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Les relations israélo-iraniennes depuis le 7 octobre 2023 : autopsie d’une escalade

Par Emile Bouvier
Publié le 07/05/2024 • modifié le 07/05/2024 • Durée de lecture : 7 minutes

De 2013 à la veille du 7 octobre 2023, les relations entre les deux pays se sont en effet continuellement dégradées, malgré des réchauffements diplomatiques - temporaires - entre l’Iran et les alliés d’Israël, notamment dans le cadre des négociations sur le nucléaire iranien. La dégradation des relations entre les deux pays n’a fait que s’intensifier au fil du temps, en particulier à travers une guerre indirecte, l’Iran ayant réussi à étendre significativement son réseau d’alliés et de proxies au Moyen-Orient. Ces derniers ont accru progressivement leur pression sécuritaire sur Israël, jusqu’au climax de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023. Depuis, dans ce contexte de guerre d’ampleur entre Israël, le Hamas, le Hezbollah et leurs alliés, comment les relations israélo-iraniennes ont-elles évolué ? L’affrontement entre Téhéran et Tel Aviv était-il inévitable ?

Ce sont à ces questions que cet article va s’employer de répondre, en privilégiant une approche chronologique : tout d’abord, la relative modération et prudence de l’Iran à l’égard du conflit sera présentée (I), avant d’en venir au tournant des incidents du mois de janvier (II) qui amorceront l’escalade diplomatico-sécuritaire entre Israël et l’Iran dont l’aboutissement sera la frappe israélienne contre l’ambassade iranienne à Damas le 1er avril et les premiers échanges de tirs directs entre Téhéran et Tel Aviv.

I. Une position iranienne initialement modérée et prudente à l’égard du conflit entre le Hamas et Israël

Les premières semaines du conflit entre Israël et le Hamas se sont caractérisées par une certaine forme de modération de la part de l’Iran. En effet, loin de saisir cette occasion pour affaiblir davantage l’Etat hébreu ou insuffler une mobilisation régionale dont Téhéran aurait été à la tête contre Israël, la République islamique s’est employée dès les premiers jours de la guerre à faire savoir, au contraire, que l’Iran n’avait été aucunement impliqué ni dans la planification, ni dans l’exécution, de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre [4]. Tout en saluant l’offensive du Hamas comme une « opération décisive » et « un véritable exemple de légitime défense contre un régime criminel », Ali Shamkhani, conseiller politique du guide suprême iranien et conseiller à la Sécurité nationale jusqu’en mai 2023, qualifiait quant à lui par exemple le 8 octobre la « résistance palestinienne » de « mouvement indépendant » (sic) [5]. L’Iran se contentera ainsi de mettre en garde Israël, affirmant par exemple que « l’ouverture de nouveaux fronts sera possible » [6] ou que « la région deviendra hors-de-contrôle » [7] si Tel Aviv continuait ses frappes dans la bande de Gaza, sans jamais prendre position aux côtés de son allié du Hamas ; le 15 octobre, Téhéran s’engagera même à ne pas s’en prendre à Israël si ce dernier n’attaquait pas l’Iran [8]. Exemple éloquent de la modération iranienne, le président iranien Ebrahim Raïssi évoquera au sommet arabo-musulman de Ryad le 11 novembre 2023 la menace d’un boycott des produits israéliens et la conduite de poursuites judiciaires contre Israël [9], tranchant avec la verve belliciste usuelle du pouvoir iranien à l’endroit de son rival israélien.

Cette position pour le moins modérée de la part du chef de file de « l’Axe de la Résistance » [10] a témoigné de la réticence initiale de l’Iran à s’engager davantage dans le conflit entre Israël et le Hamas, ou du moins de minimiser son implication dans ce dernier ; de nombreux rapports font en effet état du rôle joué par Téhéran - et notamment par le Corps des Gardiens de la révolution - dans la planification de l’attaque du Hamas, en coordination avec le Hezbollah, dans les mois ayant précédé le 7 octobre 2023 [11]. Sans affirmer non plus que l’Iran a ordonné l’attaque du Hamas contre Israël, ni que l’Iran contrôle les militants palestiniens - il s’agit d’alliés redevables envers la République islamique mais pas de « marionnettes » pour autant [12] -, il n’en reste pas moins que le conflit a éclot à un moment particulièrement opportun pour l’Iran, qui souffrait de plus en plus de la normalisation des relations diplomatiques d’Israël avec ses voisins régionaux.

