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Des zones marécageuses de la frontière irano-irakiennes aux montagnes escarpées du Liban, les milices chiites ont été de tous les combats menés directement ou indirectement par l’Iran au Moyen-Orient depuis ces trois dernières décennies au cours desquelles elles ont pu accroître leurs compétences militaires, leur habileté tactique et leur adaptabilité aux nouveaux types de conflit, asymétriques ou non.
En Irak, la trajectoire des milices chiites à cet égard est, une fois encore, similaire à celle du Hezbollah au Liban. C’est à travers le conflit asymétrique que l’organisation libanaise s’est, dans un premier temps, le plus distinguée. Du début des années 1980 au retrait des forces israéliennes dans le sud du Liban le 25 mai 2000, même si le mouvement a connu des revers, il a souvent ciblé avec succès les forces israéliennes et leurs alliés de l’Armée du Sud-Liban (SLA) (1). Ainsi par exemple, avant la déclaration officielle de création du Hezbollah en 1985, le groupe s’était déjà montré actif, notamment par l’attaque à la voiture piégée du quartier-général des services de renseignement et de sécurité israéliens à Tyr, le 11 novembre 1982, provoquant la mort de 75 personnes.
La situation s’est avérée similaire en Irak. Du milieu des années 1980 aux années 1990, les dissidents chiites irakiens, d’anciens captifs ayant servi comme conscrits dans l’armée de Saddam Hussein durant la guerre Iran-Irak (1980-1988), ainsi que d’autres groupes d’insurgés irakiens chiites soutenus par Téhéran, ont été placés par le Corps des gardiens de la révolution sous l’égide de l’Organisation Badr, qui s’est alors chargée de former ces nouveaux combattants et leurs futurs cadres. Comme le Hezbollah au Liban, au fil des années, le groupe a développé des compétences militaires et de l’expérience en matière de guerre asymétrique par ses différentes attaques contre les forces de sécurité de Saddam Hussein.
Au regard de la guerre Hezbollah-Israël en 2006 (12 juillet-14 août) et de l’occupation concomitante de l’Irak par les Etats-Unis de 2003 à 2011, les milices chiites ont développé des compétences militaires au fil des années, ainsi qu’un arsenal de plus en plus sophistiqué. Le 14 juillet 2006 figurera à cet égard comme une date-clé : les militants du Hezbollah ont, pour la première fois, tiré un missile sol-sol sur la corvette israélienne Hanit, provoquant d’importants dommages matériels et la mort de quatre marins. Ce savoir-faire, ainsi que les chaînes logistiques de missiles balistiques en provenance d’Iran, ont été partagés avec les Houthis au Yémen : dès 2016, ils ont par exemple tiré des missiles sol-mer sur un bâtiment de guerre américain et sol-sol sur une base saoudienne (2).
Au cours de la guerre contre les forces d’occupation américaines, le Kata’ib Hezbollah s’est fait une spécialité des engins explosifs improvisés améliorés que le Hezbollah avait conçus durant la guerre contre Israël en 2006 (3). Des roquettes improvisées, baptisées « Ashtar » par les milices chiites, ont également été tirées en nombre contre les forces américaines. Au fil des années et du conflit, les milices ont développé et amélioré ces roquettes, accroissant leur portée ou renforçant l’étendue de leur impact.
L’introduction des drones dans l’espace militaire s’est avérée être l’un des nouveaux vecteurs d’accroissement des capacités opérationnelles du Hezbollah et, partant, des autres milices chiites. Initialement cantonnés à des missions de reconnaissance et de surveillance, les drones seront rapidement déployés dans le ciel d’Israël par le Hezbollah qui a d’ailleurs, à plusieurs reprises, démontré ses capacités à détourner des drones israéliens (4). Cette expertise, développée avec l’assistance des Gardiens de la Révolution, a été étendue et partagée très rapidement aux autres milices chiites. En 2009 par exemple, le Kataib Hezbollah est parvenu à pirater un drone américain en Irak en exploitant un système de communications non-protégé (5).
En combattant côte-à-côte, ces groupes se sont alimentés mutuellement en compétences et en expérience militaire, tant en matière de tactiques asymétriques que conventionnelles. Très rapidement, ces milices se sont imposées comme un redoutable outil de Téhéran en Irak et au Moyen-Orient de manière générale, conduisant ainsi l’Iran à financer, former et armer à grande échelle ces forces paramilitaires.
