deux militaires israéliens perdront la vie [21]. Plusieurs tentatives de réconciliation seront initiées depuis, en vain [22]. Ainsi, la perspective du pipeline israéolo-turc a permis, pour la première fois depuis 2018, aux autorités turques et israéliennes d’échanger à nouveau dans un climat apaisé [23], prémices d’un rapprochement ou, tout du moins, à un apaisement des relations entre les deux pays.

3. Des négociations israélo-libanaises favorisées par la question énergétique

Ces projets de pipelines entre Israël et deux États du Moyen-Orient, avec lesquels l’Etat hébreu entretient des relations pour le moins complexes, montrent, là encore, que la sécurité énergétique peut s’imposer comme un véritable moteur de coopération et transcender, au moins en apparence, des divergences et crises politiques majeures. En octobre 2020 encore, alors que la crise sanitaire battait son plein, des dignitaires du Liban et d’Israël, pourtant toujours officiellement en guerre et opposés sur la plupart des questions régionales, se rassemblaient dans le quartier-général de la FINUL (Forces intérimaire des Nations unies au Liban) à Naqura, au Liban, afin de trouver un accord sur le différend des frontières maritimes libano-israéliennes, au centre de gisements majeurs d’hydrocarbures et du tracé de plusieurs pipelines.

Les négociations, qui connaîtront de nouveaux cycles comme en mai 2021 par exemple [24], se poursuivent toujours aujourd’hui [25]. Si le Hezbollah a tenu à rappeler que ces pourparlers « n’étaient pas des négociations de paix » [26], cet échange inédit prouve à nouveau combien les problématiques énergétiques et les retombées économiques potentiellement majeures qui les accompagnent parviennent à transcender les différends politiques, y compris dans un cas aussi conflictuel que celui des relations israélo-libanaises.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Pourquoi la révolution égyptienne a-t-elle eu lieu ?
 Le gaz en Méditerranée orientale : une nouvelle donne pour Israël
 Entretien avec David Amsellem sur l’émergence d’Israël comme puissance énergétique gazière en Méditerranée orientale : « Avec la découverte de Tamar et de Leviathan (…) le pays a basculé dans une nouvelle ère énergétique »
 Le Moyen-Orient et la guerre en Ukraine : une prudence diplomatique quasi-unanime
 Histoire des relations entre l’Egypte et Israël, la « paix froide » (2/2) : Le long chemin vers la paix sous Sadate et Moubarak (1970-2011)

Bibliographie :
 AKEHURST, Michael. The peace treaty between Egypt and Israel. International Relations, 1981, vol. 7, no 1, p. 1035-1052.
 BAHGAT, Gawdat. Energy and the Arab–Israeli conflict. Middle Eastern Studies, 2008, vol. 44, no 6, p. 937-944.
 BIALER, Uri. Fuel Bridge across the Middle East-Israel, Iran, and the Eilat-Ashkelon Oil Pipeline. Israel Studies, 2007, p. 29-67.
 DARBOUCHE, Hakim, EL-KATIRI, Laura, et FATTOUH, Bassam. East Mediterranean Gas–what kind of a game-changer ?. Oxford Institute for Energy Studies, 2012.
 KHADDURI, Walid. East Mediterranean gas : Opportunities and challenges. Mediterranean Politics, 2012, vol. 17, no 1, p. 111-117
 SATLOFF, Robert. The Jordan-Israel Peace Treaty. Middle East Quarterly, 1995

Sitographie :
 Egypt Posts 10-Year High LNG Exports Of 6.8mn Tons For 2021, MEES, 14/01/2022
https://www.mees.com/2022/1/14/oil-gas/egypt-posts-10-year-high-lng-exports-of-68mn-tons-for-2021/25999600-7543-11ec-a555-a73a6ee2710b#article-free-trial-form
 Pompeo urges more Arab states to make peace with Israel, BBC News, 24/08/2020
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-53889698
 Cairo court says gas exports to Israel can continue, Reuters, 02/02/2009
https://jp.reuters.com/article/us-gas-egypt-israel-sb-idUSTRE51126K20090202
 Exclusive : Egypt’s gas contracts with Israel at stake as Mubarak seeks to cool peace relations, Debka, 08/04/2008
https://www.debka.com/exclusive-egypts-gas-contracts-with-israel-at-stake-as-mubarak-seeks-to-cool-peace-relations/
 Egyptian officials sentenced over Israel gas deal, BBC News, 28/06/2012
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-18623625
 Saboteurs attack Egypt-Israel gas pipeline : TV, Reuters, 05/02/2011
https://www.reuters.com/article/ozabs-egypt-israel-gas-20110205-idAFJOE71400320110205
 Egypt Supreme Court Approves Supply of Natural Gas to Israel, Haaretz, 01/01/2009
https://www.haaretz.com/1.5056333
 Europe studying Israel-Turkey pipeline as alternative to Russian sourcing, Offshore Technology, 30/03/2022
https://www.offshore-technology.com/news/europe-israel-turkey-pipeline-russia/
 Erdoğan hopeful for Israel-Turkey gas pipeline project to gain ground in EU, Nordic Monitor, 01/04/2022
https://nordicmonitor.com/2022/04/erdogan-hopeful-for-israel-turkey-gas-pipeline-project-to-gain-ground-in-eu/
 Gaza : des centaines de blessés atteints d’infections, Le Figaro, 29/11/2018
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/11/29/97001-20181129FILWWW00085-gaza-des-centaines-de-blesses-atteints-d-infections.php
 Can Israeli gas bridge Turkey-Israel rift ?, Al Monitor, 21/01/2022
https://www.al-monitor.com/originals/2022/01/could-new-israeli-gas-pipeline-bridge-long-standing-rift-turkey
 Lebanon president rejects claims about concessions in talks on maritime border dispute with Israel, Arab News, 22/02/2022
https://www.arabnews.com/node/2029856/middle-east
 Lebanon and Israel, long-time foes, to start talks on disputed waters, 13/10/2020
https://www.reuters.com/article/us-lebanon-israel-border-idUSKBN26Y12Y

Publié le 03/06/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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