A bien des égards, le régime des mollahs est apparu comme l’un des grands gagnants de ce conflit [13] - au moins durant les premières semaines - en raison du bouleversement géopolitique induit par ce dernier en défaveur d’Israël, et cela sans avoir eu à engager militairement l’Etat hébreu. Téhéran n’avait donc aucun intérêt à provoquer une riposte militaire de Tel Aviv en s’engageant davantage dans le conflit au profit du Hamas et du Hezbollah. Cette dynamique changera toutefois sensiblement à partir du mois de janvier 2024.

II. L’amorce de l’escalade sécuritaire

Dès le mois de janvier, une série d’événements vient durcir les tensions entre Israël, l’Iran et ses alliés : le 2 janvier, l’armée israélienne tue lors d’une frappe en plein Beyrouth Saleh Arouri, un haut-responsable du Hamas [14] ; le surlendemain, le 4 janvier, un attentat en Iran tue 84 personnes lors d’une cérémonie de commémoration de la mort quatre ans plus tôt de Qassem Soleimani, symbole s’il en est de la guerre de l’ombre entre l’Iran, Israël et les Etats-Unis [15] ; le 7 janvier, le Hezbollah frappe avec succès une base militaire israélienne sur le mont Méron [16] ; le 8 janvier, une frappe aérienne israélienne tue au Liban Wissam al-Tawil, un officier du Hezbollah commandant une unité d’élite [17]. Si l’attentat en Iran sera finalement revendiqué par la filiale afghane de l’Etat islamique, l’Iran accusera malgré tout Israël et les Etats-Unis d’en être les auteurs [18]. Une accusation qui apparaîtra d’autant plus renforcée par le refus de Tel Aviv de commenter l’attentat et les charges à son encontre [19].

L’escalade sécuritaire dans le sud du Liban entre Israël et le Hezbollah, couplée au besoin de l’Iran de montrer sa puissance et sa capacité de riposte après l’attentat mené sur son sol le 4 janvier, pousseront Téhéran à s’engager dans une démonstration de force régionale visant tant à rassurer ses alliés qu’à intimider ses adversaires. Ainsi, le 15 janvier, le Corps des gardiens de la Révolution islamique tire plusieurs missiles balistiques contre un immeuble d’Erbil, au Kurdistan d’Irak, soupçonné d’abriter un quartier-général du Mossad, les services de renseignement israéliens ; quatre civils kurdes perdront la vie dans l’attaque [20]. Dans le même temps, plusieurs positions de l’Etat islamique sont ciblées en Syrie près d’Idlib [21]. Selon des propos tenus par des responsables iraniens et rapportés par l’agence de presse Fars, cette frappe visait surtout à « confirmer la capacité de l’Iran à attaquer directement Israël » [22].

Cette escalade diplomatico-sécuritaire se poursuit les semaines suivantes : le 20 janvier, Israël tue cinq officiers militaires iraniens lors d’une frappe à Damas, poussant l’Iran à promettre de ne pas laisser cet affront « sans réponse » [23]. Le lendemain, Téhéran lance plusieurs missiles dans une nouvelle démonstration de force contre un groupe djihadiste au Pakistan - le « Jaish al-Adl » -, tuant deux enfants pakistanais et provoquant une crise diplomatique majeure avec Islamabad [24]. Face à l’intensification de l’escalade sécuritaire, les Gardiens de la Révolution initient le retrait, fin janvier, de plusieurs de leurs officiers déployés en Syrie [25]. Concomitamment à ces actes de guerre, des exercices militaires à vocation médiatique sont également organisés : le 13 février 2024 par exemple, des manœuvres navales sont conduites par Téhéran, au cours desquelles est simulée une attaque sur la base aérienne israélienne de Palmachim [26].