Le conflit contre l’Etat islamique en Irak et en Syrie a consacré le rôle des milices chiites et leur poids dans l’équation militaire régionale, en particulier en Irak. En effet, le rôle de ces milices dans le conflit s’est avéré à plusieurs reprises décisif comme, par exemple, lors du coup d’arrêt imposé par les milices chiites à l’Etat islamique durant le mois de juin 2014 alors que ce dernier fonçait sur Bagdad en fauchant sur son passage les forces armées régulières irakiennes. Le grand ayatollah Ali al-Sistani, leader des chiites irakiens, a en effet appelé à la mobilisation générale au début de l’été 2014 lors d’une fatwa (un décret religieux) encourageant les Irakiens à prendre les armes afin de sauver l’Irak de la menace djihadiste. Les Irakiens chiites ont alors rejoint les milices chiites déjà existantes, ainsi que d’autres créées pour l’occasion, avec l’approbation du Premier ministre de l’époque Nouri al-Maliki, qui leur a octroyé un statut semi-officiel sous l’égide des milices Hashd al-Shaabi (« Forces de mobilisation populaire », aussi traduites comme « Unités de mobilisation populaire » - PMF/PMU). L’Iran soutiendra aussitôt, de façon très substantielle, ces nouveaux contingents de miliciens chiites, qui s’imposeront rapidement comme une force militaire irremplaçable. En 2019, près d’une cinquantaine de milices chiites opérait sous la houlette des PMF (6).
Les milices chiites se sont en effet distinguées là où les forces de sécurité irakiennes ont déçu : alors que ces dernières se sont montrées d’emblée démotivées et peu enclines au combat (7), laissant ainsi le champ libre à Daech pour initier de vastes offensives dans de larges territoires, les milices chiites ont en revanche brillé par leur motivation et leur ardeur au combat. A l’automne 2017, les PMF, notamment la Saraya al-Khorasani, ont par exemple été à la pointe de l’offensive contre Daech à Hawija, reprenant le district en vingt jours (21 septembre-11 octobre 2017).
Le succès aidant, ces milices ont glané un nombre croissant de recrues et de volontaires jusqu’à devenir l’un des éléments incontournables, sinon irremplaçables, du dispositif de l’armée irakienne. Depuis 2010, les milices chiites en Irak auraient multiplié par vingt leurs effectifs : fortes de 4 000 combattants au début de la dernière décennie, les miliciens chiites seraient aujourd’hui entre 81 et 84 000 hommes (8). En octobre 2017, à l’issue du référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien du 25 septembre 2017, les forces de sécurité irakiennes ont initié une vaste offensive (9) dont les milices chiites se sont avérées le réel le fer de lance, par exemple.
Quel que soit leur niveau d’autonomie, les milices chiites restent profondément inféodées à Téhéran. La participation des PMF à l’offensive d’octobre 2017 contre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) n’a pas été le fait de Bagdad, mais bien de l’Iran. En effet, quelques jours avant l’offensive, le général Ghassem Soleimani s’était rendu à As Souleimaniyeh, capitale politique de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), afin de négocier avec les représentants de ce dernier le retrait des Peshmergas de l’UPK en cas d’offensive iranienne (10). Ce sera chose faite : sous la pression de Téhéran et l’avancée des milices chiites, les Peshmergas de l’UPK battront en retraite en bon ordre, sans pratiquement échanger un coup de feu, a contrario de ceux du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) (11).
Aujourd’hui, les milices chiites apparaissent, à bien des égards, comme l’incarnation de la mainmise du régime des mollahs sur l’Irak. Incontrôlables, ces milices ont pourtant fait l’objet, à plusieurs reprises, de projets de lois visant à les ramener sous l’égide de l’armée régulière irakienne. Le 26 novembre 2016 par exemple, le Parlement irakien votait une loi reconnaissant formellement les Forces de mobilisation populaire comme une branche autonome des forces de sécurité irakiennes et les autorisait à recevoir, dans ce cadre, des financements de l’Etat irakien. Toutefois, la loi requérait, en échange, que les PMF concèdent leur armement à Bagdad et abandonnent toute velléité politique.
