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La Libye, comme nous l’avons vu dans des articles précédents (1), a longtemps été isolée sur la scène internationale du fait de son soutien au terrorisme, des déclarations publiques et actes anti-occidentaux de son guide suprême et de la poursuite d’un programme nucléaire militaire. Ces éléments tendent à faire de la Jamahiriya arabe libyenne un opposant déclaré à la plupart des puissances occidentales. Cette position impose de nombreuses difficultés à la société libyenne, dont l’économie doit notamment supporter les conséquences d’embargos internationaux.
Le 31 mars 1992, en réponse à l’attentat de Lockerbie (1988) et d’UTA (1989), le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la résolution 748. Celle-ci impose un double embargo interdisant la vente d’armes à la Libye et l’interdiction pour tout aéronef en provenance du territoire libyen d’entrer dans l’espace aérien de n’importe quel autre pays. Les Etats-Unis quant à eux engagent de nombreux embargos successifs, entre 1978 et 1996, sur l’import-export d’armes et de pétrole et sur les échanges financiers avec la Libye.
Jugeant que son pays n’est pas suffisamment soutenu par ses supposés alliés arabes, et sous pression constante des puissances occidentales, Mouammar Kadhafi reconsidère progressivement sa stratégie internationale. Alors qu’il renforce sa participation au régionalisme africain à l’aube des années 2000, il va également engager une série de véritables actes de « dédiabolisation diplomatique » parfois coûteux pour présenter la Libye sous un jour nouveau et améliorer ses relations, notamment avec les Etats-Unis et l’Europe. Le chantier est colossal tant l’implication du « chien enragé du Moyen-Orient » (2) dans le terrorisme mondial était forte dans les années 1980-1990.
Dès les années 1970, malgré la ratification en 1975 du traité de non-prolifération des armes nucléaires (3) par Mouammar Kadhafi, des agents libyens tentèrent malgré tout d’acquérir l’arme nucléaire auprès de puissances la possédant, par tous les moyens possibles. En 1970, la Chine refuse la vente d’armes nucléaires à la Jamahiriya, suivie par l’Inde en 1978 (4), tandis que le Pakistan collabore durant la même décennie, dans l’ombre, avec le gouvernement du colonel. Les Libyens fournissent alors l’uranium de la bande d’Aozou en échange de l’aide de scientifiques Pakistanais au développement du programme nucléaire libyen. Pendant que le Pakistan cherche à rétablir un équilibre des forces avec son ennemi de toujours - l’Inde - qui possède l’arme atomique, la Libye cherche quant à elle la même finalité pour s’opposer à son adversaire déclaré et publiquement dénoncé, Israël.
En 2003, la Libye accepte officiellement le démantèlent de l’ensemble de ses installations nucléaires développées dès le début des années 1980 grâce à ses accords de l’époque avec le Pakistan, sans pour autant reconnaitre que son programme nucléaire avait une visée militaire (5). Les experts internationaux chargés de mettre en œuvre cet engagement s’accordent alors à estimer que l’armée libyenne aurait été en mesure d’avoir une arme nucléaire effective dans un délai inférieur à 5 ans, justifiant les craintes Européennes et Israéliennes, dont les territoires auraient été à portée de tir.
Ce renoncement total au nucléaire militaire semble avoir été pleinement respecté par le gouvernement libyen, à tel point qu’en 2008, l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA) annonçait que du fait de sa « coopération et transparence » (6), la Libye ne ferait plus l’objet que d’inspections de routine, et pouvait à présent mettre en œuvre des programmes bilatéraux de développement du nucléaire civil dans le cadre de la production d’électricité et d’infrastructures de traitement de l’eau (7).
Sur le plan diplomatique, la Libye confirme également au début des années 2000 son engagement dans une campagne d’amélioration de son image sur la scène géopolitique mondiale, celle-ci gardant encore les stigmates des actes terroristes auxquels le gouvernement du colonel Kadhafi avait été mêlé dans les années 1980-1990.
La reconnaissance à l’aube des années 2000 des actions perpétrées secrètement par le gouvernement de Mouammar Kadhafi dans les années 1980 est un travail laborieux ; il faut garder à l’esprit que les autorités américaines d’alors qualifiaient le leader libyen de « chien enragé du Moyen-Orient », et que les Etats-Unis venaient d’être frappés par les attentats du 11 septembre 2001.
