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Entretien avec François Burgat : « Trois conflits s’enchevêtrent aujourd’hui dans la guerre au Yémen »

Par François Burgat, Ines Gil
Publié le 21/07/2020 • modifié le 21/07/2020 • Durée de lecture : 13 minutes

François Burgat

Comment peut-on résumer les principales évolutions qui ont marqué les trois dernières années de l’interminable crise yéménite ?

Peut-être faut-il rappeler d’abord la structure prise par le conflit yéménite au fur et à mesure de son internationalisation. On distingue aujourd’hui trois conflits qui s’enchevêtrent dans la guerre au Yémen, tous les trois également internationalisés, sur des bases bien sûr différentes. Le premier, sur le plan chronologique mais aussi en importance, est celui qui oppose au Nord les “rebelles” Houthis à ce qu’il reste du gouvernement de Abderrabo Mansour Hadi, exilé à Riad, et surtout à la coalition militaire initiée en 2015 par l’Arabie saoudite pour le ramener au pouvoir. La seconde ligne de fracture, loin d’être négligeable, est la guerre que mènent les deux groupes radicaux affiliés au “Jihad global” - Al-Qaeda et Daesh - contre le reste du monde d’une part, mais aussi l’un contre l’autre d’autre part. Le troisième conflit, plus récent, est la fracture creusée par l’affirmation du mouvement irrédentiste sudiste, propulsé par son sponsor émirati contre le gouvernement légal déposé par les Houthis.

Avant de tenter de démêler l’écheveau de ces affrontements et leur évolution, la priorité citoyenne de l’observateur est de rappeler haut et fort, aux oreilles d’un monde de plus en plus sourd, que la situation humanitaire de ce pays a continué de se dégrader au-delà de toute limite. La catastrophe de 2020 est le résultat conjugué des frappes aériennes saoudiennes, de l’embargo maritime aérien et terrestre et, plus récemment, de la crise sanitaire liée au développement du choléra d’abord puis du Covid-19. La pandémie mondiale a frappé, avec un décalage tenant - embargo oblige - à la relative faiblesse des circulations humaines, plus tardivement, mais plus durement encore les personnes déplacées (3,7 millions) et celles résidant dans ces biens nommés camps “de regroupement” qui imposent une promiscuité accrue. Cela s’ajoute à la pauvreté déjà créée par le conflit yéménite. Plus particulièrement au Nord, dans toutes les catégories de la population, des pans entiers de la société sont tombés sous le seuil de pauvreté. A Sanaa, les enseignants de l’Université et la plupart des fonctionnaires ont ainsi vu depuis maintenant 4 années leur rémunération (qui dépend du gouvernement réfugié en Arabie) purement et simplement suspendue.

Sans justifier le désintérêt relatif des gouvernants et des opinions européens à l’égard de l’interminable crise, plusieurs variables l’expliquent : la première est sans doute l’absence de répercussions migratoires menaçant l’Europe. La seconde tient à la dimension banalement clientéliste de l’alliance des Occidentaux - Français, Britanniques et Américains - avec leurs riches clients saoudiens et émiratis. La troisième - qui est peut-être, en dernière instance, la plus déterminante - est la volonté obsessionnelle de Washington et de son allié israélien d’affaiblir l’Iran.

L’internationalisation de la crise explique-t-elle l’enlisement du conflit ?

Dans une dense intervention diffusée le 29 mai dernier par le CAREP [1], Laurent Bonnefoy rappelait utilement que l’ampleur des ingérences extérieures ne doit pas faire oublier la dimension proprement locale du conflit et que - si difficile soit aujourd’hui l’observation des méandres de leurs stratégies respectives [2] - il ne faut pas sous-estimer la part d’autonomie des acteurs locaux vis-à-vis de leurs sponsors étrangers, et donc la part de responsabilité qui repose sur leurs seules épaules. Cette variable strictement locale est essentielle pour comprendre les ressorts du conflit et ses rebondissements, et il faut tenir à distance la propension d’une large partie des opinions arabes à tomber dans le piège de la surévaluation complotiste des ingérences externes (de la CIA et du Mossad de préférence). Il n’en reste toutefois pas moins que ce sont les milliers de tonnes de bombes saoudiennes (plus que le total des frappes de la coalition contre Daesh en Irak) qui ont fait l’essentiel des ravages dans le tissu du Nord. Par ailleurs, ce sont les financements émiratis qui assurent pour une large part la pérennité des groupes armés qui ravagent le Sud. Ces bombes et ces financements décisifs sont déversés avec l’aval actif des Occidentaux. Pour être complet sur le registre des ingérences, les Iraniens apportent indiscutablement un soutien logistique aux Houthis, mais son volume est incomparablement moindre que dans le camp adverse.