Les PMF ne se sont pas pliées à cette loi, ni aux décrets présidentiels qui ont suivi ; et pour cause. Le gouvernement fédéral de Bagdad n’est en effet, pour le moment, pas en mesure de s’opposer militairement, ni même diplomatiquement, aux milices chiites soutenues par l’Iran. Les PMF prolifèrent donc à travers le pays et se développent tant militairement que politiquement. En septembre 2019 par exemple, les PMF auraient émis le souhait de se doter de leur propre composante aérienne militaire (12). Cette information, qui n’a toutefois jamais été confirmée ni réitérée, montre en revanche l’ampleur de l’autonomie et de la puissance dont disposent les PMF.
Le poids des milices chiites dans la vie politique irakienne devient également de plus en plus notable. Lors des élections parlementaires du 12 mai 2018 par exemple, les listes de deux responsables des PMF sont sorties grandes gagnantes du scrutin : l’alliance Shaairoon, dirigée par le clerc chiite et leader de la milice Saraya as-Salam, Muqtada al-Sadr, a remporté le plus de sièges (54 sur 329), suivi de l’alliance Fatah (47 sièges), dirigée quant à elle par Hadi al-Amiri, commandant de l’Organisation BADR.
Dans la perspective des prochaines élections provinciales, prévues le 21 février 2020, la fièvre politique monte au sein des milices chiites, qui se mobilisent toujours plus pour tenter de faire gagner le plus de responsables politiques issus des rangs des milices chiites. La mort du parrain de ces dernières, Ghassem Soleimani, risque toutefois de changer la donne : adoré, sinon vénéré en Iran, le défunt général iranien ne dispose pas d’un remplaçant en mesure d’assurer une parfaite continuité dans le leadership des milices chiites. Si son bras droit et frère d’arme de longue date le général Esmail Ghaani a été nommé au Téhéran au poste de Ghassem Soleimani, les incontrôlables milices chiites ne l’entendront pas nécessairement ainsi.
Notes :
(1) David Hirst, Beware of Small States : Lebanon, Battleground of the Middle East (New York : Nation Books, 2010).
(2) https://www.middleeasteye.net/news/houthis-fire-missiles-saudi-base-and-us-navy-ship-after-funeral-attack
(3) “Kataib Hezbollah,” Stanford University Project on Mapping Militant Groups
(4) https://www.bbc.com/news/world-middle-east-19914441
(5) Don Rassler, “Drone, Counter Drone : Observations on the Contest Between the United States and Jihadis,” CTC Sentinel 10:1 (2017) : https://ctc.usma.edu/drone-counter-drone-observations-on-the-contest-between-the-united-states-and-jihadis/
(6) https://www.aljazeera.com/indepth/features/times-iraq-shia-militias-soleimani-killing-200122102304977.html
(7) Si les Peshmergas du Kurdistan irakien n’avaient investi la ville de Kirkouk le 12 juin 2014, celle-ci serait certainement tombée aux mains de Daech : les forces de sécurité irakiennes s’étaient en effet enfuies en apprenant l’arrivée de l’Etat islamique. Mossoul ne sera pas épargnée quant à elle : en 6 jours, du 4 au 10 juin 2014, les djihadistes s’emparent de la deuxième plus grande ville d’Irak, alors qu’ils n’opposaient que 1 500 combattants face aux 60 000 membres des forces de sécurité irakiennes alors présentes dans la ville.
(8) https://www.voanews.com/middle-east/voa-news-iran/pro-iran-shiite-militias-iraq-expanding-despite-iraqi-leaders-efforts
(9) Cette offensive visait à reprendre de force aux Kurdes une partie des territoires disputés entre Erbil et Bagdad (la ville de Kirkouk et ses riches gisements pétrolifères notamment).
(10) https://www.voanews.com/middle-east/voa-news-iran/pro-iran-shiite-militias-iraq-expanding-despite-iraqi-leaders-efforts
(11) Ces derniers tenteront tout de même d’opposer localement quelques poches de résistance à l’avancée irakienne ; une vingtaine de morts serait à déplorer dans ce cadre, bien que les chiffres précis du bilan humain de l’offensive de Bagdad en octobre 2017 contre le Kurdistan irakien ne soit pas connu.
(12) https://www.voanews.com/middle-east/voa-news-iran/pro-iran-shiite-militias-iraq-expanding-despite-iraqi-leaders-efforts
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Entretien avec Arthur Quesnay sur la présence iranienne en Irak et sur l’escalade des tensions entre Téhéran et Washington
– Téhéran et l’Irak : positionnement diplomatique, engagement sur le théâtre irakien
– Le Corps des Gardiens de la révolution islamique iranienne
– Le jeu des alliances irano-américaines au Moyen-Orient : des pactes et des actes
– Le Hezbollah dans ses relations avec l’Iran et la Syrie
Bibliographie :
– THURBER, Ches. Militias as sociopolitical movements : Lessons from Iraq’s armed Shia groups. Small Wars & Insurgencies, 2014, vol. 25, no 5-6, p. 900-923.
