Appel aux dons mardi 10 décembre 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2775



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

mardi 10 décembre 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Entretiens

Le point de vue de Georges Corm sur la situation au Moyen-Orient

Par Georges Corm, Mathilde Rouxel
Publié le 21/11/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Georges Corm

Existe-t-il encore en Palestine et hors de la Palestine un mouvement de résistance ?

Oui, aujourd’hui ce mouvement de résistance est très fort, notamment à Gaza. Les gens se sacrifient, offrent leurs vies pour repousser les frontières, et montrer qu’elles n’ont pas lieu d’exister, que la Palestine est la Palestine. Cette résistance est extrêmement intéressante, même s’il y aura sûrement des tentatives pour arrêter ce mouvement. Une voiture qatariote qui amenait des vivres, des aides matérielles, s’est notamment faite attaquer par les Palestiniens. Cela montre un degré de conscience très important chez les Palestiniens aujourd’hui. Il y a également le phénomène de la jeune et formidablement courageuse Ahed Tamimi, qui a montré le chemin à suivre.

Et qu’en est-il des camps de réfugiés à Beyrouth ou en Jordanie ? Quel type de mobilisation est aujourd’hui visible, notamment vis-à-vis des symboles, en particulier celui porté par Ahed Tamimi ?

Le problème est qu’il y a des factions palestiniennes diverses et opposées dans les camps. Au Liban par exemple, des batailles rangées dans les camps entre factions différentes explosent souvent. Le factionnalisme est malheureusement une « maladie » arabe. Or, la bataille pour l’existence palestinienne est extrêmement importante pour l’avenir de la région, je dirais même pour l’avenir de ce qu’on peut appeler la « culture » dans le monde. Il est clair que, de même que les révoltes arabes ont inspiré beaucoup de mouvements en Occident, aujourd’hui je pense que la résistance palestinienne sous toutes ses formes est elle aussi très exceptionnelle.

Elle s’inscrit cependant dans une dynamique moyen-orientale qui soutient de moins en moins la cause palestinienne ?

Il me semble que c’est un signe que les dirigeants arabes sont de plus en plus coupés de leurs peuples. Il y a des contrôles de plus en plus étroits de la presse, de la télévision ; de très nombreuses chaînes satellitaires arabes appartiennent aux potentats de la péninsule arabique dont certains voudraient en finir avec la question palestinienne. Là aussi, la bataille médiatique est très forte, car vous avez en revanche deux chaînes très regardées qui défendent les droits palestiniens.
Il existe aussi ce que j’appelle la « résistance juive antisioniste » qui est très forte. Les dernières productions sont celles de Shlomo Sand, que là aussi la grande presse tente d’ignorer, bien qu’il ait tout de même eu de grands succès de librairie. Personnellement, je pense que ce sont les élites gouvernantes dans les pays occidentaux qui sont attachées à Israël, et non les opinions publiques, ce qu’ont prouvé des sondages d’opinion.

Peut-être pourrait-on dire que la question palestinienne a été écartée au profit de l’Arabie saoudite et de l’Iran, qui tentent tous deux de s’imposer dans la région ?

Il y a un gros problème d’iranophobie dans lequel tout le monde oublie que l’Iran n’a jamais envahi un pays arabe et que c’est l’Irak qui a envahi l’Iran en 1980, poussé par les pays occidentaux, l’Arabie saoudite, le Koweït, etc. Il l’a fait pour le compte de tiers. Cette vérité première est complètement passée sous silence, de même que la crise des otages (otages occidentaux kidnappés au Liban en 1980) a donné lieu ensuite à l’Irangate, scandale des scandales puisque les Américains ont fini par fournir des armes à l’Iran pour que les otages pris au Liban soient libérés. Donc, toute la crise des otages du Liban était due au fait que l’Iran voulait aussi recevoir des armes pour faire face à l’invasion de Saddam Hussein. La question, on le voit, est très compliquée.