Le mois de février et de mars confirmeront l’intensification de l’escalade sécuritaire : tandis que l’Iran donne son blanc-seing à ses alliés, notamment le Hezbollah [27] et les Houthis [28], pour accroître leurs attaques contre Israël, ce dernier intensifie substantiellement ses frappes contre les proxies de l’Iran en Syrie [29] en conduisant ses raids les plus imposants depuis le début du conflit [30] et - comme le montre la carte ci-dessus - mène des frappes aériennes toujours plus loin dans la profondeur du territoire libanais, ne se contentant plus seulement de la seule ligne de front à la frontière israélo-libanaise mais frappant jusqu’aux alentours de la ville de Balbek, dans le nord-est du pays [31]. Les alliés de l’Iran accroissent également leurs attaques. En mer Rouge et dans le golfe d’Aden par exemple, les Houthis continuent leurs attaques en dépit de la coalition navale menée à leur encontre par les Etats-Unis depuis le mois de décembre 2023 : le 7 mars, ils tuent par exemple trois membres d’équipage philippins et vietnamien lors d’une attaque contre un cargo battant pavillon de la Barbade, accusé d’appartenir à une entreprise américaine [32]. De son côté, le Hezbollah tire le 12 mars un barrage de plus de cent roquettes contre Israël, son attaque la plus imposante depuis le début du conflit [33].

Conclusion

Finalement, quelques jours plus tard, le 1er avril, Israël détruit une partie de l’ambassade iranienne à Damas lors d’une nouvelle frappe aérienne ; atteinte dans son intégrité diplomatique, territoriale et symbolique, l’Iran initie quelques jours plus le tard une riposte qui ouvrira le cycle des premiers échanges de tirs directs entre Téhéran et Tel Aviv depuis la fondation de la République islamique. Si les deux belligérants ne souhaitent pas de guerre généralisée à l’heure actuelle, les actions ciblées risqueront certainement de se produire encore avec régularité, fréquence et intensité ; les bombardements d’Israël sur Rafah le 7 mai et la poursuite des opérations israéliennes dans la bande de Gaza se monteront, à cet égard, déterminantes.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Attaque de l’Iran contre Israël : point de situation et perspective
 Les relations israélo-iraniennes de 2013 à la veille du 7 octobre 2023 (1/2). Les années 2013-2016 : un apaisement des tensions en trompe-l’œil
 Alors que l’Iran n’a jamais été aussi proche de se doter de l’arme atomique, où en sont les négociations sur le nucléaire iranien (1/3) ? De l’accord historique au désastre diplomatique
 Synthèse de la guerre entre le Hamas et l’Etat d’Israël – Période du 7 au 19 octobre 2023

