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Par Astrid Colonna Walewski
Publié le 28/06/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Sayyed Qutb

AFP

Le poète, l’intellectuel, le révolutionnaire

Sayyid Qutb est né en 1906 à Musha près d’Assiout, en Haute-Egypte, dans une famille pieuse de petits propriétaires terriens. Après des études secondaires au Caire, il suit les cours du Dar Al-Ulum entre 1929 et 1933, comme son contemporain Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Une fois diplômé en sciences de l’éducation, il devient enseignant dans cette université. Auteur de nouvelles, de poèmes et d’essais, Sayyid Qutb est un homme de lettres baigné dans le milieu intellectuel de son époque, qui n’hésite pas à critiquer courtoisement les écrits de ses proches, comme ceux de Taha Hussein.

Vers l’âge de quarante ans, il opère un retour à la religion et publie son premier livre religieux engagé en 1948, La justice sociale en islam. Par cette étude assez considérable, il participe non seulement au débat alors à la mode en Egypte sur la justice sociale, le socialisme, et la réforme agraire, mais il développe également la notion de « hakimiyya » ou souveraineté exclusive de Dieu sur toute chose, en particulier dans le domaine politique.

Entre 1948 et 1950, il est envoyé en mission aux Etats-Unis afin d’étudier le système éducatif américain, puis il visite la Suisse, la Grande-Bretagne et l’Italie. Ce premier contact avec l’Occident a certainement affermi sa « conversion » à l’islam. Il fait l’expérience de sa différence, d’autant plus que son apparence des gens du Sud le désigne naturellement comme une victime du racisme, et prend conscience de la singularité de la culture islamique. Selon lui, la civilisation occidentale sombre dans une décadence qui est due à une faillite des valeurs. Le mode de vie occidental est contraire à l’islam, son modèle de société est porté par l’intérêt économique alors que l’islam authentique est fondé sur des valeurs universelles.

A son retour, Sayyid Qutb adhère à l’organisation des Frères musulmans, qu’avait fondée Hassan al-Banna en 1928 à Ismaïlia. Grâce à une certaine notoriété et à ses nombreux contacts dans les milieux nationalistes, il joue un rôle essentiel de relais entre les Frères et le futur pouvoir nassérien. En effet, le groupe des Officiers libres qui prend le pouvoir le 23 juillet 1952 en renversant le roi Farouk, manque d’une véritable base populaire, que peuvent lui fournir les Frères musulmans. Qutb met alors au service des Officiers libres le réseau de l’organisation islamiste. Il est à cette époque un proche de Nasser, et même le seul civil à assister aux premières séances du Conseil du commandement de la révolution. Or le pouvoir nassérien une fois au pouvoir cherche à écarter les Frères en jouant des divisions en leur sein et en les persécutant.

La rupture avec les Officiers libres intervient après la signature d’un accord avec les Britanniques, le 27 juillet 1954, qui est violemment critiqué par les Frères et que Qutb perçoit comme une trahison. Il est arrêté en octobre 1956, torturé et emprisonné jusqu’en décembre 1964. Au-delà de ces persécutions physiques, le conflit était inévitable entre deux visions totalisantes de la politique : Qutb n’acceptait pas que le régime nassérien base sa légitimité sur une loi non divine en adoptant le socialisme, et lève l’étendard de l’arabité plutôt que de l’islam.

La pensée révolutionnaire et la notion de Takfir (excommunication)

C’est au cours de ses années de captivité qu’il rédige ses deux ouvrages majeurs, depuis l’infirmerie de la prison où il est en raison de son mauvais état de santé. A l’ombre du Coran est un long commentaire du livre sacré ; Jalons sur la route rassemble plusieurs extraits du livre précédent et connaîtra un succès foudroyant lors de sa publication en 1965. Ces années de prison sont une nouvelle étape du cheminement intellectuel de l’auteur, qui passe à un radicalisme islamiste extrémiste.

Cette évolution est le signe des différentes tendances qui s’éloignent du courant principal des Frères musulmans, après la mort de son fondateur en 1949. L’association s’est rapidement implantée dans tous les pays arabes et dans plusieurs pays musulmans, mais certains de ses membres, déçus par une approche trop conciliante et modérée, ont créé une branche militante et révolutionnaire, dont Sayyid Qutb est la figure emblématique.

