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Entre le Liban et Israël, un accord « historique » aux répercussions économiques encore incertaines

Par Ines Gil
Publié le 21/10/2022 • modifié le 21/10/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

BEIRUT, LEBANON - OCTOBER 11 : Lebanese President Michel Aoun ® meets with Lebanese Prime Minister Najib Mikati​ © after the maritime border agreement between Lebanon and Israel was signed in Beirut, Lebanon on October 11, 2022. Deputy Speaker of Lebanese Parliament Ilyas Abu Saab (L) also attended the meeting.

Hussam Shbaro / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Une décennie de négociations

L’accord annoncé le mardi 11 octobre 2022 avec la médiation américaine menée par Amos Hochstein met fin à des années de négociations indirectes et ouvre la voie à de nouvelles explorations en Méditerranée orientale. Les frontières maritimes suivent le tracé de la Ligne 23, qui correspond aux revendications libanaises datant de 2011. Israël obtient ainsi l’ensemble du gisement gazier Karish et les réserves du champ Cana reviennent essentiellement au Liban avec paiement d’une compensation financière à Israël par TotalEnergies. L’entreprise française est investie sur ce dossier car elle fait partie d’un consortium de géants de l’énergie qui a obtenu une licence pour explorer du gaz dans deux des dix blocs offshore du Liban, le bloc 4 et le bloc 9 [1].

Ce texte constitue un tournant diplomatique pour la région. Les deux pays ennemis n’avaient pas signé d’accord depuis l’armistice de 1949. Officiellement en guerre depuis 1948, ils n’entretiennent pas de relations diplomatiques et leur histoire est marquée par des épisodes de violences. En 1978 puis en 1982, Israël envahit son voisin à deux reprises durant la guerre du Liban (1975-1990). Les troupes israéliennes qui occupaient le sud-Liban se retirent seulement en 2000. Et en 2006, une guerre courte mais extrêmement meurtrière éclate entre l’Etat hébreu et le Hezbollah libanais financé par Téhéran. Dans les années qui suivent, les escarmouches ne sont pas rares entre la milice libanaise et l’armée israélienne. Le succès des négociations n’était donc pas couru d’avance.

Avant la conclusion de l’accord, les évolutions des derniers mois avaient par ailleurs fait craindre un nouveau conflit entre les deux pays. Au printemps 2022, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a menacé de représailles si Israël décidait d’extraire du gaz d’un gisement contesté. Plus récemment, le Liban a demandé deux modifications du texte concernant le tracé des frontières et le mécanisme de paiement de TotalEnergies à Israël pour le gisement Cana. Refus catégorique du Premier ministre israélien. Les manœuvres israéliennes pour commencer l’exploitation de Karish ont alors été accélérées et des soldats de l’armée israélienne ont été placés à la frontière avec le Liban. Certes, l’ensemble des observateurs de la région s’accordait à dire que ni Israël, ni le Hezbollah libanais et encore moins le Liban ne souhaitaient entrer dans un conflit. Mais le risque de guerre n’était pas inexistant : les forces régionales sont en pleine recomposition et les tensions entre l’Iran et Israël autour de la question du nucléaire iranien auraient pu se répercuter sur le terrain libanais.

Accord « historique »