Comment expliquer l’effritement de l’unité au sein de la coalition anti-Houthis ?

Disons d’abord que la légitimité et la crédibilité de l’intervention militaire saoudo-émiratie a eu beau s’effriter depuis deux ans auprès d’une partie des opinions étrangères, elle est demeurée “fonctionnelle” auprès de ceux qui ont choisi de la mettre en œuvre. Un temps chancelant au lendemain de l’assassinat de l’opposant Jamel Khashoggi (le 2 octobre 2018 dans le Consulat d’Arabie saoudite à Istanbul), le soutien occidental en général, américain en particulier, au prince, n’a pas été significativement remis en cause.

L’Arabie saoudite est plus particulièrement impliquée au Nord du Yémen, dans le volet du conflit qui se déroule sur sa frontière Sud. Quant aux Emiratis, ils ne jouent plus la même partition que leurs partenaires saoudiens. Ils ont en théorie retiré leurs troupes, mais cela n’a pas pour autant affaibli l’importance de leur engagement indirect, qui s’opère plus que jamais par le biais du financement et de l’armement de milices locales d’obédience salafie ou “sudistes”, ou de mercenaires étrangers. Au Sud du pays, un “Conseil de transition sudiste”, créé à leur instigation par l’ancien gouverneur d’Aden, le général Aidarous al-Zoubaidi, poursuit une affirmation militaire qui pourrait changer le visage à venir du théâtre du conflit. Ce vieil irrédentisme sudiste s’opère au détriment du front anti-Houthis. Le retour de la question “sudiste” peut de ce fait être considéré comme l’un des plus importants tournants de la crise au cours des trois dernières années.

Les velléités indépendantistes de la région d’Aden ou plus largement du Sud Hadhrami, plongent bien sûr leurs racines dans l’histoire longue de la concurrence coloniale entre l’empire britannique et son rival ottoman. Elles se sont nourries plus récemment, en juillet 1994, de la tentative avortée des élites sudistes de s’échapper du cadre de la réunification intervenue le 22 mai 1990. Mais cela ne suffit pas à expliquer la force décisive prise depuis deux ans par le Comité de transition sudiste et les raisons de sa prétention récente à l’autonomie. Il faut en effet lire cette montée en puissance dans le cadre de la stratégie régionale des Émirats.

Rétablir le gouvernement d’Abderrabo Mansour Hadi, chassé de Sanaa en mars 2015 par les Houthis, n’intéresse en fait guère les princes émiratis. Il s’agit là avant tout d’une couverture diplomatique permettant d’obtenir le soutien de la “communauté internationale” à leur présence militaire au Yémen.

Pourquoi les Émiratis soutiennent-ils l’irrédentisme sudiste ?

Une partie de la classe dirigeante émiratie est d’origine yéménite. Ces princes ont pour ambition de se tailler, sur le sol de leurs ancêtres, une sorte de protectorat maritime susceptible de leur donner cette assise territoriale dont les prive l’exiguïté du territoire de l’émirat. Cette ambition a été très vite explicitée par la prise de contrôle d’une partie de l’Île de Soqotra en mai 2018 puis - par milices sudistes interposées - de sa “capitale”, le 20 juin 2020. Or, cette offensive s’est opérée contre la volonté - explicitement réaffirmée - du gouvernement yéménite en exil. De fait, les Emiratis veulent disposer d’un autre partenaire local que le Président qu’ils sont censés rétablir. Il n’est en effet pas question pour MBZ de restaurer le pouvoir de A.M. Hadi. Pourquoi ? D’abord parce que celui-ci est logiquement hostile à l’extension - à son détriment - de l’influence émiratie, mais plus encore parce que le principal appui parlementaire de son gouvernement avant sa destitution était le Hizb al-Islah al-Yemeni (le Parti yéménite de la réforme), considéré comme proche des Frères musulmans. Or, les Frères sont les rivaux régionaux obsessionnels des Emiratis.