Le principal point de rupture introduit par Qutb est qu’il considère que les sociétés et les Etats musulmans sont sortis de l’islam parce qu’ils n’en appliquent plus les principes, qu’ils sont ainsi retournés à l’état d’ignorance (jahiliyya) qui caractérisait l’Arabie d’avant l’arrivée du Prophète et l’expansion du message de l’islam. Il oppose ainsi deux camps en terre d’islam : les mécréants à combattre, et les vrais croyants qui reconnaissent l’autorité absolue de Dieu. De fait, il excommunie potentiellement tous les musulmans qui s’écartent des préceptes de l’islam. Il conseille même aux enfants de rompre avec leurs parentes si ceux-ci sont dans le péché, ce qui va à l’encontre de la pratique habituelle de la piété filiale.

Qutb rompt également avec la tradition de l’islam réformiste qui depuis Mohammad Abduh prônait la guerre sainte uniquement en cas d’attaque d’un Etat musulman. Or selon Qutb, le djihad ne saurait se limiter à son aspect défensif, et devrait être utilisé pour libérer les hommes, aussi bien dans le territoire de l’islam qu’en dehors de celui-ci. Il érige le djihad en pilier de l’islam, qu’il ajoute aux cinq préceptes traditionnels.

Le martyr et la postérité

A peine libéré de prison, ces écrits révolutionnaires sont interprétés par le pouvoir comme un programme précis d’attentat et de coup d’Etat. Qutb est à nouveau incarcéré en août 1965, accusé de complot contre l’Etat avec plusieurs autres Frères. Condamné à mort par le tribunal militaire, il est pendu le 26 août 1966. A partir de ce moment, l’intellectuel égyptien devient un martyr dont se réclameront des générations d’islamistes à travers le monde.
A la persécution nassérienne, s’ajoute le rejet par ses propres camarades Frères musulmans restés hors des prisons. En effet, après sa disparition, des divergences croissantes apparaissent au sein des Frères, entre la tendance de Hudaybi, le successeur d’Hassan al-Banna, et la tendance qutbiste très forte parmi les Frères en prison. Pour s’opposer à cette pensée considérée comme déviante et dangereuse, le Guide suprême Hudaybi rédige à partir de 1969, depuis sa prison et avec l’aide de plusieurs Frères, l’ouvrage Prédicateurs, pas juges qui prend le contre-pied des thèses développées dans Jalons sur la route. Hudaybi réfute la pensée de Qutb, sans le nommer directement, selon laquelle les musulmans d’aujourd’hui seraient sortis de la religion islamique. Il refuse l’excommunication de Nasser et son administration, ce qui en droit musulman obligerait à les combattre par les armes. Hudaybi réfute également la notion de hakimiyya ou souveraineté exclusive de Dieu, n’ayant trouvé aucun verset du Coran qui contienne ce mot. Plutôt qu’une utopique instauration d’un Etat islamique, il prône un militantisme quotidien pacifique en vue de l’islamisation des institutions et des modes de vie.

A partir de cette date, la pensée de Qutb ne fait plus partie du corpus des Frères. Ce qui n’empêche pas une partie de ceux-ci de se détacher du courant principal pour choisir la violence contre le pouvoir « impie » qui les emprisonne, torture, exécute. Après la vague de libération de prisonniers politiques par le président Sadate en 1971, des groupes radicaux « qutbistes » émergent sur la scène égyptienne. Ils reprennent et simplifient les idées originelles de Qutb, voire les déforment en les poussant à l’extrême. Leurs actions violentes visent essentiellement des responsables égyptiens, dont Sadate lui-même qui est assassiné en 1981 par le groupe Takfir.

Bibliographie :
 Etienne BRUNO, L’islamisme radical, Paris, Hachette, 1987.
 Olivier CARRE, Mystique et politique, le Coran des islamistes, Lecture du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical (1906-1966), Paris, Cerf, 2004.
 Bichara KHADER, Le monde arabe expliqué à l’Europe, Paris, L’Harmattan, 2009.
 Emilio PLATTI, L’islam, ennemi naturel ? Paris, Cerf, 2006.
 Roger POL-DROIT, Le maître à penser de l’islam radical, Le Point, 9 septembre 2004.
 Sayid QUTB, Islam, la religion de l’avenir, Beyrouth, Fédération islamique internationale des organisations des étudiants, 1984.
 Xavier TERNISIEN, Les Frères musulmans, Paris, Fayard, 2005.

Publié le 28/06/2012


Après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’université Paris IV Sorbonne, Astrid Colonna Walewski étudie actuellement à l’Université Catholique de Louvain en Master de Relations Internationales. Elle suit des cours de spécialité sur le monde arabe et écrit un mémoire sur la révolution égyptienne.


 


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