L’accord passé à la mi-octobre éloigne aujourd’hui la possibilité d’un conflit, pacifiant les relations entre Israël et le Liban et particulièrement avec le Hezbollah libanais. Le texte doit encore être signé, probablement dans les semaines qui viennent à Naqoura, et sous réserve de l’adhésion des parlements respectifs. Mais déjà, il est présenté comme « historique » par les dirigeants israéliens et libanais, cependant pas pour les mêmes raisons de chaque côté de la frontière.
Pour le Premier ministre israélien Yair Lapid, cet accord constitue une victoire à trois semaines des élections législatives en Israël (1er novembre 2022) dans la mesure où la population israélienne désire une sortie de l’isolement régional du pays. Israël est déjà autosuffisant en gaz pour les décennies à venir. Le pays ne fait pas face aux mêmes besoins que le Liban en matière énergétique ou financière. L’aspect « historique » [2] se place davantage sur la dimension diplomatique selon David Amsellem, Docteur en géopolitique spécialisé dans les questions énergétiques du Proche et du Moyen-Orient : « Pour Israël, cet accord avec le Liban s’inscrit dans une vision stratégique amorcée avec les accords d’Abraham (2020) et l’accord de coopération sécuritaire signé avec le Maroc (2021). Évidemment, l’accord passé avec Beyrouth n’est pas de même nature, car il porte sur des différends frontaliers et a pour objectif principal l’exploitation du gaz enfoui dans la Méditerranée orientale. Mais l’État hébreu gagne des points en montrant sa capacité à négocier avec des pays arabes, plus particulièrement parce qu’il s’agit du Liban, un pays ’’ennemi’’. Cela casse l’image d’un Israël isolé ».

Pour le président libanais Michel Aoun, investi sur ce dossier, l’accord lui permet de quitter le poste présidentiel fin octobre avec un certain exploit en poche. Pour le Liban, ce « succès historique » [3] , comme l’a décrit Michel Aoun, ne concerne pas les discussions avec Israël, qui restent un sujet tabou auprès d’une partie de la population libanaise, mais plutôt les potentielles répercussions économiques et énergétiques du deal. Depuis plusieurs années, le gaz enfoui dans la Méditerranée orientale est présenté au grand public libanais comme une solution à la crise énergétique (installée depuis longtemps) et financière (qui a réellement éclaté à l’été 2019) dans lesquelles le Liban s’enfonce. Le gaz constituerait donc une aubaine pour réapprovisionner les foyers en électricité, le pays étant frappé par d’importantes coupures et le recours aux générateurs privés s’avérant très coûteux et polluant. L’exploitation du gaz permettrait au Liban en faillite de limiter l’importation onéreuse d’hydrocarbures et même peut-être, à terme, d’envisager des exportations.

Crises énergétiques

Si cet accord a pu être possible, c’est avant tout du fait de l’empressement libanais à exploiter les éventuelles ressources en hydrocarbures en Méditerranée orientale. La dette publique du Liban en faillite s’élève à près de 100 milliards de dollars [4] fin octobre 2021 et le pays est largement dépendant de l’étranger pour se fournir en énergie qu’il n’a pas les moyens de s’offrir : « les dirigeants libanais ont passé cet accord pour des raisons purement économiques, affirme David Amsellem, car négocier avec Israël est délicat et peut comporter des risques politiques ; l’opinion publique libanaise pourrait ne pas approuver et le Hezbollah, qui s’est imposé politiquement grâce à la lutte contre Israël, semble mal à l’aise. Mais au vu de la situation financière dans le pays, les Libanais n’avaient pas le choix ».

Le contexte international a aussi sans doute facilité les concessions de chaque côté. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine fin février 2022, les prix du gaz ont explosé. L’offre en gaz se complexifie, Israël et le Liban ont donc intérêt à exploiter leurs ressources pour s’assurer une certaine autonomie énergétique. D’autre part, un certain nombre de commentateurs affirment que les Européens, jusqu’alors très dépendants de la Russie, chercheraient de nouveaux débouchés notamment du côté d’Israël [5]. En théorie, les Israéliens sont en capacité d’exporter du gaz grâce aux hydrocarbures extraits les récentes années des immenses gisements Léviathan et Tamar. Mais l’acheminement s’avérerait compliqué et coûteux selon David Amsellem : « Il semble encore très difficile de fournir du gaz à l’Europe depuis la Méditerranée orientale. Il existe certes des infrastructures GNL en Égypte mais le gisement Karish contient peu de réserves en gaz en comparaison au gisement égyptien Zohr. Et concernant Cana [dans l’éventualité d’une exportation du gaz libanais], on ignore encore pour le moment les volumes de gaz qu’il renferme ».

