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Yara El Khoury, professeur d’histoire et de géographie, est doctorante. Elle vit en Arabie saoudite, à Riyad.
Le roi Abdallah Ibn Abdel Aziz Âl [1] Saoud n’est plus. Son décès survenu dans la nuit du 22 au 23 janvier 2015 clôt un règne de près de dix années et une longue existence au service de l’Arabie Saoudite.
Il est né le 1er août 1924 dans la cité de Riyad que son père Abdel Aziz Ibn Abderrahmane avait reconquise vingt ans auparavant, en janvier 1904. Riyad avait été le siège d’un précédent Etat saoudien tombé en 1878 sous le pouvoir de la famille al-Rachid, maîtresse de l’oasis d’al-Qassim située à quelques centaines de km au nord, et ce en raison notamment des dissensions internes à la famille Saoud qui y régnait. L’émir Abderrahmane, le benjamin de la famille régnante déchue, était parvenu à s’enfuir au Koweït. C’est de cet émirat et grâce à l’appui de ses émirs de la famille al-Sabah et des Anglais que son fils Abdel Aziz avait entrepris une chevauchée devenue mythique qui l’avait conduit à travers le redoutable désert du sud de la péninsule jusqu’à Riyad dont il reprit possession avant d’étendre son contrôle sur un territoire qui s’agrandit au fur et à mesure des conquêtes, englobant les provinces centrales du Nedjd et du Qassim, le Djebel Chammar septentrional et les provinces orientales qui, en 1932, feront jaillir de leurs entrailles l’or noir, manne inespérée pour le royaume qui s’apprêtait à émerger du désert.
Abdallah vit le jour en 1924, année cruciale, année des rebondissements majeurs pour son père et pour l’Islam. A Ankara, sa capitale toute neuve, symbole de la rupture avec l’Empire ottoman, Mustapha Kemal Atatürk abolit d’un coup de plume l’institution multiséculaire du califat. Né à la mort du Prophète en 632, ce mode de succession par cooptation était échu en un premier temps à quatre califes dits « bien-guidés » avant de se décliner sous le mode héréditaire à l’ombre des dynasties omeyyade, abbaside, puis ottomane en 1517. Chasse gardée des Arabes pouvant attester d’une filiation avec le Prophète, le titre de Commandeur des Croyants sera alors porté pendant quatre siècles par la dynastie turque des fils d’Osman. Et voilà que la Turquie moderne et laïque décide de le supprimer, faisant disparaître du coup l’autorité suprême qui symbolisait l’unité du monde musulman.
En revanche, la naissance d’Abdallah a porté chance à son père. Quatre mois plus tard il entre en conquérant à La Mecque après en avoir chassé le dernier souverain hachémite, Ali, fils du chérif Hussein. Deux ans plus tard, il y réunit un congrès islamique en présence de soixante-neuf représentants de divers pays qui lui reconnaissent le titre de Gardien des Lieux Saints.
Le 23 septembre 1932, le jeune prince Abdallah est âgé de 8 ans et il a sans doute gardé le souvenir de la proclamation du royaume d’Arabie Saoudite. Il est le seul fils que le roi Abdel Aziz a eu avec son épouse Fahda Bint [2] Assi Âl Chouraïm [3] issue de la grande tribu des Chammar qui comporte aussi les puissants Âl Rachid, anciens souverains du Qassim. Fahda était par ailleurs l’épouse de l’émir de cette région. Devenue veuve suite à l’assassinat de son mari par un cousin qui est parvenu ainsi au pouvoir, Abdel Aziz Ibn Saoud l’épouse après avoir vaincu les Âl Rachid, consolidant par cette alliance matrimoniale la conquête de la province du Qassim.
La monarchie saoudienne est régie par le mode de succession adelphique, entre membres de la fratrie, et non pas patrilinéaire, de père en fils, comme c’est le cas dans les monarchies de Jordanie [4] et du Maroc. Chez les Âl Saoud, le pouvoir se transmet entre les frères, selon leur âge, bien entendu, mais également suivant la capacité qu’ils ont de s’affirmer et de se forger une légitimité. La personnalité du prétendant est par conséquent un élément déterminant pour son accession au trône, au même titre que le clan auquel il appartient par sa mère. Parmi les épouses du roi Abdel Aziz, certaines sont issues de clans très puissants dont les rapports de force déterminent l’identité du futur roi. De même, chaque roi tâche de préserver les intérêts du clan auquel il est rattaché par la filiation maternelle.