Il est à ce moment là essentiel pour la survie de son régime que le colonel Kadhafi soit vu comme un allié des puissances occidentales alors que débute la guerre contre le terrorisme, « war on terror », lancée par le gouvernement de George W. Bush suite aux attaques d’Al Qaeda.
Si la reconnaissance d’une responsabilité dans ces attentats est un acte extrêmement coûteux pour le régime, c’est une étape indispensable à la levée des sanctions internationales qui pèsent sur le pays. Cette reconnaissance s’accompagne de compensations financières pour les familles de chaque victime des trois attentats, qui figurent parmi les plus marquants de cette décennie 1980 pour la communauté internationale.
L’attentat le plus médiatisé de l’époque est le « Lockerbie Bombing », aussi connu sous le nom de vol 103 de la Pan American Airlines. Il coûta la vie aux 259 passagers et membres d’équipages du vol Londres-New York alors que l’appareil explose en plein vol, au-dessus de la bourgade de Lockerbie, en Ecosse, dont 11 habitants meurent lorsque les débris de l’appareil s’écrasent sur la ville.
La Libye a longtemps nié toute implication dans cette tragédie aérienne malgré les éléments de l’enquête montrant clairement que des agents libyens ont fourni la bombe qui fit exploser l’appareil. Dès 1991, un mandat d’arrêt international est délivré contre deux ressortissants libyens. Le gouvernement libyen n’accepte qu’en 1999 de livrer à une cour spéciale ces deux agents, recherchés internationalement. Ils seront jugés selon la loi écossaise par une cour de justice exceptionnellement mise en place aux Pays Bas à cette occasion. La présence de cette cour dans un pays neutre, les Pays Bas, correspond à une condition posée par Mouammar Kadhafi pour que les deux agents soient livrés à une juridiction non libyenne. Hautement médiatisé, leur procès se conclura par la condamnation, le 31 janvier 2001, d’Abdelbaset al-Megrahi (8), tandis que Lamin Khalifah Fhimah, le second suspect, est acquitté.
Le gouvernement libyen acceptera de verser environ 10 millions de dollars d’indemnités aux proches de chacune des victimes du drame en échange d’une levée des sanctions internationales prises à travers la résolution 748 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies portant à la fois sur la vente d’armes à la Libye et sur l’interdiction pour tout aéronef en provenance de Libye de traverser l’espace aérien d’un Etat membre de l’ONU. Au total, la Libye versera 2,7 milliards de dollars entre août 2003 et août 2008 pour honorer ses engagements.
En septembre 2003, la Grande-Bretagne, satisfaite que les blessures de l’attentat de Lockerbie cicatrisent enfin et militant pour que la Libye rejoigne les acteurs de la lutte contre l’islamisme radical, propose au Conseil de sécurité une résolution prévoyant la levée des sanctions imposées par la résolution 748. La France menace de poser son véto sur cette résolution, tant qu’une solution équivalente n’est pas trouvée pour que justice soit rendue aux victimes d’un autre attentat aérien qui avait eu lieu un an à peine après Lockerbie.
Cet attentat est celui du vol UTA 772, qui reliait Brazzaville à Paris via N’Djamena (9) et qui explosa le 19 septembre 1989 en plein vol au-dessus du désert nigérian, causant la mort de ses 170 passagers et membres d’équipage. Dès 1990, six suspects libyens parmi lesquels le beau-frère du Colonel Kadhafi et numéro deux des services secrets libyens, sont visés par un mandat d’arrêt international lancé par la justice française. Ils sont condamnés par contumace le 10 mars 1999, et la Libye ne remboursera dans un premier temps qu’un total de 32 millions d’euros de dommages et intérêts pour les familles des victimes, une somme jugée nettement insuffisante par celles-ci (10).
Face à la menace française d’un refus de levée des sanctions à son encontre, la Libye dépêche alors à Paris le fils de Mouammar Kadhafi, Seif Al Islam, pour accélérer des négociations en cours depuis près de 2 ans (11), et finalement signer un accord plus équitable avec les familles des victimes, prévoyant une compensation financière d’un million de dollars par victime.
Par le biais de la résolution 1506 adoptée par le Conseil de sécurité le 12 septembre 2003, les sanctions de la résolution 748 de 1992 (portant sur la vente d’armes et le trafic aérien depuis et vers la Libye) et de la résolution 883 de 1993 (prévoyant le gel des finances libyennes détenues à l’étranger) sont levées, et desserrent l’étau économique et diplomatique dans lequel est prise la société libyenne depuis près de 10 ans.
