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La deuxième guerre du Liban (2006) : dix ans après

Par Mathilde Rouxel
Publié le 16/08/2016 • modifié le 16/08/2016 • Durée de lecture : 9 minutes

Photogramme du film Chère N. de Chantal Partamian, avec l’aimable autorisation de l’artiste

Les événements

Avec l’objectif de provoquer, comme ce fut le cas en 1998 et en 2004, un échange d’otage, des miliciens du Hezbollah enlevèrent, le 12 juillet 2006, deux militaires israéliens à Aïta el-Chaab, dans la zone frontalière occidentale séparant les deux pays. Quinze ans après la signature de Taëf qui mettait fin aux conflits civils qui ont déchiré le Liban de 1975 à 1990, le pays se voit replongé dans la terreur : l’État israélien ayant en effet tenu pour responsable de l’opération d’enlèvement de ses soldats le gouvernement libanais dans son entier (1), les forces de l’armée israélienne ripostèrent en deux heures et bombardèrent de nombreuses infrastructures dans le Sud du Liban et à Beyrouth. Cette attaque s’est trouvée motivée par la présence de deux ministres du Hezbollah (qui, en pendant de la branche armée possède un parti civil, fortement ancré dans le paysage politique libanais depuis la fin de la guerre (2)) au gouvernement.

Pourtant, comme le note Aurélie Daher, « tout au long du conflit, les autorités israéliennes n’ont cessé de présenter l’offensive comme orientée ‘contre le Hezbollah et non contre l’État libanais’ » (3). Il apparaît toutefois dès les premiers rapports d’Human Rights Watch d’août 2006 (4) que les bombardements ne font aucune discrimination entre civils et forces armées : Aurélie Daher, dans le même ouvrage, insiste sur le fait que « la plupart des civils qui périssent durant la guerre des 33 jours meurent dans les bombardements qui ne visent ni le Hezbollah, ni ses structures de ravitaillement » et que « les domiciles de dizaines de milliers de Libanais n’ayant rien à voir avec le parti sont aussi bien pris pour cible que ceux des cadres de l’organisation ». Il semblerait d’ailleurs que l’armée israélienne ait finalement reconnu « de manière semi-publique » que « les institutions de l’État et les civils libanais [ont été] eux-aussi délibérément visés, dans une logique à la fois de punition collective et d’incitation à faire pression sur le Hezbollah » (5).

Par ailleurs, afin d’empêcher l’acheminement de munition par le Hezbollah de la Békaa Nord et de la Syrie vers le Sud du Liban, l’aviation israélienne a détruit 75 ponts et de nombreuses infrastructures routières. Pour l’ancien général Khalil Hélou, « les Israéliens ont détruit les missiles du Hezbollah pour l’obliger à plier et à lâcher les soldats kidnappés, chose qu’il n’a pas faite. Ils espéraient limiter leurs pertes en vies humaines et obtenir leurs objectifs politiques par la pression » (6).

Le retrait de l’armée israélienne le 14 août a été fêté comme une victoire par le Hezbollah libanais. Du côté israélien, Frédéric Encel, docteur en géopolitique, explique que « la guerre de l’été 2006 contre le Hezbollah libanais est à peu près unanimement considérée comme un conflit coûteux et raté, voire, au pire, comme une défaite » (7). Cette « seconde guerre du Liban » fut en effet une « guerre asymétrique », selon les mots de Sami Makki : « Si l’ambition israélienne semblait être, au départ, de mener rapidement une guerre aérienne par l’exploitation de sa supériorité technologique et militaire, c’est au contraire une guerre asymétrique qui s’est progressivement imposée, rendant impossible tout contrôle effectif des opérations par Israël » (8). Ce spécialiste démontre ainsi que la qualité et l’avancée des moyens technologiques et juridiques d’une armée comme celle d’Israël ne sont pas suffisantes pour combattre une guérilla. L’armée israélienne est sortie fortement affaiblie de cette bataille, qui a provoqué une « cassure (…) entre la société et ses institutions. Un sentiment de déception semble dominer à l’égard des dirigeants, qui n’ont pas tenu leurs engagements de libération des prisonniers » (9).