Ces règles de succession très particulières font du jeune prince Abdallah un héritier et un roi en puissance, car la famille de sa mère occupe un rang élevé parmi les tribus, mais il devra attendre son heure. Ibn Saoud [5], son père, fait entrer le royaume dans la cour des grands acteurs de la scène internationale à la faveur du trésor pétrolier découvert dans le sol saoudien. Doté d’un sens politique très sûr, il flaire les changements produits par la Seconde Guerre mondiale et choisit très vite d’arrimer sa barque à la puissance américaine. L’ARAMCO (Arabian American Oil Company) est créée en 1944. Basée à Dhahran sur le Golfe persique, elle a le monopole de l’exploitation du pétrole saoudien. Les Etats-Unis construisent dans cette zone une base aérienne. Le 15 février 1945, le roi scelle cette amitié nouvelle par une rencontre et un pacte signé avec le président Roosevelt de retour de la conférence de Yalta à bord du croiseur USS Quincy.
Quand le fondateur du royaume meurt en 1953, la succession est déjà prévue par ses soins. C’est son aîné Saoud, né en 1902 d’une mère issue de la tribu des Banu Khaled, qui devient roi et règne jusqu’en novembre 1965, date à laquelle il est contraint à abdiquer pour incapacité à gouverner par son frère Fayçal et les oulémas du royaume. Le nouveau roi Fayçal, né en 1906, se réclame d’une lignée maternelle prestigieuse. Sa mère, Tarfa, est la fille d’Abdallah Ibn Abdel Latif Âl al-Cheikh, l’éminence grise du roi Abdel Aziz, un descendant de Mohammad Ibn Abdel Wahhab, le prédicateur de la doctrine religieuse [6] qui constitue le soubassement idéologique du royaume. Personnage qui a fortement impressionné ses contemporains, il a été un roi bâtisseur, sous son règne un réseau routier moderne couvre l’Arabie, mais aussi le promoteur d’un prosélytisme islamique aux accents puritains et conquérants. Le prince Abdallah est présent le 25 mars 1975, jour où le roi est poignardé à mort par son neveu Fayçal Ibn Moussa’ed. Acte isolé ou commandité par une puissance quelconque désireuse de se débarrasser du monarque accusé tout à la fois d’avoir provoqué le choc pétrolier de 1973 et d’aider les musulmans d’URSS et les Palestiniens ? Les mobiles de cet assassinat ne seront jamais élucidés.
Le successeur du roi Fayçal, Khaled, dont la mère al-Jawhara Bint Jiloui est issue d’une branche cadette des Âl Saoud, doit gérer des changements considérables : une fortune pétrolière immense, l’expansion fulgurante de la ville de Riyad, l’afflux d’une main-d’œuvre multinationale et une exposition inédite à des modes de consommation nouveaux, extrêmement déstabilisateurs pour une population qui, jusque-là, vivait selon des coutumes ancestrales. Sur le plan régional, l’Egypte revenue du nassérisme a fini par signer la paix avec Israël et a dû se retirer du concert des Etats arabes. La place laissée vacante par le Caire était briguée par Hafez el-Assad le nouveau maître de la Syrie, mais c’est l’Arabie saoudite qui se retrouve propulsée sur le devant de la scène, face à l’Iran devenu République islamique en 1979, dans le cadre de la résurgence d’un vieux conflit opposant sunnites et chiites, et dont le Liban est devenu, à son corps défendant, le champ de bataille. Le prince Abdallah suit de près tous ces changements. Une photographie de 1979 montre le roi Khaled accueillant la reine Elizabeth II et le duc d’Edimbourg à leur descente d’avion à Riyad. Abdallah y figure en bonne place, talonnant le prince héritier Fahd, ce qui laisse augurer de la place qui sera la sienne plus tard.