En septembre 2004, soit un an après cette nouvelle résolution, la Libye reconnait sa responsabilité dans un troisième et dernier attentat, moins meurtrier, mais symptomatique des dynamiques violentes de l’époque et dont la reconnaissance avait une symbolique forte. En avril 1986, une bombe explosait dans la boite de nuit « La Belle » à Berlin, faisant 3 morts et plus de 200 blessés, principalement des militaires américains. Les implications libyennes dans la coordination de l’attaque seront établies 15 ans plus tard, en novembre 2001, lors du jugement (12). Cette implication libyenne ne faisait en réalité aucun doute, les services secrets d’Allemagne de l’Ouest ayant intercepté quelques minutes après l’explosion de la bombe un message envoyé depuis Berlin-Est par un représentant libyen, destiné au Colonel Kadhafi et l’informant du « succès de l’opération » (13).
Cet attentat faisait à l’époque suite à plusieurs autres actions perpétrées par la Libye quelques jours avant celui-ci ; le 25 mars 1986, l’armée libyenne tirait plusieurs missiles sol-air en direction d’avions américains sans parvenir à causer de dégâts (14). Le 2 avril, dans un vol Boeing 727 opéré par la Trans World Airlines reliant Los Angeles et Le Caire, une bombe explose pendant que l’appareil est au-dessus de la Grèce. Ce dernier parvient à se poser en urgence à Athènes, mais l’explosion entrainera tout de même la mort de 4 passagers américains et fera 7 blessés. Le même jour, un attentat est déjoué contre le consulat américain à Paris ; parmi les suspects arrêtés par la police française, on comptera deux diplomates libyens.
Ces actions libyennes à l’encontre de ressortissants civils et militaires américains auront les répercussions qu’on leur connaît (15) pour le régime de Mouammar Kadhafi, et la reconnaissance formelle d’une responsabilité pour l’attentat de Berlin, près de 20 ans plus tard, représente là encore un symbole important : la clôture d’un chapitre de plusieurs années de haine et de destruction.
Alors que les Américains s’engagent au bruit du pas des rangers dans une véritable poudrière au Moyen-Orient au début des années 2000, ils peuvent à nouveau envisager des relations diplomatiques, et a fortiori économiques, avec la Jamahiriya arabe libyenne du colonel Kadhafi.
Ce revirement progressif de la Libye vis-à-vis des puissances occidentales est initié par de nombreuses discussions bilatérales. D’une part, le Premier ministre Britannique Mike O’Brien rencontre, en août 2002 à Syrte, le Colonel Kadhafi dans une entrevue de près de trois heures, au cours de laquelle furent notamment abordés les thèmes de l’attentat de Lockerbie et la potentielle signature, à l’époque, d’un protocole sur les armes chimiques et nucléaires, qui sera finalement signé par le gouvernement libyen, autorisant l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à mener des inspections et lançant le démantèlement du programme nucléaire militaire de la Jamahiriya. D’autre part, les Etats-Unis, sous l’administration Bush fils, considèrent la reprise de relation avec la Libye comme hautement bénéfique pour l’économie américaine, notamment dans le domaine des énergies fossiles. Dès janvier 2002, les Etats-Unis acceptent de prendre part à des négociations avec Tripoli pour envisager la reprise d’un dialogue après plusieurs années de rupture diplomatique, exigeant de nombreux efforts du gouvernement de Mouammar Kadhafi, mais s’assurant également que les grandes entreprises pétrolières américaines puissent réinvestir rapidement dans l’or noir libyen (16).
Lire la partie 2 et la partie 3
Notes :
(1) Du panarabisme décevant au panafricanisme déférent, l’évolution de la politique régionale de Mouammar Kadhafi (1/3)
Du panarabisme décevant au panafricanisme déférent, l’évolution de la politique régionale de Mouammar Kadhafi (2/3)
Du panarabisme décevant au panafricanisme déférent, l’évolution de la politique régionale de Mouammar Kadhafi (3/3)
(2) Expression utilisée par Ronald Reagan pour désigner le Colonel Mouammar Kadhafi.
(3) Son prédécesseur à la tête du pays, le Roi Idris, que Mouammar Kadhafi renverse en 1969, avait signé le traité dès Juillet 1968 et le colonel a confirmé la position officielle de la Libye vis-à-vis de la non-prolifération en procédant à la ratification du même traité international. Il ne s’agissait manifestement que d’une position de façade.