L’après-guerre et la reconstruction

En 33 jours de guerre, il a été fait état de plus de 1 200 morts libanais, civils pour la plupart. 160 morts ont été dénombrés du côté israélien, en majorité des militaires (10). Les régions les plus touchées ont été le Liban-Sud, mais aussi la Békaa, les villes de Tyr et de Saïda, la banlieue Sud de Beyrouth ainsi que Baalbek et Tripoli. L’armée israélienne larguait en moyenne 3 000 bombes par jour sur le Liban, contre 3 900 roquettes tirées par le Hezbollah sur la totalité du conflit. Les combats ont fait près de 916 000 déplacés ; parmi eux, 220 000 ont quitté le pays selon le rapport du 18 août 2006 établi par le Haut Comité de Secours (11). Le Hezbollah disposait de peu de ressources, ne possédait pas d’aviation, mais la fréquence de ses tirs a su faire faiblir Israël (12) ; les premières questions qui se sont posées, et qui se posent encore aujourd’hui, ont été de savoir si le Hezbollah était préparé à une telle riposte. Selon Saad-Ghorayeh, l’organisation se préparait depuis longtemps à une telle éventualité (13). La victoire militaire de l’organisation, de par sa résistance et les lourdes pertes qu’elle a fait subir à l’armée israélienne, est jugée « incontestable » (Alain Gresh) ; mais sur le plan politique libanais, cette guerre n’a fait que raviver des tensions déjà fortes entre les deux principales idéologies qui ont divisé le pays à partir de 2005. Frank Mermier n’oublie pas que « la crise libanaise de 2004-2006, qui culmine avec la guerre de l’été 2006, est une crise domestique » (14) : alors que les équilibres multipolaires entre les différentes communautés du pays commençaient à péricliter avec les tensions provoquées par la remise en cause de la présence syrienne sur le territoire libanais, jugée de moins en moins justifiable depuis le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005 a provoqué une fracture politique profonde parmi les Libanais. L’alliance du 14-mars (Courant du Futur, Forces Libanaises, Kataëb), favorable à la résolution 1559 de l’ONU réclamant le retrait des troupes syriennes du territoire libanais, s’oppose désormais à l’alliance du 8-mars (Courant Patriotique Libre, Hezbollah, Amal), qui s’opposait à cette résolution et à toute politique américaine dans la région. Lorsque l’État d’Israël annonça qu’il tenait l’ensemble du gouvernement responsable de l’enlèvement des deux soldats à la frontière libanaise, il avait choisi de jouer sur cette fracture, incitant l’alliance du 14-mars à se désolidariser du Hezbollah.

Responsable de l’attaque israélienne, la reconstruction devient de fait un enjeu politique de premier plan pour le Hezbollah. L’organisation bénéficie du soutien de l’Iran, qui s’est engagé à reconstruire tout ce qu’Israël aura détruit (15) - et qui propose, de surcroît, l’armement et la modernisation de l’armée libanaise dans son entier. Par crainte d’une trop grande influence, l’aide iranienne est contestée par l’alliance du 14-Mars ; elle s’imposa néanmoins à travers le travail engagé par le Hezbollah pour la reconstruction.

Le Hezbollah fut salué pour sa capacité à aider les populations et à soutenir les familles de victimes ; comme le rappelle Alain Gresh « les militants du Hezbollah sont présents pour accueillir les réfugiés de retour dans le Sud, pour les aider matériellement, pour les aider à reconstruire leur logement » (16).

