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Entretien avec Arthur Quesnay sur la présence iranienne en Irak et sur l’escalade des tensions entre Téhéran et Washington

Par Arthur Quesnay, Ines Gil
Publié le 09/01/2020 • modifié le 03/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Iranian mourners gather for the burial of slain top general Qasem Soleimani in his hometown Kerman on January 7, 2020.

ATTA KENARE / AFP

En frappant des bases américaines en Irak - à Erbil et à Ain Al-Assad - avec des missiles envoyés depuis le territoire iranien le mercredi 8 janvier au matin, quel est le message envoyé par Téhéran à Washington ?

Les bombardements de mercredi matin contre des bases américaines depuis le territoire iranien résultent de l’escalade des violences continues entre les deux pays.

Depuis la reprise des sanctions américaines en mai 2018, Téhéran n’a cessé d’élever le ton contre Washington, à travers les attaques de pétroliers dans le détroit d’Ormuz par exemple, ou lors des attaques de drones contre les terminaux pétroliers de la compagnie saoudienne Aramco, en Arabie saoudite. Mais l’Iran reste dans une stratégie d’escalade contenue et limitée à des fins défensives.

Sur le territoire irakien, Téhéran n’a pas attendu l’assassinat du général Soleimani pour attaquer les intérêts américains. Cela a été peu médiatisé, mais les milices chiites en lien avec les Pasdaran ont régulièrement visé des entreprises américaines, en particulier des compagnies liées à la production de pétrole en Irak. Les intérêts militaires américains ont aussi été visés, avec un objectif : répondre au rétablissement des sanctions américaines contre l’Iran et pousser Washington à la faute pour discréditer sa présence en Irak. L’attaque à la roquette lancée par les Brigades du Hezbollah (mouvement irakien, à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais) contre des troupes américaines dans une base du nord de l’Irak le 27 décembre dernier, dans laquelle un sous traitant américain a été tué, en est l’exemple. Cette dernière a provoqué en réponse des bombardements américains contre des sites du Hezbollah, le 29 décembre, suivis le soir même par de nouveaux tirs de roquettes par l’organisation contre des bases américaines.

Pour mettre fin à ce cycle d’escalade de basse intensité, les États-Unis ont choisi l’option d’une confrontation directe, mais ciblée, afin de mettre Téhéran au pied du mur, en assassinant le 3 janvier dernier à Bagdad, le commandant iranien des Gardiens de la Révolution, Qassem Soleimani, et son principal lieutenant irakien, Abu Mahdi al-Muhandis, en charges des opérations régionales de l’Iran.

L’Iran est actuellement dans une situation délicate. Les sanctions américaines sont en train d’étouffer son économie et visent à repousser les forces iraniennes à leurs frontières. Vu de Téhéran, la survie passe au contraire par l’expansion dans la région : en Irak, en Syrie, mais aussi au Liban, ou encore au Yémen, afin d’éviter une invasion directe sur son territoire. Il ne faut pas oublier que l’Iran s’est, à juste titre, senti agressé lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988) puis pris en étaux par les États-Unis lors des invasions d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003). Les tirs de missiles depuis l’Iran s’inscrivent dans cette perspective défensive de ses intérêts nationaux et régionaux.

Soulignons que ces tirs ont été limités et volontairement non létaux, Téhéran n’ayant pas les moyens de s’engager dans une guerre qui lui serait fatale. Cette réponse en faux semblant laisse les milices pro-iraniennes dans l’expectative. Elle peut être lue comme un aveu de faiblesse en comparaison à la gravité de la mort de Qassem Soleimani. Les états-majors des milices vont devoir s’adapter en conséquence, ils n’auront plus la même impunité pour agir bien que la stratégie américaine de frappes par drones n’a jamais empêché un groupe armé de fonctionner, au contraire.