L’opposition des Émiratis aux Frères musulmans n’est pas idéologique, mais quasi existentielle : ils savent en effet mieux que personne que ce courant médian de l’islam politique est le plus apte à mobiliser des majorités susceptibles de menacer la pérennité de leur pouvoir. Au Sud, en recourant à l’usage de mercenaires étrangers, ils n’ont de ce fait pas hésité à faire éliminer physiquement plusieurs des cadres de l’Islah. Très significativement, ils n’ont aucun problème pour s’associer à d’autres nuances du courant islamiste, telles les milices “madkhalistes” [3], plus sectaires et plus radicales que les Frères, ou même à recruter une personnalité telle que Hani Ben Brick, qui a commencé sa carrière dans les rangs d’Al-Qaeda et a été emprisonné de ce fait par Ali Abdallah Saleh.

Tels sont donc les principaux ressorts du soutien décisif apporté par Abou Dhabi au Conseil de Transition du Sud (CTS) du général Aidarous al-Zoubaidi. Et c’est fort de ce puissant soutien que celui-ci s’est permis de proclamer le 26 avril 2020, depuis Dubaï, la sécession des provinces du Sud.

Logiquement, l’émergence, puis la montée en puissance de ce CTS, a généré entre l’Arabie saoudite et les Emirats une tension explicite, puis une crise ouverte, qui a fait voler en éclats le front anti-Houthis. En réponse à la prise de contrôle, le 7 août 2019, du palais présidentiel d’Aden par les protégés sudistes des Emiratis, les avions de la coalition saoudienne ont, quatre jours plus tard, bombardé leurs positions, et des combats au sol entre les ex-alliés de la coalition anti-Houthis ont fait plusieurs dizaines de victimes. Une conciliation est ensuite intervenue à Jeddah et, le 5 novembre 2019, à Riad, un accord de gouvernement entre le Président Abderrabo Mansour Hadi et le CTS a été signé. Pendant quelques semaines, les groupes armés ralliés aux dirigeants sudistes ont semblé se rapprocher des troupes loyalistes. Mais les accrochages se sont poursuivis entre les deux autorités rivales. Très vite, il s’est avéré que l’accord de Riad, qui prévoyait un partage des compétences gouvernementales (mais également, ce faisant, la reconnaissance internationale du CTS) ne serait jamais vraiment appliqué. C’est dans ce contexte que, fin avril 2020, le CTS a annoncé sa sécession du reste du pays.

Ces divisions dans le Sud ont logiquement favorisé les Houthis qui contrôlent le Nord du pays et qui semblent gagner du terrain

Oui. Sur le terrain militaire, le cessez-le-feu proposé unilatéralement par les Saoudiens le 9 avril, à l’occasion du mois de Ramadan, n’a produit aucun des effets escomptés. Il est en effet apparu aux Houthis comme une manœuvre des Saoudiens visant à les protéger d’une avancée militaire. Ils avaient effectivement lancé une offensive sur plusieurs terrains. Au sol d’abord, avec un usage combiné de snipers très meurtriers et de missiles à courte portée, les attaques se sont concentrées dans la province de Jizan au Nord, du Jawf à l’Est - dont la capitale Mareb est un fief du gouvernement légitimiste sous protection saoudienne - d’Al-Baydah et, jusqu’au sud de Taez, dans les régions de Al-Madrajat et Beir Pacha. Les Houthis ont également mené (par drones et par missiles) des frappes aériennes spectaculaires contre des installations pétrolières vitales situées au cœur du territoire saoudien et théoriquement placées sous protection américaine. La destruction partielle de ces installations importantes, qui a affecté massivement la production pendant plusieurs jours, a marqué un tournant dans la crise. Elle a révélé aux Saoudiens les limites de leur alliance avec l’imprévisible hôte de la Maison blanche : la technologie et la diplomatie américaines ne sont parvenues ni à les protéger ni à les venger de ces attaques extrêmement coûteuses pour leur économie.