L’iranophobie aujourd’hui cristallise aussi l’hostilité au chiisme. On oublie que le régime iranien s’appelle « république ». L’association « république » et « islamique » me semble toujours détonante, et provoque de grandes ruptures avec le passé, avec la tradition de quiétisme chiisme – qui appelle le retrait de toute vie politique, en attendant le retour de l’imam caché. Cela provoque des changements massifs, qui ne sont pas qu’iraniens, que l’on peut observer dans toutes les communautés chiites. De plus, la politique occidentale a été de susciter une querelle entre sunnites et chiites, appelant à prendre parti pour les sunnites. En Occident, des médias taisent les faits réels de la querelle irano-arabe notamment irano-saoudienne. Aujourd’hui la politique de la République islamique d’Iran – à part sur la question de la Palestine – n’est pas différente de la politique du Shah d’Iran qui lui aussi avait bénéficié de soutien pour acquérir des installations d’énergie atomique du consortium français Eurodif. Du temps du Shah d’Iran, il était toléré qu’il s’érige en gendarme du Golfe, puisqu’il entretenait de très bonnes relations avec l’État d’Israël. Aujourd’hui, l’influence iranienne n’est plus tolérée, tout simplement parce que l’Iran semble avoir une politique de libération de la Palestine. Est-ce seulement de la rhétorique ou un prétexte pour s’immiscer dans les affaires arabes ? Seul l’avenir nous le dira.

Vous dites que l’on pousse aujourd’hui à la lutte entre sunnites et chiites, mais l’on constate cependant une réalité de volonté hégémonique d’un côté de l’Iran et de l’autre de l’Arabie saoudite dans la région, notamment d’un point de vue diplomatique et économique

Oui, mais les influences sont à mon sens très différentes. L’influence saoudienne, qui a exporté dans le monde entier la doctrine wahhabite qui a inspiré les mouvements terroristes actuels est une chose ; l’Iran qui est sans aucun doute un régime très autoritaire, voire tout à fait dictatorial, est par ailleurs aussi une société où il existe une vie culturelle intense, où les femmes - en nombre limité certes - peuvent accéder également à des postes de responsabilités. Maintenant, il faut noter que le régime iranien est impitoyable avec ses opposants internes, et ne pratique guère le respect des droits de l’homme. Il faut essayer - c’est ce que j’enseigne depuis des années - d’évacuer la religion de tous les débats et d’en sortir. Nous nous sommes enfermés dans l’idéologie du conflit de civilisation, contre laquelle je me bats depuis très longtemps en montrant qu’elle n’a aucun sens, mais aujourd’hui, les médias ont intégré Huntington, lequel n’a fait que mettre au goût du jour les thèses racistes de Renan et de Bernard Lewis sur l’islam. La lecture du Coran qui s’est imposée aujourd’hui à coup de pétrodollars est la lecture wahhabite. Il me semble nécessaire de « déwahhabiser » la lecture du Coran, et de revenir à des lectures modérées et ouvertes, tels que l’on fait les pionniers de la Nahda arabe - ce dont on est aujourd’hui incapable. Mais il y a cependant déjà quelques efforts en ce sens ici ou là, notamment en Egypte.
J’explique très souvent la chose suivante : comment peut-il y avoir conflit de civilisation, alors que les Arabes très aisés envoient leurs enfants étudier en Occident et s’y achètent des châteaux, des hôtels particuliers de grand luxe. Les classes moyennes envoient aussi leurs enfants étudier en Occident, d’où 50% ne reviennent pas, et les classes pauvres risquent leur vie en traversant la Méditerranée pour arriver en Occident. Où est donc ce conflit de civilisation ? Cette imposture intellectuelle est la continuation de l’islamophobie de Renan incarnée selon lui dans « la lourdeur de l’esprit sémite », ce qui rejoint ce que j’ai montré à plusieurs reprises : dans la psychologie occidentale, Israël est un espace protégé par les couches dirigeantes européennes, et bien sûr les Etats-Unis. En revanche, dans les sondages, l’opinion est très défavorable à Israël.

