Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité
« Vers une nouvelle guerre au Haut-Karabagh ? » [1], « les Azéris ont pour objectif final l’anéantissement du peuple arménien et de son histoire » [2] … Courant septembre 2022, la presse française et internationale s’est émue des nouveaux affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans la région de l’Artsakh (nom donné au Haut-Karabagh par les Arméniens), deux ans presque jour pour jour après la deuxième guerre éponyme, du 27 septembre au 10 novembre 2020, qui aura abouti en une victoire écrasante de l’Azerbaïdjan et la mort d’environ 7 000 personnes [3].
L’accord de cessez-le-feu signé le 10 novembre par le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, le Président azerbaïdjanais Ilham Aliyev et Vladimir Poutine semblait pourtant contenir la promesse d’une certaine stabilité qui, de fait, aura globalement tenu durant presque deux ans : malgré la rancœur arménienne et l’omnipotence du vainqueur azéri, et à l’exception des escarmouches qui éclateront au fil des mois [4], seules deux ruptures majeures du cessez-le-feu - en mai 2021 [5] puis en septembre 2022 [6] - seront notées.
La fin de l’été 2022 marque donc un véritable tournant dans le respect relatif du cessez-le-feu : après de premiers affrontements le 3 août 2022 [7], les combats reprendront violemment dans la nuit du 12 au 13 septembre et s’étaleront jusqu’au lendemain ; ils reprendront à nouveau du 14 au 16 septembre, puis du 21 au 29 septembre. En tout, sans que ces chiffres ne soient définitifs ni n’aient pu être recoupés, plus de 300 soldats et civils arméniens et azéris auraient perdu la vie [8].
Pourquoi l’Azerbaïdjan a-t-il soudainement repris ses opérations militaires contre l’Arménie et qu’en a-t-il tiré ? Quelles conséquences pour l’équation géopolitique régionale et pour les acteurs internationaux du conflit, à l’instar de la Turquie et de la Russie ? Quel avenir pour la paix entre ces deux adversaires transcaucasiens ? Cet article tâchera de répondre à ces questions en démontrant tout d’abord que si la crise que traversent aujourd’hui les deux pays s’explique en grande partie par l’insatisfaction de Bakou à l’égard du cessez-le-feu (I), un traité pourrait permettre de satisfaire les deux parties, comme essayent de le promouvoir activement des médiateurs comme l’Europe (II) ; l’installation dans le temps de la crise arméno-azérie participe toutefois de sa complexification au fur et à mesure qu’un nombre croissant d’acteurs exogènes à la Transcaucasie essayent de tirer parti de la situation (III).
La nouvelle crise arméno-azérie tient ses origines, en grande partie, des contours de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020. En synthèse, celui-ci s’articulait autour de neuf points et prévoyait [9] :
– un cessez-le-feu intégral de part et d’autre de la ligne de front
– la restitution de la région d’Aghdam, dans le Haut-Karabagh, à l’Azerbaïdjan
– le déploiement de près de deux mille soldats russes comme force de maintien de la paix pour une durée renouvelable de cinq ans
– l’établissement d’un « centre de maintien de la paix » visant à coordonner le respect du cessez-le-feu
– la restitution à Bakou des régions de Kelbadjar et de Latchine ; la protection du corridor de Latchine, seule voie de communication acceptée entre l’Arménie et les territoires du Haut-Karabagh encore sous contrôle arménien, sera assurée par le contingent russe. Erevan s’engage par ailleurs à construire une nouvelle voie de communication entre l’Artsakh et l’Arménie où sera redéployé le contingent russe à l’issue
– le retour des déplacés internes et réfugiés sous l’égide de l’Office du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)
– le retour intégral et réciproque des prisonniers de guerre et des corps des victimes
– le rétablissement des liaisons économiques et logistiques dans la région
– la construction de nouvelles voies de communication entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan
Cet accord - qui, pour rappel, n’est pas un traité de paix - ne se montrera pas entièrement satisfaisant pour les Azerbaïdjanais : au-delà du déploiement de forces de maintien de la paix russes qui ont été perçues comme des forces d’occupation par une partie de la population azérie [10], les conquêtes territoriales de Bakou, pourtant substantielles, n’ont pas rempli l’intégralité de leurs objectifs. Certaines portions notables du Haut-Karabagh demeurent en effet encore arméniennes et plusieurs villes sous contrôle d’Erevan, comme Syunik (Zangezur en azéri) ou Sevan (Geghakunik) [11], font l’objet de revendications irrédentistes très fortes de la part de Bakou [12]. La région de Syunik fera ainsi l’objet d’une offensive des forces azerbaïdjanaises le 12 mai 2021, qui avanceront de près de 3,5 kilomètres en territoire arménien [13].
Deuxièmement, Bakou n’est pas parvenue à concrétiser l’idée qu’elle défend avec Ankara d’un « corridor de Zangezur » [14] (expliquant par la même occasion les affrontements dans ce secteur en mai 2021) permettant de connecter directement le territoire azerbaïdjanais au territoire turc - la portion turque de la route relierait Iğdir à Kars - en passant par l’exclave du Nakhitchevan. Cette route permettrait par ailleurs de connecter directement la Turquie au reste du monde turcique, au sein duquel la présidence turque tâche résolument d’étendre son influence [15].
