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Depuis le renversement par l’armée du président islamiste égyptien Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, le pays semble dériver lentement vers le chaos. Alors que l’appareil de sécurité poursuit sa répression des Frères musulmans et des autres mouvements islamistes du pays, la situation devient particulièrement tendue dans la péninsule du Sinaï, où une véritable insurrection s’est soulevée contre une armée égyptienne remobilisée après deux années marquées par le repli politique.
Un groupe djihadiste du Sinaï vient de revendiquer l’attentat manqué du 5 septembre au Caire contre le ministre de l’Intérieur du nouveau régime tandis que les attaques se multiplient contre les positions de l’armée dans la péninsule, en particulier dans le triangle formé par les villes d’Al-Arish, Rafah et Cheikh Zoueid, causant la mort d’environ 200 personnes depuis le 3 juillet, selon des sources médicales et sécuritaires. Le 19 août, journée particulièrement meurtrière, 25 policiers ont trouvé la mort. Alors que l’armée égyptienne bombarde en retour les positions rebelles, Israël, dont le territoire est également frappé par des tirs de roquettes, a décidé d’étendre son système de défense anti-missile, le fameux « Dôme de fer », en installant une batterie à Eilat en juillet 2013. Comment expliquer une telle flambée de violence dans cet espace géographique bien particulier qu’est la péninsule du Sinaï ?
Ce phénomène violent dans la péninsule du Sinaï n’est, en réalité, pas nouveau. Il s’inscrit dans la continuité de tensions relativement anciennes liées à la proximité avec le territoire d’Israël et de Gaza et la présence d’une population hostile au pouvoir central, mais il a pris une tournure particulièrement inquiétante depuis les révolutions de 2011 et a fortiori depuis le récent coup d’Etat au Caire.
Le Sinaï, péninsule désertique et montagneuse de 60 000 km², est un espace stratégique tant pour l’Egypte que pour Israël. Coincée entre le canal de Suez et la mer Rouge, au bord de laquelle plusieurs stations balnéaires de renom attirent une foule de touristes étrangers, traversée qui plus est par des gazoducs reliant l’Egypte à Israël et la Jordanie, la région joue un rôle considérable dans la fragile économie égyptienne. De même, Israël voit dans sa déstabilisation récente un risque majeur pour sa sécurité et l’économie du sud du pays, d’autant plus que cette frontière de l’Etat hébreu est l’une des rares pacifiées. En effet, si les frontières avec Gaza et le Liban demeurent des fronts entre l’armée israélienne d’un côté, les mouvements palestiniens et le Hezbollah de l’autre, tandis que celle avec la Cisjordanie est protégée par un mur faute de mieux, la frontière sud d’Israël est démilitarisée côté égyptien depuis le traité de paix signé par les deux pays en mars 1979, un an après les accords historiques de Camp David. En contrepartie de sa rétrocession du Sinaï, conquis par Tsahal au moment de la guerre de Six-Jours, à l’Egypte, Israël a obtenu l’encadrement strict des capacités d’intervention de l’armée égyptienne dans la péninsule. La zone C de cet espace, située à l’est de la péninsule, est même interdite aux militaires égyptiens et placée sous le contrôle de la police égyptienne et de la Force multinationale et observateurs (MFO), une force indépendante de maintien de la paix financée à parts égales par l’Egypte, Israël et les Etats-Unis, avec l’appui de quelques autres Etats contributeurs. Parallèlement, les Etats-Unis ont accordé à l’armée égyptienne une aide financière substantielle - 1,3 milliard de dollars annuels depuis 1987 - pour maintenir l’état de paix avec Israël, assurer le contrôle de la frontière avec Gaza et combattre le terrorisme. Cependant, en conséquence de la limitation par convention de la présence des forces de sécurité égyptiennes dans la région, le Sinaï est devenu un carrefour important de trafics illégaux très juteux entre l’Egypte, Israël et la bande de Gaza et une terre d’accueil pour les islamistes radicaux.