Le pays, et particulièrement la ville de Beyrouth, étaient encore en pleine reconstruction lorsque la guerre de 2006 fut déclarée. Le bilan des destructions provoquées par les pilonnages de l’aviation israélienne inquiétaient les populations, qui se sont trouvées d’autant plus sensible à l’efficacité de l’association « Djihad al-Bina » du Hezbollah. Karim Abou-Mehri relève que « dès le 30 août 2006, l’équipe d’ingénieurs et de techniciens du parti de Dieu avait déjà recensé 90 % des dégâts dans la banlieue sud de Beyrouth » (17) ; l’absence de l’État sur le terrain incita par ailleurs l’organisation à prendre en main la totalité de la reconstruction : contre la politique urbanistique menée par le gouvernement après la guerre, le Hezbollah défendit la reconstruction à l’identique des zones sinistrées. Céline Haddad, de L’Orient-Le Jour, note aujourd’hui que « dix ans jour pour jour après le déclenchement de la guerre de juillet 2006 au Liban, les stigmates des destructions menées par l’armée israélienne ne sont plus qu’un vague souvenir » (18). Il n’a en effet fallu que trois ans pour que soient reconstruits la totalité des sites.

Photogramme du film Chère N. de Chantal Partamian, avec l’aimable autorisation de l’artiste

Représentations filmiques et artistiques de la guerre de 2006

La guerre de juillet 2006 fut un choc terrible pour les Libanais. Vivant toujours dans le spectre de la guerre civile (1975-1990), le retour de l’aviation de guerre dans le ciel libanais fut un nouveau traumatisme. De nombreux artistes libanais ont ainsi exorcisé leur douleur par la création. Chantal Partamian réalise avec « Chère N. » (2006, disponible en ligne https://vimeo.com/123715918) une vidéo profondément émouvante, douloureuse mais sans haine sur le rapport de la réalisatrice à la guerre : sur des images crépitantes de la guerre tournées en pellicule, et sur la langueur d’une triste trompette de jazz, Chantal Partamian lit une lettre qui raconte son expérience et sa terreur. Elle est adressée à N., comme elle pourrait nous être adressée à tous. La vue sur Dahieh, Beyrouth Sud, fief du Hezbollah, lui donne le loisir de voir les bombes tomber. « J’ai peur de banaliser la mort », répète-t-elle. Angoisse que l’on retrouve aussi forte dans l’installation mix-media de Jocelyne Saab, Strange, Games and Bridges (19), exposée en 2007 au National Museum de Singapour. Dans cette œuvre composée d’extraits de ses anciens films, tournés pendant la guerre civile, de nouvelles vidéos figurant en superposition des images des ponts détruits par l’aviation israélienne, Jocelyne Saab fait œuvre de mémoire. Renvoyée au plus profond de son histoire par cette guerre qui a, une fois encore, transformé le visage de sa ville, la cinéaste interroge les cycles de l’histoire, cycles éternels de construction et de déconstruction. Avec une œuvre marquée par les traumatismes passés, mais toujours pleine d’espoir, elle cherche par l’image à reconstruire les ponts, à retrouver les jardins de Beyrouth en installant des écrans vidéos sur une structure suspendue au-dessus d’un jardin luxuriant. Une manière de prouver que la vie continue, toujours. C’est aussi le projet de Rania Stephan, qui dans Liban/Guerre (2006) filme différents groupes de gens au sortir de la guerre. Présente sur les chantiers de la reconstruction, elle filme la solidarité des hommes ; elle parle aussi à des femmes, à des enfants - le trauma est présent, mais l’enthousiasme de la reconstruction redonne de l’espoir. C’est l’humain qui domine. Plus sombre, le documentaire de la Palestinienne Maï Masri 33 jours (2006) montre le déroulé de la guerre, à partir de l’histoire de quatre personnes. Tourné durant l’offensive, Maï Masri filme un metteur en scène, qui travaille dans un théâtre avec des enfants qui s’y sont réfugiés, un volontaire coordonne l’acheminement et la distribution des secours aux déplacés, un journaliste se bat pour couvrir la guerre depuis une station de télévision visée par les bombardements, et une rédactrice en chef de journal télévisé, qui se débat entre la guerre et la protection de son nouveau-né. Les victimes de la guerre ont, par elle, un visage. Du côté de la fiction, le film de Philippe Aractingi Sous les bombes (2007), tourné après la fin de la guerre, montre l’urgence de montrer, de témoigner. C’est l’histoire de Zelna ; elle vit à Dubaï mais souhaite protéger son fils des disputes engendrées par son divorce et l’envoie chez sa mère dans un village du Sud du Liban. Quelques jours après, la guerre éclate : la caméra qui filme sa quête inespérée est affolée, mouvementée comme s’il s’agissait d’un reportage de guerre, l’urgence des conflits est là.