De fait, à la mort du roi Khaled le 13 juin 1982, Fahd Ibn Abdel Aziz devient roi dans la foulée de l’invasion israélienne du Liban et désigne Abdallah prince héritier. Le roi Fahd est né de l’épouse préférée du fondateur Abdel Aziz, Hassa Bint Ahmad Âl al-Soudeiry, issu d’une tribu extrêmement puissante qui avait apporté son concours financier à la conquête du royaume par Ibn Saoud. Avec ses frères, le nouveau roi forme le clan le plus soudé et le plus influent au sein de la famille royale, le clan des sept Soudeiry qui a compté trois princes héritiers sous le défunt roi Abdallah : Sultan mort en 2011, Nayef mort en 2012 et Salmane devenu roi le 23 janvier 2015. Jusque-là acteur discret de l’évolution de son pays, le prince héritier Abdallah voit ses responsabilités s’accroître et s’étendre à l’international ; le dossier libanais est le premier dont il a la charge ; il sera le maître d’œuvre des accords de Taëf de 1989. Il devient le maître effectif du pays en 1996, quand le souverain est victime d’un grave problème de santé. Déjà aux commandes de nombreux dossiers épineux comme la guerre du Liban et la guerre du Golfe, il est confronté aux attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par un groupe de terroristes en grande partie de nationalité saoudienne. Désormais soucieuse de préserver son alliance avec les Etats-Unis et de lutter contre l’image négative de l’Islam que ces attentats ont répandue à travers le monde, l’Arabie saoudite place la lutte anti-terroriste en tête de ses préoccupations et ce d’autant plus qu’en ces premières années du millénaire naissant la capitale du royaume est touchée par une vague d’attentats.
Conscient que le conflit israélo-arabe exacerbe les tensions à travers le monde et nourrit les extrémismes de tous bords, le prince Abdallah lance en 2002 une initiative de paix comportant la normalisation des relations des Etats arabes avec Israël contre la rétrocession par ce dernier des territoires occupés en 1967, la reconnaissance de Jérusalem-Est capitale de l’Etat palestinien, et un juste règlement au problème des réfugiés. Adopté par l’ensemble des pays arabes, ce plan de paix n’eut pas de suite en raison du refus par Israël d’exécuter ce qu’il estimait être un diktat.
Le roi Fahd meurt début août 2005 et le régent Abdallah lui succède, poursuivant au cours de son règne ce qu’il avait initié pendant sa régence. Il a vu dans l’éducation un enjeu d’avenir pour les Saoudiens. Ecoles et universités, dont un grand nombre est dédié aux filles, se sont multipliées à travers le pays, dont notamment l’institution qui porte la touche personnelle du roi, la KAUST, King Abdallah University for Science and Technology, une université mixte appelée à devenir un pôle mondial majeur pour la recherche scientifique. Les Saoudiennes qui attendent toujours de pouvoir conduire leur voiture ont obtenu une amélioration sensible de leur condition : ouverture du marché du travail aux femmes, accès à l’enseignement supérieur, droit de vote et d’éligibilité à des élections locales et cours de sport pour les petites filles à l’école, autant de mesures appliquées en dépit des protestations des milieux religieux traditionnalistes.
Sur le plan international, l’Arabie du roi Abdallah a continué à afficher son intention de lutter activement contre le terrorisme et elle participe aux opérations qui ont cours actuellement contre l’Etat islamique. Souverain d’un royaume qui ne tolère pas la liberté des cultes, le roi Abdallah a été pourtant à l’origine d’un centre pour le dialogue interreligieux et interculturel qui porte son nom, établi à Vienne avec le concours de l’Autriche, de l’Espagne et du Vatican où il a été le premier monarque saoudien à être reçu par le pape en 2007. A l’égard des Printemps arabes qui ont renversé des autocrates notoires, il a eu une réponse pragmatique : accroissement de l’aide sociale aux Saoudiens pour les prémunir contre les dérives radicales, asile au président tunisien déchu, concours actif à la chute des Frères musulmans en Egypte et vigilance exacerbée face à un avenir incertain.
L’incertitude est en effet très grande quant à l’avenir du royaume. Les derniers fils d’Abdel Aziz sont devenus très âgés et leurs règnes seront à l’évidence de courte durée. Le 27 mars 2014, en nommant le dernier-né des fils, le prince Moqren, à la fonction nouvellement créée d’héritier de l’héritier du trône, le roi Abdallah ne visait rien de moins que la stabilité de la succession, seule garante de la continuité du royaume voulu par son père.
Les funérailles du roi Abdallah se sont déroulées selon un rituel étonnant de simplicité. Dépouille enveloppée d’un linceul, portée par les membres de la famille royale, posée à même le sol dans la grande mosquée de Riyad, tombe fruste, recouverte de gravats et dépourvue d’inscriptions, rien de comparable aux sépultures majestueuses des monarques européens. Car dans l’Islam en vigueur en Arabie, un roi n’est qu’un simple mortel, infiniment petit face à la majesté de Dieu.