(4) Nuclear Threat Initiative (NTI), « History of Libya’s nuclear program » https://www.nti.org/learn/countries/libya/nuclear/
(5) Dans un discours du lundi 22 Septembre 2008, le directeur de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique de l’époque, Mohamed El-Barabei, annonce que la Libye reconnait l’existence d’un programme nucléaire mis en œuvre entre 1980 et 2003 mais précise ne jamais avoir voulu mettre au point une arme nucléaire.
(6) Déclaration du Conseil des gouverneurs de l’AIEA, 22 Septembre 2008.
(7) Ibid.
(8) Condamné à la prison à vie d’après le verdict de la cour pour l’assassinat des 270 victimes de l’attentat, il purgera sa peine dans une prison du Nord de l’Ecosse jusqu’en 2009 avant d’être libéré – car atteint d’un cancer de la prostate - et de rentrer en Libye où il meurt en mai 2012.
(9) BBC News, « Libya signs UTA bombing payout », article du 9 janvier 2004 http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/3380889.stm
(10) Les familles des victimes, parmi lesquelles 54 Français, sont notamment représentées par l’association SOS Attentats qui avait déposé une plainte contre le colonel Kadhafi pour « complicité d’homicide volontaire » suite à l’attentat. C’était, à l’époque, l’attentat le plus meurtrier perpétré à l’encontre de ressortissants Français.
(11) Les négociations entre la fondation Kadhafi dirigée par Saïf al Islam et l’association des Familles de l’Attentat du DC10 d’UTA présidée par Guillaume Denoix de Saint Marc avaient débuté en Février 2002.
(12) MILLOT Lorraine, « La Libye porte « au minimum une coresponsabilité considérable » dans l’attentat contre la discothèque La Belle », Libération du 14 Novembre 2001 https://www.liberation.fr/planete/2001/11/14/attentat-de-berlin-la-libye-epinglee_383864
(13) DUFOUR Jean-Louis, « L’attentat de Berlin et le raid américain contre Tripoli (1986) in « Un siècle de crises internationales », P220.
(14) (Ibid.) La riposte américaine avait cependant entrainé la destruction de quatre vedettes et des radars d’une batterie de missiles côté libyen.
(15) Voir à ce sujet https://www.lesclesdumoyenorient.com/Du-panarabisme-decevant-au-panafricanisme-deferent-l-evolution-de-la-politique-2800.html « Les représailles américaines seront expéditives : dans la nuit du 14 au 15 avril 1986, soit 10 jours après l’attentat de Berlin, l’opération Eldorado Canyon est déclenchée par l’US Air Force, et 45 appareils pénètrent l’espace aérien libyen. 60 tonnes de bombes sont larguées en 20 minutes sur un aérodrome, une académie navale, plusieurs casernes, et des batteries de défense anti-aérienne ».
(16) ZOUBIR Yahia H., “Libya in US foreign policy : from rogue state to good fellow ?”.
Bibliographie :
• BBC News, « Libya signs UTA bombing payout », Article du 9 Janvier 2004 http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/3380889.stm
• DUFOUR Jean-Louis, « Un siècle de crises internationales, de Pékin (1900) au Caucase (2008 »), André Versaille éditeur, 2009, 316 pages
• MILLOT Lorraine, « Attentat de Berlin : la Libye épinglée », Libération du 14 Novembre 2001 https://www.liberation.fr/planete/2001/11/14/attentat-de-berlin-la-libye-epinglee_383864
• Agence Internationale de l’Energie Atomique, articles et communiqués du site web officiel
• Association Française des Victimes de Terrorisme (AFVT), « Niger-Tenere- Attentat contre le DC10 d’UTA », Article du 19 Septembre 1989 ?https://www.afvt.org/niger-tenere-attent-contre-le-dc-10-duta/
• Nuclear Threat Initiative (NTI), « History of Libya’s nuclear program », produit par le James Martin Center for Nonproliferation Studies at the Middlebury Institute of International Studies at Monterey. ?https://www.nti.org/learn/countries/libya/nuclear/
• ZOUBIR Yahia H. , “Libya in US foreign policy : from rogue state to good fellow ?”, in Third World Quarterly, Vol 23, No.1, Février 2002, PP 31-53, Taylor & Francis edition.
Nicolas Klingelschmitt
Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
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