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Histoire des gazoducs et oléoducs au Moyen-Orient : les pipelines, véritables moteurs de rapprochement diplomatique (2/4). Les pipelines transméditerranéens

Par Emile Bouvier
Publié le 02/06/2022 • modifié le 02/06/2022 • Durée de lecture : 5 minutes

Lire la partie 1

1. Le TransMed

L’idée d’un premier pipeline transméditerranéen remonte aux débuts des années 1960, où la demande en gaz naturel en Europe va grandissante. Dès 1963, des entreprises françaises, avec le soutien de Paris, proposent ainsi de construire des gazoducs pour acheminer le gaz algérien vers l’Espagne puis vers la France [1].

Au moment de sa construction de 1978 à 1983, le pipeline Transmed est le pipeline le plus profond du monde : il circule à travers la Méditerranée à plus de 150 mètres de profondeur. Partant de l’Algérie pour rejoindre l’Italie, le pipeline passe par la Tunisie et les eaux internationales méditerranéennes ; ce transit par le sol tunisien depuis le territoire algérien représentait alors un véritable défi politique en raison de la forte tension présidant alors aux relations entre Alger et Tunisen raison, entre autres choses, de la neutralité ostensiblement affichée de Tunis lors du conflit entre l’Algérie et le Maroc autour du Sahara occidental (du 30 octobre 1975 au 6 septembre 1991) [2].

Si la Tunisie insistera pour négocier bilatéralement avec le géant italien de l’énergie Ente Nazionale Idrocarburi (ENI) plutôt que conjointement avec l’Algérie, obtenant par la même occasion des frais de transit annuels de 25 millions de dollars [3], la mise en place de cet oléoduc semble avoir été un fort vecteur de rapprochement entre les deux voisins nord-africains ayant abouti en la signature du « Traité de fraternité et de concorde » entre les deux pays le 18 mars 1983 [4]. La signature de ce dernier coïncidera d’ailleurs avec l’ouverture du Transmed.

2. Le « Maghreb-Europe »

La réalisation du Transmed ouvrira la voie à d’autres projets d’envergure en Afrique du nord. Ainsi, un autre oléoduc connectant Hassi R’Mel en Algérie à Cordoue, en Espagne, en passant par le Maroc et le détroit de Gibraltar, sera construit de 1993 à 1996 : il s’agit du pipeline « Maghreb-Europe ». Toutefois, les relations entre le Maroc et l’Algérie, notablement plus mauvaises que celles unissant la Tunisie à l’Algérie, compliqueront là aussi la réalisation du projet.

L’indépendance de l’Algérie en 1962 avait en effet conduit à un différend frontalier portant sur les régions de Béchar et de Tindouf, déclenchant la « Guerre des Sables » (25 septembre 1963-20 février 1964) l’année suivante [5]. La question du Sahara occidental, très épineuse, envenimera encore plus les relations entre les deux pays. Les intérêts économiques mutuels surmonteront toutefois cette hostilité et contribueront à ramener l’Algérie et le Maroc à la table des négociations : la perspective du pipeline s’est avérée, à cet égard, un élément moteur du dégel des relations entre Rabat et Alger.

Si de nouvelles crises éclateront ensuite à nouveau - le Maroc accusera par exemple l’Algérie d’être la commanditaire de l’attentat de l’hôtel Atlas-Asni à Marrakech le 24 août 1994 -, et aboutiront à la fermeture des frontières entre les deux voisins maghrébins, la construction du pipeline continuera et sera menée jusqu’au bout. La dégradation des relations diplomatiques au fil des années l’emportera toutefois : l’Algérie ne renouvèlera pas le contrat d’exploitation du pipeline expirant le 31 octobre 2021 et choisira, à la place, de fournir l’Espagne en gaz grâce au gazoduc Medgaz, opérationnel depuis 2011, reliant directement les territoires algérien et espagnol sans passer par le Maroc [6].

3. Le Greenstream

Le troisième pipeline majeur d’Afrique du Nord part quant à lui de Libye : il s’agit du « Greenstream », plus long gazoduc sous-marin parcourant la Méditerranée et parmi les plus profonds au monde avec une profondeur maximale de 1 127 mètres, reliant la ville de Mellitah, en Tripolitaine, à la Sicile [7]. Le projet, lancé en 2003 après la levée des sanctions sous lesquelles se trouvait la Libye depuis 1992 [8], transporte quelque 10 milliards de mètres cubes de gaz par an.

Le projet faisait pourtant face, là aussi, à de sérieux obstacles menaçant sa réalisation : fortement marquées par l’expérience de la colonisation, les relations entre l’Italie et la Libye ont longtemps été caractérisées par une forme particulièrement aiguë de défiance, voire de vengeance ; après l’arrivée au pouvoir de Mouammar Kadhafi en 1969, plus de 20 000 Italiens nés en Libye avaient en effet été expulsés, par exemple [9].