Avant même que la cérémonie des obsèques n’ait lieu, le nouveau roi Salmane entérinait des mesures visiblement prises d’avance. Pour lui non plus, aucun faste n’est prévu, ce n’est pas dans les usages. La mort du roi a valeur d’intronisation pour l’héritier. Pendant plusieurs jours, les portes du palais restent ouvertes pour accueillir les délégations étrangères venues présenter des condoléances et les représentants de toutes les tribus du pays qui viennent faire allégeance au nouveau souverain. Avec lui, c’est la famille al-Soudeiry qui revient au pouvoir. Si le prince Moqren a bien été nommé héritier du trône, il n’est pas soutenu par un clan familial influent car il est né d’une esclave yéménite. La fonction d’héritier de l’héritier a été dévolue au prince Mohammed Ibn Nayef, fils de l’héritier du trône décédé en 2012, encore un Soudeiry, qui s’est distingué dans la lutte anti-terroriste à la tête du ministère de l’Intérieur. En revanche, la nomination au ministère de la Défense du plus jeune fils du nouveau roi, Mohammed Ibn Salmane, promu par la même occasion au poste de directeur de Cabinet de son père, suscite l’inquiétude des Saoudiens, car le jeune homme est loin d’être apprécié. Les fils du roi Abdallah ont été mis à l’écart, ainsi que son conseiller le plus proche, cheikh Khaled al-Tuwaijri.
« Le roi est mort ; vive le roi ». En opérant une passation du pouvoir rapide, le roi Salmane cherchait à atteindre deux objectifs : signifier au monde que l’Arabie saoudite n’est nullement ébranlée par la mort du roi Abdallah et qu’elle continuera de tenir son rang et ses engagements internationaux, et barrer la voie à toute contestation ou revendication familiale ou interne. Mais sur ce dernier point, seul l’avenir pourra dira s’il a réussi. Dans le contexte qui prévaut au Moyen-Orient, l’implosion de l’Arabie saoudite ne serait rien de moins que cataclysmique.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Entretien avec David Rigoulet-Roze – Après le décès du roi Abdallah d’Arabie saoudite, retour sur son règne et sur son successeur le Prince Salman
– Le premier Etat saoudien (1745-1818)
– Le deuxième Etat saoudien, première partie : l’occupation égyptienne dans le Nedjd (1818-1840)
– Le deuxième Etat saoudien, deuxième partie : des conditions de sa naissance à sa disparition (1843-1865)
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – première partie
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – deuxième partie
Notes :
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.
Notes
[1] Le vocable « Âl » avec un A à la prononciation appuyée signifie l’appartenance à une famille, tout comme « Ibn » signifie « fils de ». Le roi défunt s’appelle donc Abdallah fils d’Abdel Aziz de la famille Saoud qui a donné son nom à l’Arabie Saoudite.
[2] De même Bint est le féminin d’Ibn et signifie « fille de ».
[3] Dans l’article qu’il consacre au roi Abdallah, le site Wikipédia mentionne qu’il est le dixième fils du roi, né de la quatorzième épouse. Ceci est loin de correspondre à la réalité et il reste très difficile d’obtenir un arbre généalogique précis de la descendance du roi Abdel Aziz. Si ses fils seraient au nombre de trente-cinq, il est pratiquement impossible de connaître le nombre total des petits-enfants et de leurs descendants.
[4] Pendant longtemps en Jordanie l’héritier du trône était le prince Hassan, frère du roi Hussein. En janvier 1999, il est remplacé par le fils aîné du souverain, le prince Abdallah, devenu le roi Abdallah II de Jordanie. A son tour, le nouveau roi a modifié la ligne de succession en 2009, écartant son demi-frère le prince Hamza, fils de la reine Noor, au profit de son fils le prince Hussein.
[5] Surnom donné à Abdel Aziz après la conquête de Riyad, le rattachant à l’ancêtre éponyme de la famille.
[6] Appelée Wahhabisme en référence au prédicateur Mohammed Ibn Abdel Wahhab, une dénomination qui n’a cours qu’à l’extérieur des frontières du royaume. En effet, les Saoudiens ne se disent pas « wahhabites » car, pour eux, le prédicateur n’a pas créé de courant nouveau dans l’Islam. Ils se réclament du hanbalisme, une des quatre écoles du sunnisme, la plus rigoriste.
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