En revanche, la principale réponse va s’opérer sur le terrain politique en renforçant le bloc irakien pro-iranien afin de restreindre l’influence des États-Unis en Irak. La loi récemment votée par les parlementaires irakiens, demandant le retrait des troupes américaines, le montre bien. Cette proposition de loi était préparée depuis plusieurs années, mais c’est l’assassinat de Qassem Soleimani qui a permis de réaliser un coup de force pour la faire voter. Plus les États-Unis vont jouer le jeu de la confrontation, plus Téhéran va tenter de renforcer le bloc pro-iranien et augmenter son influence en Irak.

Revenons un peu en arrière : quels sont les temps forts qui marquent les relations entre l’Iran et l’Irak ces dernières décennies ?

L’année 2003, avec l’invasion américaine en Irak et la chute de Saddam Hussein, fait disparaître le principal ennemi de la République islamique et ouvre les frontières du pays permettant à l’Iran d’y étendre considérablement son influence. Tout d’abord, en participant à la reconstruction du système politique et en soutenant le retour des partis irakiens exilés en Iran sous Saddam Hussein. Via ces proxies, l’Iran participe notamment à la rédaction de la nouvelle Constitution irakienne votée en 2005. Ensuite, en soutenant des organisations miliciennes parallèles aux services de sécurité irakiens, comme les Brigades Badr formées en Iran durant la guerre contre l’Irak (1982), les Brigades Hezbollah (2003) ou encore Asaïb Ahl al-Haq (2006). Ces milices ont activement participé à la lutte contre la présence américaine dans le pays.

Cependant, la situation change en 2008 lorsque l’Iran et les États-Unis s’entendent sur un statu quo afin de combattre l’insurrection des milices « arabes sunnites » et le mouvement sadristes, dont l’armée du Mahdi contrôle les zones populaires chiites. Les Brigades Badr sont intégrées aux forces de sécurité irakiennes tandis que Bassora et les quartiers sadristes de Bagdad sont repris à l’armée du Mahdi. Ce statu quo se concrétise en 2015 avec la signature de l’accord sur le nucléaire iranien.

En 2018, la remise en cause de l’accord par le président américain Donald Trump a replacé l’Iran dans une position agressive, visant à préserver son influence en Irak et à terme évincer les États-Unis du pays. Mais contrairement à 2003, Téhéran dispose désormais d’un réel système milicien régional dont le général Qassem Soleimani a été l’un des architectes. Ce réseau d’organisations politico-militaires fonctionne à peu de frais, mais produit des résultats considérables sur les systèmes politiques.

D’une part, il repose sur les groupes armés locaux : Badr en Irak, le Hezbollah au Liban, un réseau de milices syriennes pro-Damas, ou encore les Houthis au Yémen. Ces groupes sont montés en puissance à l’occasion des différentes guerres civiles : la guerre civile syrienne à partir de 2012, la guerre contre l’EI en Irak et le conflit yéménite à partir de 2014.

D’autre part, ces groupes armés se doublent d’organisations politiques qui s’ancrent progressivement dans leurs structures étatiques respectives avec pour but de transformer le jeu politique. Le cas du Hezbollah libanais est particulièrement révélateur de cette stratégie. De même en Irak, un certain nombre de cadres miliciens issus de la mobilisation populaire (Hachd El Chaabi) de 2014 sont élus aux élections législatives de 2018 et forment un puissant bloc politique. C’est autour de ce bloc que l’Iran tente actuellement de fédérer les forces politiques chiites irakiennes afin de contrer l’influence américaine.

Comment fonctionnent les Unités de Mobilisation populaire (Hachd El Chaabi), qui regroupent des milices pro-iraniennes ?