En février dernier, Washington a déclaré avoir tué le chef d’Al-Qaeda (AQPA) dans la Péninsule arabique, Qassim al-Raymi, après une frappe de drone ciblée. L’organisation avait profité du chaos au Yémen pour renforcer son emprise dans le sud du pays. Qu’en est-il d’AQPA aujourd’hui ? La mort de son leader affaiblit-elle l’organisation ?

Rappelons d’abord la règle simple et quasi intangible qui conditionne l’émergence et le développement de groupes radicaux tels qu’Al-Qaeda ou Daesh : ils ne se développent que dans les failles ouvertes par les dysfonctionnements des institutions censées assurer la représentation de chacune des composantes du paysage politique. La place qu’ils prennent dans ou à la frontière des systèmes politiques est donc inversement proportionnelle à l’efficacité de ceux-ci. Rappelons ensuite qu’Al-Qaeda et ses prémisses (alors régionales sinon encore “globales”) se sont implantés très tôt au Sud du pays. Au terme d’un pacte de non-agression mutuellement profitable passé avec le gouvernement d’Ali Abdallah Saleh, les membres de cette première génération de jihadistes - dont l’agenda était alors focalisé sur des enjeux seulement internationaux - sont, comme nulle part ailleurs, devenus des quasi “insiders” du système politique. La solidité de cet ancrage historique d’Al-Qaeda explique sans doute aujourd’hui les limites de celui de l’Etat islamique, qui tente de s’implanter depuis 2015 mais se heurte à la “bonne santé” persistante de son prédécesseur.

La relation entre les deux groupes rivaux est, de fait, unique dans la région. Et son étude permet d’esquisser des hypothèses particulièrement éclairantes sur les dynamiques de radicalisation. L’intérêt de la situation yéménite tient au fait que, tout comme en Irak et en Syrie - même si cette expérience a été moins étudiée et moins médiatisée - Al-Qaeda, puis Daech, sont toutes deux passées au stade de la territorialisation. Si elles ont alors bénéficié d’une sanctuarisation protectrice, elles ont également été toutes deux amenées à se confronter aux exigences administratives et politiques de la gestion d’une population. Les divergences et la rivalité entre les deux organisations ont donc été plus explicites qu’ailleurs et elles ont été particulièrement éclairantes sur leurs tendances et leurs ressorts respectifs. Au Yémen - à l’opposé du scénario irakien - la rivalité entre Dhawahiri et Baghdadi (puis son successeur présumé Amir Mohamad Abdel Rahmane al-Maoula al-Salbi) semble aujourd’hui s’être établie au détriment du dernier venu.

Pouvez-vous revenir sur les différents épisodes de cette rivalité, instaurée en 2015 et marquée par la volonté des deux organisations de se différencier sur le terrain par leurs méthodes respectives ?

A partir de 2011, Al Qaeda-AQPA, à la recherche de soutien populaire, avait adopté la dénomination moins clivante d’“Ansar al-Charia”. L’organisation - suivant les consignes données dès 2013 en Irak - amende pragmatiquement ses relations avec les leaders tribaux et, plus largement, avec les populations, s’abstenant de frapper le gouvernement s’il ne cible pas des sunnites et surtout de s’en prendre aux civils ou aux minorités non musulmanes. Sous la gestion d’Al-Qaeda, les civils tués accidentellement sont indemnisés. Les services publics, les œuvres caritatives ou les “missions de service public” (constructions de routes, alimentation en eau mais également justice, etc.) sont pris en charge par l’organisation. L’analyse des documents saisis au domicile d’Oussama Ben Laden explicite cette dimension plus “politique” de la stratégie de la première des organisations sunnites transnationales [4]. Ben Laden donne notamment une série de conseils de réalisme politique : “nous devons développer un discours qui permette à Al-Qaeda de convaincre dans la facilité et la clarté. Par ailleurs, ce discours doit être sensible aux problèmes et à la souffrance des gens”. “Ne ciblez pas les militaires et les policiers dans leurs centres, à moins que vous n’en receviez l’ordre de nous. Nos cibles sont les Américains, qui tuent nos familles à Gaza et dans d’autres pays islamiques” [5]. Par ailleurs, les châtiments corporels sont abandonnés et l’usage du qat toléré.