Les réseaux de contrebande du Sinaï pénètrent dans la bande de Gaza grâce à un système de tunnels, qui permettent notamment d’alimenter en biens de consommation courante une population gazaouie soumise aux restrictions israéliennes et égyptiennes. Ils fournissent également une aide logistique précieuse aux groupes militants de Gaza impliqués dans la lutte contre l’Etat hébreu. Ainsi, après le déclenchement de la deuxième Intifada en 2000, ils ont joué un rôle crucial en permettant à ces groupes de se procurer des armes et d’infiltrer ou exfiltrer certains de leurs cadres. Après l’instauration du blocus de la bande de Gaza par Israël et l’Egypte consécutif à sa prise de contrôle par le Hamas en 2007, ils ont assuré la survie du territoire. Avant les récents bombardements dont ils ont été l’objet, des sources égyptiennes et palestiniennes estimaient à 1 200 le nombre de tunnels actifs, pour un trafic avoisinant les 167 millions de dollars par an. Côté égyptien, les bénéficiaires de la contrebande sont des groupes issus des tribus bédouines du Sinaï, qui assurent le transfert de la marchandise et des personnes, en tirant profit de leur connaissance incomparable de la géographie locale. En témoigne le développement dans les villes du Nord-Sinaï, Rafah et Al-Arish, d’une riche classe de Bédouins.
Les Bédouins, précisément, constituent 60 % des 380 000 habitants du Sinaï et nombre des tribus qui les composent sont en rupture avec le pouvoir central égyptien depuis de nombreuses années. Plusieurs raisons l’expliquent. Les Bédouins du Sinaï ont de nombreuses ramifications au Proche-Orient, auquel ils se sentent plus attachés qu’à la nation égyptienne. Ils pâtissent, par ailleurs, du sous-développement de leur région relativement à une vallée du Nil plus favorisée et d’un fort déséquilibre économique entre un nord très pauvre et un sud enrichi grâce aux stations balnéaires. Ils vouent aussi une haine plus conjoncturelle à l’Etat égyptien. Ce dernier les accuse d’avoir participé aux actions terroristes qui ont frappé les installations touristiques de la Mer rouge, à Taba et Nuweiba en octobre 2004 puis à Charm el-Cheikh en juillet 2005. Sa répression et l’emprisonnement de milliers de Bédouins au lendemain de ces attentats ont suscité chez ceux-ci un profond désir de vengeance contre les forces de sécurité égyptiennes, sur fond de contestation d’un Etat jugé discriminant. Des groupes djihadistes ont profité de ce terreau fertile pour se développer dans la région ces dernières années, d’autant plus facilement depuis les récents bouleversements politiques.
Dans le chaos sécuritaire produit par les révolutions arabes, des groupes aux intérêts hétéroclites prospèrent plus que jamais dans le Sinaï. Profitant de la déstabilisation de l’appareil sécuritaire égyptien et de l’afflux d’armes en provenance de Libye et du Soudan, les trafiquants développent leur commerce tandis que des groupes islamistes radicaux ont établi dans la région des bases de regroupement et des camps d’entraînement afin de mener le djihad contre les forces armées égyptiennes « impies » et/ou viser les intérêts israéliens. Signe du développement du trafic d’armement, les missiles iraniens Fajr-5 tirés en novembre 2012 depuis la bande de Gaza, qui ont été en mesure d’atteindre Tel-Aviv pour la première fois depuis les missiles Scud irakiens pendant la guerre du Golfe, sont suspectés d’avoir transités par ces tunnels, de même qu’une variété d’autres matériels de guerre en provenance d’Iran, via le Soudan, et de Libye, véritable marché d’armes à ciel ouvert depuis la chute de Mouammar Kadhafi.
Le changement politique intervenu en Egypte après la révolution a semblé marquer une évolution de la politique égyptienne à l’égard du Sinaï et de Gaza. Les Frères musulmans et le nouveau président issu de leurs rangs, Mohamed Morsi, ont d’abord facilité le transfert des personnes au poste frontalier de Rafah, afin de limiter la pression sur Gaza, sans toutefois ouvrir complètement la frontière. Ils ont aussi et surtout essayé de s’imposer en médiateurs entre Israël et le Hamas, en profitant de leur proximité historique avec ce dernier, de même qu’entre le Hamas et son rival palestinien, le Fatah. Cependant, la situation sécuritaire s’est dégradée près de la frontière, marquée par une action djihadiste d’envergure le 5 août 2012, et le nouveau pouvoir s’est trouvé contraint, en vertu de l’accord passé avec Israël et les Etats-Unis, de s’attaquer plus directement aux problèmes, notamment en faisant inonder les tunnels de contrebande à partir de février 2013. Mohamed Morsi a toutefois essayé d’appliquer une stratégie limitant l’usage de la force, fondée sur la négociation avec les leaders bédouins et l’amnistie d’islamistes emprisonnés sous le régime précédent.