Malgré tout, l’iranophobie dont vous parliez est très forte aux États-Unis, peut-être parce qu’on a fait le choix d’une diplomatie liée aux énergies fournies par l’Arabie saoudite et le reste du Golfe

Oui, mais Trump a laissé de nombreux pays européens libres d’importer du pétrole et du gaz iranien. Il n’a pas pris de mesure drastique à ce sujet. Parce qu’il ne veut pas que le prix du pétrole remonte trop.

Donc les hydrocarbures ne sont pas un enjeu dans la diplomatie régionale ?

Ce qui est un enjeu dans la diplomatie régionale ce sont les futurs tracés des oléoducs et gazoducs. Une grande partie de la crise syrienne est née de là. Or aujourd’hui, l’OTAN plus que jamais ne souhaite pas que les oléoducs passent par la Syrie, pour la raison évidente que la Syrie est sous influence russe et que son régime a résisté à la bourrasque.

Quel bilan pourriez-vous faire de la politique de Donald Trump au Moyen-Orient ?

Donald Trump poursuit la politique de l’État profond américain (deep state), comme on l’appelle aux États-Unis, dont un pilier de base depuis la guerre froide a été de manipuler l’islam extrémiste wahhabite pour le compte des intérêts des États-Unis. C’est dans ce contexte qu’a été créée l’organisation terroriste d’Al Qaeda. En Syrie, que les Américains n’ont pas quittée contrairement à ce que Donald Trump avait dit, un « build up » militaire se fait à l’Est du pays. Il joue avec les Kurdes d’un côté, avec Daesh de l’autre. Dans ce pays, il veut rendre la vie impossible aux Russes comme à Bachar Al Assad. A cet égard, on constate d’ailleurs que les plans de reconstruction de la Syrie que préparent l’Union européenne, la Banque mondiale, etc. prévoient d’être réalisés sans l’Etat syrien géré par le régime de Bachar Al Assad – ce qui est donc complètement irréaliste. Ces plans ne tiennent pas non plus compte d’une très forte présence chinoise en Syrie, dont les entreprises obtiendront probablement une grande partie des contrats de la reconstruction, aux côtés des entreprises russes, voire iraniennes. Mais le régime pourrait aussi décider d’une ouverture sur les entreprises de certains pays européens pour montrer sa bonne volonté.

Il y a également cette problématique : ce que l’on appelle « l’axe de la résistance » à la présence américaine dans la région ne tient pas compte de ce qu’on appelle le « soft power » américain. Le nombre de communautés arabes aux États-Unis est quand même important. Ils sont bien intégrés à la vie politique américaine et dans les establishments universitaires. Nous avons aussi toutes les actions à travers les ONG, les instituts de recherche américains, etc. On tient peu compte de cela lorsqu’on conteste la forte présence américaine dans la région.

L’idée d’une confrontation sunnite/chiite, sur laquelle se base aujourd’hui la politique américaine au Moyen-Orient, est donc une construction, qui par ailleurs n’est pas récente. Le grand journaliste américain Seymour Hersh, dans un article publié dans le New York Times en 2003, écrivait que la CIA avait décidé de mettre en route une hostilité générale sunnite/chiite dans la région, pour casser ce qu’ils appelaient déjà « l’arc chiite ». L’arc chiite est anti-impérialiste et il est pro-palestinien, donc ça ne va pas ; il faut le casser. Seymour Hersh avait prédit que désormais, la politique américaine serait basée sur l’opposition sunnite/chiite dans la région.

Sur le terrain au Moyen-Orient, à quoi mène cette opposition ?