De 2011 à 2016, AQPA a contrôlé le plus clair de la province de Shabwa, avant de s’en retirer progressivement avec armes et bagages. En avril 2015, ses combattants se sont emparés du port d’Al-Mukallah, où ils ont saisi d’importantes quantités d’armes, de munitions et d’argent. Les cadres d’Al-Qaeda ont alors goûté aux avantages mais également aux exigences de la gestion de plusieurs agglomérations importantes. Après une année d’occupation, en 2016, Al Qaeda - pour protéger ses forces et peut-être contre des compensations matérielles - a ainsi préféré opérer, presque sans combattre, un retrait complet d’Al-Mukalla. Son pragmatisme semble alors l’avoir poussé à accepter la négociation avec les sudistes soutenus par les Emirats arabes unis.

La stratégie de l’EI est différente. En 2016, les attaques de l’organisation se sont tantôt concentrées dans le gouvernorat d’Aden - qui renferme le palais où résident parfois des membres du gouvernement d’Abderrabo Mansour Hadi - tantôt contre les recrues de l’armée gouvernementale qui subissent de terribles dommages. L’EI est alors parvenu à prendre le contrôle de la ville de Lawdar à l’Est d’Aden et, progressivement, à opérer en situation plus ou moins dominante, dans huit provinces.

La dissociation de Daech vis-à-vis d’AQPA s’est manifestée d’abord par le fait que (malgré l’incapacité relative de l’organisation à attirer des combattants occidentaux) ses rangs sont composés d’éléments arabes majoritairement recrutés hors du Yémen. Plus structurellement, l’EI tend à pratiquer une surenchère sectaire qui constitue sans doute l’une des origines de sa défaite. Significativement, quand Daech a lancé deux meurtrières attaques suicides contre des mosquées “zaydites” (dont l’une a frappé les participants à la prière de l’Aid al-adha, le 24 septembre 2015), Al-Qaeda a choisi de les condamner.

Les observateurs convergent ainsi aujourd’hui pour reconnaître que Daech a dû, au Yémen, céder devant la résilience de son prédécesseur et rival Al-Qaeda. Et que la “bonne santé” relative d’Al-Qaeda tient manifestement au fait que sa ligne de gestion, telle que définie par Oussama Ben Laden et son successeur Al-Dhawahiri, était en quelque sorte plus solidement ancrée à l’égard des attentes de la société et de ses particularismes.

Cette dimension plus “politique” est confirmée notamment par Elisabeth Kendall [6], qui explicite les manifestations de ce déficit d’ancrage national et d’adaptation aux particularismes de l’environnement yéménite pour l’EI. Ce sont elles qui ont à ses yeux nourri l’échec relatif du challenger d’Al-Qaeda, dont le bilan yéménite semble aujourd’hui incomparablement moins important que celui de sa trajectoire en Irak ou en Syrie.

Cette distinction importante permet de compléter la moisson méthodologique qu’offre l’étude de la trajectoire des groupes radicaux au Yémen. Pas plus qu’ailleurs au Proche Orient ou au Maghreb, les sociétés de la péninsule Arabique ne choisissent spontanément les options ultra radicales. Elles ne le font que lorsqu’elles sont confrontées à l’impasse d’une absence complète d’alternative institutionnelle plus fonctionnelle. Contrairement à la doxa essentialiste qui prévaut encore souvent dans le regard occidental, ni au Yémen ni ailleurs, la “montée” jihadiste “aux extrêmes” n’est le corollaire de la perversion de la religion musulmane par quelques-uns de ses adeptes. Elle est plus prosaïquement la conséquence de l’échec des institutions de représentation politique des sociétés concernées. Sans minimiser la responsabilité des acteurs locaux dans cet échec (et notamment de la présente volonté d’affirmation sectaire des héritiers zaydites du Yémen millénaire), les acteurs étrangers - longtemps des Occidentaux mais en voie de “régionalisation” (Russie, Iran, Emirats et Arabie saoudite) - y jouent, jusqu’à ce jour, un rôle déterminant.

Publié le 21/07/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


François Burgat est directeur de recherches au CNRS, politologue, spécialiste du monde arabe contemporain, il a été directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales au Yémen de 1997 à 2003, puis il a été directeur de l’Institut Français du Proche Orient (IFPO).


 


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