Sitographie :
 The Iran-Israel War Is Just Getting Started, RAND, 25/04/2024
https://www.rand.org/pubs/commentary/2024/04/the-iran-israel-war-is-just-getting-started.html
 Israel Versus Iran - What All-Out War Could Look Like, Bloomberg, 13/04/2024
https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-04-13/israel-versus-iran-what-an-open-war-between-them-could-look-like
 The Israel-Iran war gamble, SETA, 19/04/2024
https://www.setav.org/en/the-israel-iran-war-gamble/
 Exclusive : ‘We are not involved’, Iran insists after Hamas attack on Israel, Amwaj, 09/10/2023
https://amwaj.media/article/exclusive-we-are-not-involved-iran-insists-after-hamas-attack-on-israel
 New fronts possible if Israeli aggression on Gaza continues : Iran, Anadolu Ajansi, 13/10/2023
https://www.aa.com.tr/en/middle-east/new-fronts-possible-if-israeli-aggression-on-gaza-continues-iran/3017938
 Iran warns Israel to stop war in Gaza or region will ’go out of control’, BBC, 22/10/2023
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-67188346
 Iran warns Israel : Don’t attack us, we won’t engage you, Reuters, 15/10/2023
Iran warns Israel : Don’t attack us, we won’t engage you
 At Arab-Islamic summit, Iran’s Raisi calls for boycotting, prosecuting Israel over Gaza war, Anadolu Ajansi, 11/11/2023
https://www.aa.com.tr/en/middle-east/at-arab-islamic-summit-iran-s-raisi-calls-for-boycotting-prosecuting-israel-over-gaza-war/3051185
 Comment le Hamas, le Hezbollah et l’Iran ont minutieusement planifié l’offensive en Israël depuis Beyrouth, L’Orient le Jour, 09/10/2023
https://www.lorientlejour.com/article/1352061/comment-le-hamas-le-hezbollah-et-liran-ont-minutieusement-planifie-loffensive-en-israel.html
 Iran Supports Hamas, but Hamas Is No Iranian ’Puppet’, Council of Foreign Relations, 07/01/2009
https://www.cfr.org/interview/iran-supports-hamas-hamas-no-iranian-puppet
 « Israël-Hamas : échec et mat, la victoire de l’Iran ». La tribune d’Alain Bauer, L’Opinion, 30/10/2023
https://www.lopinion.fr/international/israel-hamas-echec-mat-la-victoire-de-liran-la-tribune-dalain-bauer
 An apparent Israeli strike killed a top Hamas commander. How might it impact the Gaza conflict ?, AP News, 02/01/2023
https://apnews.com/article/israel-hamas-saleh-arouri-assassination-war-2ffee158445dc8dcaffd9bdc4e1164a0
 Iran blames US, Israel for blasts killing at least 84 at ceremony honoring slain general, Le Monde, 04/01/2024
https://www.lemonde.fr/en/international/article/2024/01/04/iran-blames-israel-and-us-for-deadly-attacks-that-left-95-dead_6399963_4.html
 Israel says Hezbollah struck sensitive air traffic base in the north and warns of ‘another war’, AP News, 08/01/2024
https://apnews.com/article/israel-hamas-war-news-01-07-2024-2122c6290d059b0bb6aaefddcf43baf4
 Israeli strike kills an elite Hezbollah commander in the latest escalation linked to the war in Gaza, AP News, 09/01/2024
https://apnews.com/article/israel-hamas-war-news-01-08-2024-18fbc9af50000c94fed59017fe82481e
 L’Iran accuse Israël et les États-Unis après l’attentat de Kerman, Jeune Afrique, 04/01/2024
https://www.jeuneafrique.com/1521157/politique/liran-accuse-israel-et-les-etats-unis-apres-lattentat-de-kerman/
 Iranian MP Accuses Mossad, Israel Of Involvement In Kerman Blasts, Iran International, 14/01/2024
https://www.iranintl.com/en/202401140332
 Iran blames Israel, US for deadly blasts near grave of Guards general Soleimani, France24, 04/01/2024
https://www.france24.com/en/middle-east/20240104-iran-blames-israel-us-for-deadly-twin-blasts-near-grave-of-guards-general-soleimani
 Iran launches missile strikes in northern Iraq and Syria, claims to destroy Israeli spy base, CNN World, 16/01/2024
https://edition.cnn.com/2024/01/16/middleeast/iran-missiles-kurdistan-syria-israel-intl-hnk/index.html
 ‘Credibility at stake’ : Why did Iran strike inside Pakistan amid Gaza war ?, Al Jazeera, 19/01/2024
https://www.aljazeera.com/news/2024/1/19/credibility-at-stake-why-did-iran-bomb-pakistan-amid-gaza-war
 Pakistan accuses Iran of launching airstrike on its territory, killing 2 children, The Times of Israel, 17/01/2024
https://www.timesofisrael.com/pakistan-accuses-iran-of-launching-airstrike-on-its-territory-killing-2-children/
 Exclusive : Iran’s Guards pull officers from Syria after Israeli strikes, Reuters, 01/02/2024
https://www.reuters.com/world/middle-east/irans-guards-pull-officers-syria-after-israeli-strikes-2024-02-01/
 Iran simulates strike on Israeli base as it showcases naval force, Al Jazeera, 13/02/2024
https://www.aljazeera.com/news/2024/2/13/irans-irgc-makes-naval-show-of-force-as-gaza-war-rages
 Iran ’Gives Hezbollah Go-Ahead To Increase Attacks Against Israel’, Iran International, 29/02/2024
https://www.iranintl.com/en/202402291130
 US Intelligence Warns of Growing Iranian-Houthi Weapons Cooperation, VOA, 07/02/2024
https://www.voanews.com/a/us-intelligence-warns-of-growing-iranian-houthi-weapons-cooperation-/7478387.html
 A pair of Israeli airstrikes deep into northeastern Lebanon kills at least two people, officials say, AP News, 12/03/2024
https://apnews.com/article/hezbollah-israel-lebanon-hamas-airstrikes-baalbek-913962d8ccf9ba1fd1a3d188a1688925
 Three killed in Houthi missile attack on cargo ship in Gulf of Aden, BBC News, 07/03/2024
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-68490695
 Was this the week Israel and Hezbollah drew closer to war ?, BBC News, 16/03/2024
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-68575413

Publié le 07/05/2024


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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