Elle amène à ce que l’Iran soit devenue le symbole du chiisme militant avec le Hezbollah libanais, avec pour objectif annoncé la libération de la Palestine, et l’Arabie saoudite est devenue le défendeur de l’islam sunnite à la mode wahhabite comme seul islam légitime. En fait, il ne s’agit pas d’islam : le wahhabisme a été considéré jusqu’au début de l’ère pétrolière comme une très grande hérésie en islam. Le sultan ottoman avait envoyé une expédition égyptienne pour supprimer le wahhabisme au début du XIXè siècle. Mais tout cela constitue une série de détails historiques méconnus. Pour les Anglais, en revanche, armer les wahhabites pour qu’ils chassent les Hachémites du Hedjaz et des lieux-saints musulmans, était une opération payante, se débarrassant ainsi de la demande de constitution d’un royaume arabe unifié sous leur direction à laquelle ils avaient répondu positivement durant la Première Guerre mondiale (correspondance Hussein-Mc Mahon).

Par ailleurs, la Turquie, également implantée au Nord de la Syrie aux côtés de l’opposition, complique aussi le jeu aujourd’hui, puisqu’elle s’attaque aux Kurdes alors qu’ils sont soutenus par les Américains. Tout le monde oublie qu’Erdogan est un élève de Fethullah Gülen, qui est aujourd’hui aux États-Unis, et qui avait fondé les Frères musulmans turcs. On oublie que la Turquie était un pays largement laïc et le reste encore dans une large mesure. Il n’y a pas de polygamie, il existe un mariage civil obligatoire, etc., ce à quoi n’a pas touché Erdogan jusqu’ici.

Pour terminer, pourrions-nous revenir sur les objectifs politiques de Mohammed Ben Salmane dans la région ?

Personnellement, je pense que le dirigeant actuel de l’Arabie saoudite est un homme qui porte en lui la violence. Il a créé une rupture avec la façon consensuelle dont était gérée l’Arabie saoudite entre les différentes branches de la famille royale. Il a saisi de façon inconsidérée les biens de différents princes et grands hommes d’affaires. On peut se demander qui en dehors des grandes multinationales osera encore investir en Arabie saoudite avec un tel régime qui a confisqué tellement de fortunes, alors que le roi et son prince héritier sont eux-mêmes très riches.
Par ailleurs, la politique saoudienne en particulier a visé depuis des décennies un but principal : affaiblir le nationalisme arabe auquel elle s’opposait idéologiquement. Elle a formé l’organisation des États islamiques et de nombreuses institutions islamiques qui ont fait concurrence à toutes les institutions de la Ligue Arabe. Aujourd’hui, la Ligue Arabe est réduite à très peu de moyens. Les pays occidentaux réclament la création d’un OTAN arabe : c’est dire à quel point d’aliénation aux intérêts de l’OTAN sont arrivés ceux des régimes arabes pro-occidentaux. Mais l’on peut penser que ni le régime tunisien, ni celui d’Algérie, ni celui d’Irak, en sus du régime syrien, n’adhéreront à un tel projet. Par ailleurs, il pourrait y avoir de nombreux rebondissement en Arabie saoudite après le scandale de l’effarant sort réservé à Adnan Khashokji, pourtant à l’origine un enfant du régime saoudien.

Publié le 21/11/2018


Georges Corm, économiste libanais, est un des éminents spécialistes du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Outre son statut de consultant économique et financier international, il est professeur depuis 2001 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dans le cursus des sciences politiques.
Ses ouvrages les plus célèbres sont L’Europe et l’Orient (La Découverte) ; Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte) ; La question religieuse au XXIè siècle (La Découverte) ; Le nouveau gouvernement du monde, idéologie, structures, contre-pouvoirs (La Découverte) ; Pour une lecture profane des conflits (La Découverte) ; Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, 2 volumes (Folio/histoire). Ils sont traduits en plusieurs langues.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


Zones de guerre

Arabie Saoudite

Politique