Le renversement par l’armée du président islamiste a rompu cette stratégie et renforcé la volonté des Bédouins et des islamistes radicaux d’en découdre avec les forces de sécurité, l’armée étant accusée d’avoir attenté à l’islam. Conséquence de cette mobilisation, on estime désormais à plusieurs milliers le nombre de combattants djihadistes qui ont trouvé refuge dans le Sinaï, protégés par les tribus bédouines locales. L’un des groupes djihadistes en question, Ansar Bayt al-Maqdis, a revendiqué la tentative d’assassinat contre le ministre de l’Intérieur Mohamed Ibrahim du 5 septembre 2013 au Caire. Ce groupe a déjà revendiqué, au cours des deux dernières années, une dizaine d’attentats contre le gazoduc qui relie l’Egypte, Israël et la Jordanie. Selon les services de sécurité égyptiens, il compterait entre 700 et mille militants, ce qui en fait le deuxième groupe djihadiste le plus important du Sinaï après Salafiya Djihadiya, fort, quant à lui, d’environ 5 000 combattants. Ces chiffres sont ici donnés à titre indicatif dans la mesure où il est difficile de les croiser avec d’autres sources.
Face à cette menace, réelle quels que soient les chiffres, l’armée égyptienne, revenue aux affaires au Caire, a lancé en juillet 2013 une opération pour sécuriser la péninsule. Pour déployer ses troupes, elle a du obtenir le feu vert, intervenu le 16 juillet, des autorités israéliennes, en vertu de l’accord de 1979. Avec l’assentiment israélien, l’armée a donc renforcé sa présence dans le Sinaï, bombardé des positions présumées de groupes islamistes ainsi que les tunnels qui relient le territoire égyptien à la bande de Gaza, opérations qui se poursuivent aujourd’hui. Selon Robert Serry, l’émissaire de l’ONU au Moyen-Orient qui s’exprimait fin juillet devant le Conseil de Sécurité, 80 % des tunnels ont été obstrués par les bombardements de l’armée qui viennent s’ajouter aux opérations menées sous l’administration Morsi. Alors que la crise humanitaire s’intensifie dans la bande de Gaza, plus isolée que jamais, l’efficacité de ces bombardements et de la fermeture des tunnels semble limitée en ce qui concerne la sécurité du Sinaï. Ces bombardements interviennent notamment en représailles d’attaques perpétrées sur le sol égyptien par des militants islamistes accusés par les autorités égyptiennes de s’être introduits en Egypte en passant par les tunnels. Considérant que le Hamas contrôle ces derniers, les autorités égyptiennes ont accusé le groupe palestinien d’être responsable des attaques, une allégation réfutée par le Hamas. Il est possible que, s’il s’agit bien de Gazaouis, ceux impliqués dans les attaques soient en réalité affiliés à des groupes salafistes djihadistes rivaux du Hamas. Surtout, la menace sécuritaire au Sinaï provient principalement de groupes installés côté égyptien, dont l’intensité de la violence prouve qu’ils ne pâtissent pas, en tout cas pas encore, de l’interruption supposée des trafics avec la bande de Gaza.
Bibliographie :
– Armin Arefi, « L’Egypte s’attaque aux tunnels de Gaza », LePoint.fr, 15 février 2013.
– Ian Black, « Fajr-5 missile gives Palestinians rare if short-lived advantage », The Guardian, 16 novembre 2012.
– Mohamed Fadel Fahmy, « The Jihadist Threat in Egypt’s Sinai », Al-Monitor, 22 juillet 2013.
– Marie Kostrz, « Le Sinaï, épine dans le pied de l’Egypte », Le Monde diplomatique, février 2012.
– Najib Mohammed, « Sinai’s Bedouin jihadists », Jane’s Terrorism and Security Monitor 12.8, 1er septembre 2012.
– Hélène Sallon, « Le Sinaï au bord du chaos », Le Monde, 28 août 2013.
– Mark Thompson, « U.S. Military Aid to Egypt : An IV Drip, With Side Effects », Time, 19 août 2013.
– « Heurts dans le Sinaï, au moins quatre morts », LeMonde.fr, 10 septembre 2013.
– « L’armée égyptienne prise pour cible dans le Sinaï », LeMonde.fr, 11 septembre 2013.
– « Egypte : sécurité renforcée dans le Sinaï », LeFigaro.fr, 9 septembre 2013.
– « UN says Egypt crackdown closes 80 percent of Gaza smuggling tunnels », JPost.com, 24 juillet 2013.
– Site internet officiel de la Force multinationale et observateurs (MFO).
Pierre-André Hervé
Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).
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