La majorité des films ou des œuvres d’art réalisés sur la guerre de 2006 a été produite dans l’immédiat après-guerre. La soudaineté de cette attaque nécessitait de témoigner, de discuter ce conflit en regard du conflit civil qui avait déchiré, pendant plus de quinze ans, un pays qui avait pour réputation une particulière douceur de vivre. Dix ans après, tendu par les crises régionales qui l’environnent, les Libanais s’inquiètent d’une nouvelle guerre, et la popularité du Hezbollah s’est évaporée aussi vite que les recrues de l’organisation envoyées en Syrie, et qui ne sont jamais revenues.

Notes :
(1) Voir Franck Mermier, Élizabeth Picard (dir.), Liban : une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, p.5.
(2) Voir Mona Harb, Le Hezbollah à Beyrouth (1985-2005), de la banlieue à la ville, Paris/Beyrouth, Karthala/IFPO, 2010. Le livre relate comment le Hezbollah s’est construit comme acteur incontournable de la scène politique libanaise et comment il a maintenu son pouvoir au sein de la communauté chiite.
(3) Aurélie Daher, Le Hezbollah, mobilisation et pouvoir, Paris, PUF, collection Proche-Orient, 2014, p.289.
(4) Human Rights Watch, « Israël/Liban : Il faut stopper les attaques indiscriminées contre les civils », rapport du 3 août 2006, disponible en ligne : https://www.hrw.org/legacy/french/docs/2006/08/03/lebano13909.htm
(5) Aurélie Daher, op.cit., p.291.
(6) Propos de Khalil Hélou recueillis par Zeina Antonios, « Israël a épargné les randes infrastructures libanaises sous la pression américaine », L’Orient-Le Jour, 12/07/2016, http://www.lorientlejour.com/article/995849/israel-a-epargne-les-grandes-infrastructures-libanaises-sous-la-pression-americaine.html
(7) Frédéric Encel, « Guerre libanaise de juillet-août 2006 : mythes et réalités d’un échec militaire israélien », Hérodote 1/2007 (no 124) , p. 14-23, disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-herodote-2007-1-page-14.htm.
(8) Sami Makki, « Une guerre asymétrique », in. Franck Mermier, Elizabeth Picard, op. cit. p.211.
(9) Ibid., p.217.
(10) Voir dossier de L’Orient-Le Jour, « Guerre de juillet 2006, dix ans déjà : quel bilan, quelles leçons ? », 12/07/2016, http://www.lorientlejour.com/article/995758/guerre-de-juillet-2006-dix-ans-deja-quel-bilan-quelles-lecons-.html
(11) « Le conflit entre Israël et le Hezbollah libanais », Le Nouvel Observateur, 02/09/2006, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20060719.OBS5656/le-conflit-entre-israel-et-le-hezbollah-libanais.html
(12) Aurélie Daher, op.cit. p.292.
(13) Propos de Saad-Ghorayeh cités par Alain Gresh, « Qui a gagné ? (II) Du côté du Liban et du Hezbollah », Le Monde diplomatique, 18/08/2006, http://blog.mondediplo.net/2006-08-18-Qui-a-gagne-II-Du-cote-du-Liban-et-du-Hezbollah
(14) Franck Mermier, Elisabeth Picard, op.cit. p.9.
(15) Aurélie Daher, op.cit. p.326.
(16) Alain Gresh, article cité.
(17) Karim Abou-Mehri, « L’identité beyrouthine et la reconstruction », Géographie et cultures, n°65, 2008, disponible en ligne : https://gc.revues.org/1177
(18) Céline Haddad, “La reconstruction post-guerre de 2006, un modèle de réussite ? », L’Orient-Le Jour, 12/07/2016, http://www.lorientlejour.com/article/995835/la-reconstruction-du-liban-un-modele-de-reussite-.html
(19) Voir le site internet de l’œuvre : http://strangegamesbridges.free.fr/EXPOstrange/pages/index.html

Publié le 16/08/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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