Possibles blocages

Certaines étapes majeures restent à franchir avant la mise en vigueur de l’accord. Préalablement à la signature entre les parties qui devrait avoir lieu à Naqoura, les dirigeants de chaque pays doivent obtenir le feu vert en interne. Côté libanais, le président Aoun doit consulter le Parlement, mais la question ne devrait pas rencontrer d’obstacle majeur. Le texte a d’ores et déjà obtenu l’adhésion du Hezbollah libanais [6], et il n’a été critiqué que par une petite partie des parlementaires non affiliés aux formations traditionnelles qui accusent les dirigeants libanais d’avoir fait trop de concessions.

C’est plutôt du côté israélien que les procédures pourraient se compliquer. La Knesset doit voter le texte, or, le Premier ministre Lapid n’a pas la majorité au Parlement. Des députés du parti de droite radicale Yamina ont annoncé leur opposition indiquant que l’accord risquerait de renforcer le Hezbollah libanais. De plus, certains députés de la Liste arabe unie ont émis des réserves. Quant au Likoud, son chef, Benyamin Netanyahou, espère gagner des points lors du prochain scrutin et se place donc en opposition frontale avec le texte. Outre ces possibles objections politiques, la Cour suprême et l’avocat général doivent également donner leur assentiment, car la capacité d’un gouvernement de transition à engager le pays dans une telle démarche à la veille d’élections pose question.

A qui profitera l’accord dans un Liban en crise ?

La délimitation des frontières maritimes est présentée depuis plusieurs années au Liban comme une solution de sortie du marasme économique dans lequel le pays est plongé. Les ressources enfouies dans les eaux libanaises peuvent ouvrir des perspectives pour le Liban selon David Amsellem : « Certes, le gaz ne remplacera pas le pétrole dont le Liban manque pour faire tourner son économie. Mais il pourrait soulager le secteur électrique, éviter les pannes de courant constantes et peut être, à terme, devenir une source d’exportation et donc de revenus ».

Néanmoins, certains éléments posent question comme l’affirme Laury Haytayan, chercheuse spécialisée dans les questions énergétiques et Directrice du Natural Resource Governance Institute pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord : « le Liban fait face à plusieurs défis : on ignore encore quelle quantité de gaz contient Cana. Le pays fait aussi face à des problèmes techniques, car il n’a aucune infrastructure pour exploiter le gaz, leur installation prendra un certain temps. Enfin, et c’est le plus gros obstacle, il va falloir surmonter des problèmes liés à la gouvernance. » Le pays, en pleine crise politique, est privé de gouvernement et pourrait faire face prochainement à un double vide politique avec l’absence de président, car le mandat de Michel Aoun s’achève fin octobre 2022 et les parlementaires ne s’entendent pas sur l’élection d’un nouveau chef d’Etat. Ce vacuum politique pourrait rendre difficile la prise de décision et la mise en place d’une vision claire à moyen et long terme en matière de politique énergétique. L’administration libanaise fait par ailleurs face à des lacunes car depuis que le pays s’enfonce dans la crise financière, les salaires des fonctionnaires se sont effondrés et de nombreux employés ont quitté la fonction publique qui s’avère pourtant essentielle pour gérer le dossier énergétique. Enfin, le clientélisme profondément installé dans le pays pose aussi une question majeure : à qui profitera le gaz libanais ? Outre la corruption très ancrée, la classe politique libanaise traditionnelle (par ailleurs très liée au secteur économique et financier) s’accapare régulièrement les ressources nationales. De plus, les politiques de redistribution sont très limitées au Liban, un des pays les plus inégalitaires au monde. Il est à craindre qu’une partie de la population ne profitera pas des répercussions positives liées à l’exploitation du gaz.

Le champ de Cana semble contenir d’importantes réserves, l’estimation est autour de 1,5 à 2,5 TCF (pieds cubes en anglais). Si les explorations effectuées par TotalEnergies le confirment, le Liban pourrait obtenir 6 à 8 milliards de dollars dans les 5 à 10 ans à venir. Une bouffée d’oxygène, mais pas de quoi résoudre les problèmes financiers dans lesquels le pays est plongé.

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Publié le 21/10/2022


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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