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Au sein de la péninsule arabique et des Etats membres du Conseil de coopération du Golfe, où cohabitent de nombreuses pétromonarchies, d’autres projets de pipeline ont permis d’établir des canaux de coopération entre chancelleries pourtant rivales. En la matière, le projet le plus notable est celui du gazoduc maritime « Dolphin », visant à fournir du gaz qatari aux Emirats arabes unis et à Oman ; initié en 1998 par les Emiratis, ce pipeline devait permettre à Abou Dhabi de diversifier ses sources d’approvisionnement et, surtout, de renforcer ses liens avec les autres petits Etats du Golfe afin de contrebalancer l’influence saoudienne dans la péninsule [1].
En effet, bien avant de devenir la puissance économique majeure qu’ils sont devenus aujourd’hui, les Emirats arabes unis avaient dû céder à la pression des Saoudiens et signer le 21 août 1974 le traité de Jeddah, en vertu duquel l’Arabie saoudite renonçait à ses revendications sur la région de Buraimi - une terre irrédente émiratie - moyennant quoi les Emirats acceptaient de céder une bande de terre de 25 kilomètres la reliant au Qatar, renonçant par la même occasion à près de 80% des ressources du champ pétrolifère de Shaybah-Zarrarah [2] (cf. carte).
Dans ce contexte, Doha et Abou Dhabi décideront en janvier 1998 de conclure un accord visant à accroître leur coopération en matière énergétique et à développer leurs relations commerciales, décidant, dès l’année suivante, d’initier la construction d’un gazoduc [3]. Le projet fera l’objet d’une opposition résolue de l’Arabie saoudite qui affirmera par exemple en 2006 que le pipeline passe par ses eaux territoriales, une accusation réfutée par le Qatar et les Emirats arabes unis [4] ; l’année précédente déjà, Riyad était parvenue à empêcher la construction d’un gazoduc sous-marin devant relier le Qatar au Koweït, au prétexte que le pipeline passait par les eaux territoriales saoudiennes [5].
Ce projet transnational, et surtout transfrontalier, amènera les pays concernés à se rapprocher en réglant, notamment, leurs différends territoriaux ; le Sultanat d’Oman et les Émirats arabes unis signeront ainsi plusieurs accords à partir du 1er mai 1999 (accord de Suhar, réglant le différend d’Umm Zummul, où convergent les frontières saoudienne, omanaise et émiratie), qui culmineront par l’accord de Mascate le 21 juillet 2008 au travers duquel les deux voisins du Golfe s’accordent sur le tracé de l’intégralité de leurs frontières [6].
Le projet Dolphin sera officiellement lancé en 2004 sous l’égide d’une société expressément créée appelée Dolphin Energy, comprenant trois actionnaires : Mubadala Development Company (détenue par Abu Dhabi) avec 51 % des parts, le géant français Total France et l’Américain Occidental Petroleum avec 24,5 % chacun. Le Qatar fournit le gaz - le pipeline fournit jusqu’à deux milliards de pieds cubes standard par jour de gaz naturel - et bénéficie d’une autonomie totale pour la gestion de la portion du gazoduc basée à Doha.
Le gaz provient du champ gazier de South Pars (également connu sous le nom de « North Dome »), la plus grande réserve de gaz indépendante au monde, partagée entre l’Iran et le Qatar ; la structure juridique sous-jacente du droit de la propriété commune, qui permet un tel partage, est d’ailleurs elle-même un exemple de coopération favorisée par des préoccupations énergétiques, y compris dans une relation aussi complexe que celle opposant l’Iran au Qatar, en désaccord politique et diplomatique sur une pléiade de sujets.
A l’instar des autres exemples historiques donnés infra de coopération énergétique transcendant les différends politiques, le pipeline Dolphin résistera aux différentes crises émaillant régulièrement la région, y compris la substantielle « crise du Golfe » (5 juin 2017 - 5 janvier 2021) au cours de laquelle le Qatar sera ostracisé par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et un grand nombre d’autres pays musulmans. Doha réitèrera en effet son intention de continuer à livrer du gaz aux Emirats arabes unis et à Oman selon l’accord signé entre les trois pays malgré le blocus diplomatique et économique mené à son encontre ; le pipeline restera, de fait, en activité tout au long de la crise [7].
Si des considérations économiques et énergétiques évidentes ont permis au projet Dolphin de voir le jour, des motivations politiques tout aussi fortes ont également été motrices dans l’établissement de ce gazoduc et dans la matérialisation de ce qui s’avère, aujourd’hui, un véritable vecteur de coopération internationale.