– CIGAR, Norman. Iraq’s Shia Warlords and Their Militias : Political and Security Challenges and Options. ARMY WAR COLLEGE CARLISLE BARRACKS PA STRATEGIC STUDIES INSTITUTE, 2015.
– NASR, Vali. The Shia Revival. Military Review, 2007, vol. 87, no 3, p. 9.
– FORREST, Christopher. Coercive engagement : a security analysis of Iranian support to Iraqi Shia militias. Strategic Studies Quarterly, 2009, vol. 3, no 2, p. 99-123.
– DEEB, Marius. Shia movements in Lebanon : Their formation, ideology, social basis, and links with Iran and Syria. Third World Quarterly, 1988, vol. 10, no 2, p. 683-698.
– SCHWARZ, Anthony J. Iraq’s Militias : The True Threat to Coalition Success in Iraq. ARMY WAR COLLEGE CARLISLE BARRACKS PA, 2007.
– RACHED, Kardo et BALI, Ahmed Omar. Post-ISIS Iraq and the Shia Armed Groups. Central European Journal of International & Security Studies, 2019, vol. 13, no 1.
– ISAKHAN, Benjamin. The Islamic State attacks on Shia holy sites and the “Shrine Protection Narrative” : Threats to sacred space as a mobilization frame. Terrorism and Political Violence, 2018, p. 1-25.
– LEVY, Ido. Shia Militias and Exclusionary Politics In Iraq. Middle East Policy, 2019, vol. 26, no 3, p. 123-133.
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– TABATABAI, Ariane et ESFANDIARY, Dina. Cooperating with Iran to combat ISIS in Iraq. The Washington Quarterly, 2017, vol. 40, no 3, p. 129-146.
– STEINBERG, Guido. The Badr Organization : Iran’s most important instrument in Iraq. 2017.
– O’DRISCOLL, Dylan et VAN ZOONEN, Dave. The Future of Iraq : Is Reintegration Possible ? Middle East Policy, 2017, vol. 24, no 3, p. 34-47.
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Sitographie :
– Iranian commander issued stark warning to Iraqi Kurds over Kirkuk, Reuters, 20/10/2017
https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-iraq-kirkuk-fall/iranian-commander-issued-stark-warning-to-iraqi-kurds-over-kirkuk-idUSKBN1CP2CW
– Les Kataeb Hezbollah, la milice pro Iran qui combat les États-Unis en Irak, Le Figaro, 03/01/2020
https://www.lefigaro.fr/international/les-kataeb-hezbollah-la-milice-pro-iran-qui-combat-les-etats-unis-en-irak-20200103
– À Bagdad, les milices chiites fourbissent leurs armes contre l’Amérique, Le Figaro, 08/01/2020
https://www.lefigaro.fr/international/a-bagdad-les-milices-chiites-fourbissent-leurs-armes-contre-l-amerique-20200108
– En Iran, l’assassinat de Ghassem Soleimani par les Etats-Unis unit toutes les factions, Le Monde, 03/01/2020
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/03/apres-la-mort-de-ghassem-soleimani-en-iran-les-factions-du-regime-font-bloc_6024719_3210.html
– ’Perilous times’ for Iraq’s Shia militias after Soleimani killing, Al-Jazeera, 22/01/2020
https://www.aljazeera.com/indepth/features/times-iraq-shia-militias-soleimani-killing-200122102304977.html
– How Iran and Qassem Soleimani shaped the fight against ISIS, according to an aid worker who saw it first-hand, Business Insider, 30/01/2020
https://www.businessinsider.com/how-iran-soleimani-shaped-isis-fight-according-to-aid-worker-2020-1?IR=T
– Iraq’s future uncertain as rival militias seek revenge for US strike, Financial Times, 16/01/2020
https://www.ft.com/content/850c33a0-3614-11ea-a6d3-9a26f8c3cba4
– AP Explains : Who are Iraq’s Iran-backed militias ?, Egypt Independent, 01/01/2020
https://egyptindependent.com/ap-explains-who-are-iraqs-iran-backed-militias/
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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