La cérémonie d’inauguration de l’oléoduc le 7 octobre 2004 - les mêmes jour et mois que le début de l’invasion de la Libye 1911 - a ainsi concordé avec la proclamation, par les autorités libyennes, d’un geste de réconciliation accordant aux Italiens d’origine libyenne le droit de revenir [10]. Mouammar Kadhafi déclarera notamment que « nous voulons maintenant en faire une journée d’amitié et de coopération entre la Libye et l’Italie, une coopération qui a été cimentée par le projet gazier que nous inaugurons aujourd’hui » [11]. Le Premier ministre italien Sylvio Berlusconi soulignera également le rapprochement initié entre les deux pays par ce pipeline, déclarant « qu’une nouvelle ère de coopération commence entre nos deux peuples grâce à ce projet qui fournira à l’Italie 10% de ses besoins énergétiques » [12].

4. Le MedGaz et le Galsi

Le projet Greenstream a également servi de modèle [13] et de vecteur pour des projets similaires ayant concouru à de meilleures relations entre pays arabes et européens. C’est le cas par exemple du gazoduc sous-marin Medgaz, reliant Béni Saf en Algérie à Almeria en Espagne : achevé en décembre 2008, ce gazoduc fournit 10,5 milliards de mètres cube par an [14].

Le gazoduc sous-marin Galsi (pour « Gazoduc Algérie - Sardaigne - Italie »), initié en 2010 et qui devait être mis en service en 2014, devait quant à lui relier les installations algériennes de Koudiet Draouche à la ville de Piombino, en Italie, en passant par la Sardaigne [15]. Toutefois, une situation économique dégradée en Algérie et une compétition du géant russe Gazprom viendront retarder pendant plusieurs années le projet qui est pour le moment suspendu [16].

Ainsi, comme en témoigne l’intérêt continu pour de tels projets, les pipelines jouent un rôle notable dans le renforcement des liens internationaux, tant au sein même du Maghreb qu’entre les pays d’Afrique du Nord et d’Europe.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 De la normalisation de la politique étrangère libyenne à la révolution et l’intervention de l’OTAN ; les dernières années de Mouammar Kadhafi. Partie 1 : La réhabilitation de la Libye de Kadhafi sur la scène internationale : une pénitence diplomatique laborieuse mais vitale
 Comprendre la crise libyenne (2019-2020) : contexte diplomatique, enjeux sécuritaires et intérêts gaziers autour des accords turco-libyens
 La dynamique de la transition au Maghreb : défis et enjeux 4 ans après le Printemps arabe
 L’émergence de l’Etat sécuritaire en Algérie : Armée, Moukhabarate et Présidence de la République
 Entretien avec Pierre Vermeren - « la normalisation des relations entre le Maroc et Israël ne peut être comprise sans prendre en compte la question sahraouie »

Bibliographie :
 AGHROUT, Ahmed et SUTTON, Keith. Regional economic union in the Maghreb. The journal of modern African studies, 1990, vol. 28, no 1, p. 115-139.
 BELGACEM, Tahchi. La guerre des gazoducs. Outre-Terre, 2014, no 4, p. 362-374.
 BOUSSENA, Sadek, et LOCATELLI, Catherine. « Gazprom et l’incertitude du marché gazier européen : vers une stratégie de défense de sa part de marché ? », Revue d’économie industrielle, vol. 157, no. 1, 2017, pp. 33-60.
 CARDINALE, Roberto. The profitability of transnational energy infrastructure : A comparative analysis of the Greenstream and Galsi gas pipelines. Energy Policy, 2019, vol. 131, p. 347-357.
 CHAUDHURI, Jay et NASH, Ian. Medgaz : the ultra-deep pipeline. Pipeline World, 2005, vol. 49, no 9, p. 5-14.
 CIPRIGNO, M., FTIS, A., et AGOSTONI, A. Greenstream Project Gas Export System From Libya To Italy. In : Offshore Mediterranean Conference and Exhibition. OnePetro, 2005.
 HAYES, Mark H. Algerian gas to Europe : the transmed pipeline and early Spanish gas import projects. 2004.
 LISTED, Not. Discussion-The Transmed : An Intercontinental Pipeline Project. In : 11th World Petroleum Congress. OnePetro, 1983.
 MUSSO, Marta. The Transmediterranean gas pipeline : a political history. In : Les routes du pétrole/Oil Routes. Peter Lang Press, 2016.
 NAGY, Georgina. La naissance des États dans le territoire maghrébin : "la guerre des sables" entre le Maroc et l’Algérie. Études sur la Région Méditerranéenne, 2014, vol. 23, p. 111-119.
 TOALDO, Mattia. The Italo-Libyan Relationship between 1969 and 1976. Libyan Studies, 2013, vol. 44, p. 85-94.
 WELLS, Audrey. The Importance of Forgiveness and the Futility of Revenge : Case Studies in Contemporary International Politics. Springer Nature, 2022.

Sitographie :
 Italy’s Bad Romance : How Berlusconi Went Gaga for Gaddafi, Time, 23/02/2011
http://content.time.com/time/world/article/0,8599,2053363,00.html
 Gazoduc GME : l’Algérie cessera d’approvisionner le Maroc, TSA, 26/10/2021
https://www.tsa-algerie.com/gazoduc-gme-lalgerie-cessera-dapprovisionner-le-maroc/

Publié le 02/06/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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