Troisièmement, les Arméniens se voient accorder une latitude d’action trop importante aux yeux de Bakou : aucun délai n’a par exemple été défini pour la construction de la route devant permettre à l’Arménie de se passer du corridor de Latchin et d’en laisser le contrôle aux forces azerbaïdjanaises. Certains analystes [16] percevront d’ailleurs les affrontements du 4 août 2022 comme une volonté de Bakou de presser Erevan d’achever la construction de cette nouvelle route. Ce sera finalement chose faite le 30 août et la route historique du corridor de Latchin, financée en grande partie par la diaspora arménienne à la suite de la victoire d’Erevan lors de la première guerre du Haut-Karabagh (1988-1994), sera fermée [17].
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
– Cessez-le-feu dans le Caucase du sud : vers une paix durable ?, Par Benoît Filou
– Le conflit du Haut-Karabagh : pourquoi faut-il distinguer le Haut-Karabagh lui-même des territoires azerbaïdjanais occupés par les forces arméniennes, Par Benoît Filou
– Caucase du Sud : le grand chantier de l’ouverture des voies de communication
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[2] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/arthur-khandjian-les-azeris-ont-pour-objectif-final-l-aneantissement-du-peuple-armenien-et-de-son-histoire-20220919
[4] Par exemple https://www.azatutyun.am/a/31409039.html , ou encore https://www.arabnews.com/node/1983841/world
[5] https://eurasianet.org/as-azerbaijan-pushes-advantage-against-armenia-russias-role-again-under-scrutiny
[6] https://www.la-croix.com/Monde/Armenie-Azerbaidjan-affrontements-frontiere-troupes-Bakou-essaient-avancer-2022-09-13-1201232949
[8] Cette estimation repose sur une compilation des déclarations de pertes de chaque acteur du conflit, à l’instar de celles du Ministère de la Défense azéri (https://tass.com/world/1509321 par exemple) mais aussi du Conseil de sécurité des Nations Unies (https://news.am/eng/news/721020.html)
[9] https://fr.azvision.az/news/100149/d%C3%A9claration-du-pr%C3%A9sident-de-la-r%C3%A9publique-dazerba%C3%AFdjan,du-premier-ministre-de-la-r%C3%A9publique-darm%C3%A9nie-et-du-pr%C3%A9sident-de-la-f%C3%A9d%C3%A9ration-de-russie.html
[10] https://www.dailysabah.com/politics/azerbaijanis-protest-presence-of-russian-troops-in-nagorno-karabakh/news
[11] https://jam-news.net/response-to-aliyevs-statements-claims-on-the-territory-of-armenia-yerevan-zangezur-syunik-sevan/
[12] https://asbarez.com/aliyev-wants-maps-showing-yerevan-and-syunik-as-part-of-azerbaijan-to-be-used-in-border-demarcation/
[14] https://www.aa.com.tr/en/politics/azerbaijan-s-president-says-zangezur-corridor-will-turn-caucasus-into-important-trade-hub/2715646
Autres articles sur le même sujet
par Analyses de l’actualité,
Diplomatie, Zones de guerre •
23/12/2022 • 7 min
,
dans
Le 28 février 2022, l’annonce fait grand bruit : le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu invoque la Convention de Montreux de 1936 et déclare que les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont désormais interdits d’accès aux bâtiments de guerre , répondant aux injonctions - sinon aux (...)
par Analyses de l’actualité,
Diplomatie, Zones de guerre •
10/03/2022 • 5 min
,
dans
A bien des égards, la situation sécuritaire paraît s’apaiser : Damas et Moscou n’ont pas lancé de nouvelles offensives contre la poche insurgée d’Idlib depuis maintenant plus d’un an, les Turcs confortent leurs positions dans le nord de la Syrie sans chercher à étendre davantage leur territoire au (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Diplomatie, Zones de guerre •
10/11/2021 • 10 min
,
dans
En pleine guerre civile depuis 2015, le Yémen se trouve toujours aujourd’hui dans une impasse politique significative et connait de violents affrontements. Les combats entre les forces rebelles houthies et les forces gouvernementales se poursuivent, et de nombreux acteurs locaux et internationaux (...)
par Analyses de l’actualité,
Politique, Diplomatie, Zones de guerre •
16/08/2021 • 5 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Politique
Azerbaïdjan
Diplomatie
L’Iran n’est guère associé à l’Asie centrale dans l’imaginaire collectif. Le pays en est pourtant un acteur historique relégué depuis au second plan face à l’influence des géants russes et chinois ou du voisin turc. Le travail continu de Téhéran, depuis plus de dix ans, pour se tourner à nouveau (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Diplomatie •
22/05/2023 • 16 min
,
dans
Les 20 premiers pays pour les réserves de gaz naturel en 2020
par Analyses de l’actualité,
Gaz •
26/11/2021 • 1 min
,
dans
30/08/2021 • 7 min
20/08/2021 • 5 min
12/07/2021 • 8 min
12/11/2020 • 6 min