La politique tarifaire appliquée aux usagers du pipeline est en effet assez éloquente à cet égard : le gouvernement qatari, qui fait pourtant face à une demande en gaz très forte et ne manque donc pas de clients en raison des vastes réserves de gaz ayant fait du pays, en 2022, le plus important exportateur de gaz naturel au monde devant les Etats-Unis [8], a accepté de s’engager dans le projet Dolphin en pratiquant un régime de prix inférieurs à celui d’autres concurrents, démontrant par la même occasion la même dimension éminemment politique, autant qu’économique, que Doha souhaitait donner au projet. En 2008 par exemple, le Qatar ne payait qu’1,25$ le million de BTU [9] de gaz contre une moyenne régionale de 5$ et une moyenne mondiale de 12$ [10].
Une coopération en entraînant une autre, le projet Dolphin a permis de développer des axes de coopération sur des secteurs inattendus, à l’instar de l’environnement par exemple. Dolphin Energy a ainsi participé à des projets de régénération des coraux dans le Golfe en association avec les autorités qataries et émiraties ; un programme de deux ans lancé en 2006, un an après l’ouverture du pipeline, a quant à lui fourni la première étude exhaustive des écosystèmes coralliens de la région, en partenariat avec l’ONG de protection de l’environnement WWF (World Wildlife Fund) [11].
A la suite de l’élan provoqué par le pipeline Dolphin, seul gazoduc transfrontalier de la région, d’autres projets de coopération énergétique verront le jour à travers la péninsule arabique : le Conseil de coopération du Golfe s’entendra le 31 décembre 2001 pour établir l’Autorité d’interconnexion du Conseil de coopération du Golfe (GCCIA) [12], dont le but était de superviser l’établissement d’un système d’interconnexion électrique, mise en service en 2011. Reliant l’Arabie saoudite au Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis et Oman, cette interconnexion mutualise les ressources électriques entre membres du GCC et permet de réduire les coûts d’approvisionnement en électricité tout en garantissant une certaine stabilité du réseau, et offre une alternative au transport transfrontalier de pétrole par pipelines, en le convertissant directement en électricité exportable [13].
Le succès du projet Dolphin, en stimulant la coopération régionale, illustre là encore le rôle indéniable que les pipelines peuvent jouer dans le règlement des différends régionaux et combien ils peuvent favoriser - parfois par pur pragmatisme - une véritable coopération entre Etats pourtant en froid.
Bibliographie :
– DARGIN, Justin. The Dolphin project : The development of a gulf gas initiative. Oxford Institute for Energy Studies, 2008.
– KHASHAN, Hilal. " Un-Brotherly" Saudi-Emirati Ties. Middle East Quarterly, 2018.
Sitographie :
– Dolphin Dynamics : Saudi Arabia Threatens Emirate Gas Feed in Land Dispute, S&P Global 13/07/2006
https://ihsmarkit.com/country-industry-forecasting.html?id=106599167
– Border dispute over pipeline simmers in Gulf - Business - International Herald Tribune, The New York Times, 11/07/2006
https://www.nytimes.com/2006/07/11/business/worldbusiness/11iht-pipe.2175085.html
– Historic UAE-Oman accord involves 272km of border, Gulf News, 22/07/2008
https://gulfnews.com/uae/government/historic-uae-oman--accord-involves-272km-of-border-1.119592
– Qatar has no plan to shut Dolphin gas pipeline to UAE despite rift : sources, Reuters, 06/06/2017
https://www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-gas-idUSKBN18X1WA
– Qatar becomes world’s top natural gas exporter, surpassing US, Middle East Eye, 03/05/2022
https://www.middleeasteye.net/news/qatar-becomes-worlds-top-natural-gas-exporter-followed-us
– UAE purchases gas from Dolphin pipeline at reduced rate, MEED, 16/05/2008
https://www.meed.com/uae-purchases-gas-from-dolphin-pipeline-at-reduced-rate/
– Study shows significant coral reef regeneration in the Arabian Gulf, WWF, 29/08/2006
https://wwf.panda.org/wwf_news/?79300/Study-shows-significant-coral-reef-regeneration-in-the-Arabian-Gulf
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[2] KHASHAN, Hilal. " Un-Brotherly" Saudi-Emirati Ties. Middle East Quarterly, 2018.
[3] DARGIN, Justin. The Dolphin project : The development of a gulf gas initiative. Oxford Institute for Energy Studies, 2008
[5] https://www.arabianbusiness.com/abnews/saudi-arabia-refuses-budge-on-qatar-kuwait-pipeline-deal-63485
[9] Le British thermal unit (BTU) est une unité anglo-saxonne d’énergie définie par la quantité de chaleur nécessaire pour élever la température d’une livre anglaise d’eau d’un degré °F à la pression constante d’une atmosphère ; les BTU sont utilisés notamment pour mesurer le gaz naturel.
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