Sur le plan militaire, les groupes armés pro-iraniens issus de la Mobilisation populaire regroupent quelques dizaines de milliers de combattants recrutés localement et formés avec l’aide d’instructeurs iraniens. Les groupes les plus connus sont les Brigades Badr, la Brigade du Hezbollah, Asaïb Ahl al-Haq (en français Ligue des vertueux), on peut également ajouter des groupes plus petits, organisés à l’échelle de districts ou de quartiers, qui bénéficient du soutien de l’Iran sans être officiellement rattachés à la République islamique. Leur armement peut être très sophistiqué, comme les missiles à longue portée tirés sur les bases américaines fin décembre 2019, des drones, du matériel infra-rouge ou encore tout un arsenal de véhicules blindés et d’artillerie constitué lors de la guerre contre l’EI. Un transfert de compétences entre l’Iran et ces groupes paramilitaires s’est opéré, mais leurs ressources proviennent principalement des forces armées irakiennes et du marché local.

Sur le plan politique, ces milices s’appuient sur des partis locaux qui sont de véritables machines à créer de l’ancrage social, économique et des réseaux de redistribution clientélistes. Elles ont fondé leurs propres entreprises, obligeant les entrepreneurs irakiens des zones sous leur contrôle à travailler avec elles. Grâce aux postes à responsabilités acquis lors d’élections ou sur auto-nomination dans l’administration, elles parviennent à détourner les ressources de l’État pour consolider leurs réseaux clientélistes et renforcer leur contrôle sur la population. Cette dynamique se retrouve aussi bien en Irak, en Syrie ou encore au Liban. L’État ne disparait pas, mais subit une captation accrue de ses ressources par les organisations miliciennes qui contrôlent certaines de ses institutions. Ajouté à un niveau de corruption catastrophique, cet ancrage milicien dans l’État paralyse toutes tentatives de réformes et permet sans peine à l’Iran d’influencer les prises de décision. Le rôle du défunt Abou Mahdi Al-Mohandes était justement de renforcer ce système para-étatique.

Ces derniers mois justement, l’actualité en Irak était concentrée sur ces manifestations populaires, en partie tournées contre la présence iranienne, et réprimées dans le sang. Est-ce que l’assassinat ciblé de Soleimani change l’image de l’Iran en Irak ? Dans quelle mesure ?
Il est encore un peu tôt pour dire, l’attentisme et la peur de ce qui va suivre dominent, mais il semble que les frappes américaines n’aient pas réellement détourné l’attention des manifestants qui continuent la mobilisation.

Il faut rappeler que ce système politico-milicien rencontre de nombreuses résistances au niveau régional comme l’ont montré les manifestations au Liban, dans certaines zones reprises par le régime syrien. En Irak, le mouvement de protestation dure depuis plusieurs mois malgré une répression acharnée. Les Irakiens, exténués par la corruption, la situation socio-économique et l’emprise grandissante des milices sur la société, formulent une opposition de plus en plus explicite à l’ingérence de l’Iran. Avant sa mort, Qassem Soleimani et Al-Mohandes étaient régulièrement critiqués par les manifestants pour leur rôle dans le système politico-milicien en Irak. Certains protestataires les accusent d’être les agents de la répression qui a fait plus de 500 morts.

Actuellement, on observe une polarisation des manifestants : une partie rejette l’ingérence américaine, d’autres manifestants ont essayé de bloquer certains cortèges funéraires en l’honneur de Soleimani. La question est de savoir si ce mouvement aura les moyens de se poursuivre si l’Iran durcit ses positions en Irak. Une montée des tensions entre les États-Unis et l’Iran ne peut que conduire à une polarisation au sein de la population irakienne et affaiblir le mouvement de protestation civil face à un bloc pro-iranien renforcé.

Publié le 09/01/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Doctorant en Science Politique (Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne) Arthur Quesnay est affilié au think tank Noria-Research et à l’ERC « Sociologie des guerres civiles » dirigé par Gilles Dorronsoro. Etablit dans le Nord de l’Irak depuis 2009, son travail doctoral porte sur les dynamiques politiques des conflits communautaires. Il a notamment co-écrit avec Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, Syrie, Anatomie d’une guerre civile, Editions CNRS, 2016.


 


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