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Entretien avec Jean-Charles Ducène – Al-Mas‘ūdī (m. 956) : un historien encyclopédiste

Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 30/09/2022 • modifié le 30/09/2022 • Durée de lecture : 9 minutes

Illustration : temple de Bacchus à Baalbek, © Vyacheslav Argenberg

Quel fut le parcours de cet historien atypique ?

À vrai dire, sa vie n’est connue que par ce qu’il évoque dans ses propres ouvrages, de son temps il ne semble pas avoir marqué ses contemporains. ‘Alī ibn al-Ḥusayn al-Mas‘ūdī est un historien particulier de l’Islam médiéval, car l’ampleur de son œuvre et l’originalité de sa démarche sont sans égal, bien que nous n’ayons conservé que deux des trente-six ouvrages qu’il a écrits. Il est d’origine irakienne et voit le jour à Bagdad dans la dernière décennie du IXe siècle. Il se forme manifestement dans la capitale de l’empire à un moment où les califes ont perdu leur pouvoir en suivant l’enseignement de grands savants dont il se réclamera par la suite en littérature, en histoire et en théologie. Parmi ses maîtres, citons l’homme de lettres al-Ṣūlī (m. 946).

On ignore sa profession ou ses moyens personnels, mais la curiosité le pousse à voyager tôt. En 915, il est en Iran – à Persépolis (Istakhr) – d’où il part pour la vallée de l’Indus au Pakistan actuel puis Cambay au nord-ouest de l’Inde, d’où il longe en partie la côte en bateau. Il revient en 916 par l’océan Indien faisant un crochet par l’île de Pemba au nord de Zanzibar, puis l’Oman. Sans doute à ce moment a-t-il l’occasion de s’arrêter au Yémen en s’attachant tant à ses vestiges qu’au particularisme linguistique de sa population. De 918 à 928, il voyage en Irak et en Syrie, avant 922, il rencontre l’amiral renégat byzantin converti à l’Islam, Léon de Tripoli – en 926, il est à Tibériade –, faisant peut-être un périple par l’Arabie. Durant cette décennie, il visite déjà Damas et nous décrit notamment sa mosquée et passe par Harran où il fréquente les Sabéens, discute avec eux et assiste à une de leurs cérémonies astrologico-religieuses. Après 932, il est en Arménie et il navigue en mer Caspienne où il fait un sort à l’hypothèse de sa communication avec la mer Noire. De 941 à 943, il réside en Égypte, et c’est alors qu’il décrit la fête de l’épiphanie du 6 janvier 941, fêtée par les chrétiens et les musulmans. Durant l’année 943, il retourne en Syrie et passe par Damas et Antioche, qu’il décrit et où il s’entretient avec des prêtres chrétiens qui lui donnent accès à une chronique qui lui permet de connaître l’histoire de Byzance.

C’est aussi à cette période qu’il commence son grand œuvre en 30 volumes, « Les Annales du temps », qui ne nous est pas parvenu. Peu après, il écrit la première version de son encyclopédie « Les prairies d’or ». En tant que chroniqueur, il joue sur l’alternance de scènes sérieuses et de situations bouffonnes, avec un sens du pittoresque qui surprend le lecteur, d’autant qu’il s’attache aux gestes et comportements de ses personnages historiques pour souligner leur caractère. En 944, il passe à nouveau par Bassora. Sans en donner les dates, il précise la visite de plusieurs villes en Iran comme Isfahan, Qomm, Nichapour et Amol. À la fin de la décennie, il est à nouveau en Égypte, où il voyage jusqu’à Assouan. En cours de route à Akhmim, il questionne des Coptes à propos de l’histoire ancienne de l’Égypte. Le 5 janvier 956, il est à Fostat – l’actuel Vieux-Caire – lors d’un tremblement de terre qui dure près d’une demi-heure selon lui et qui détruit une partie du phare d’Alexandrie et c’est également à Fostat qu’il rédige la deuxième version de son encyclopédie et qu’il en écrit un abrégé : « Le livre de l’avertissement ». Manifestement mû par une volonté de bien faire, il révise cet abrégé, l’ayant à peine terminé, espérant que le lecteur préférera la seconde version.

Al-Mas’ūdī meurt dans la capitale de l’Égypte en septembre 956. Intellectuellement, il montre une adhésion certaine au chiisme duodécimain, mais est intéressé par l’école juridique d’al-Shāfi‘ī tout en étant un rationaliste. « Le livre des problèmes et des expériences », son ouvrage aujourd’hui perdu, reprenait ses voyages. Al-Mas’ūdī y traitait spécifiquement du déterminisme géographique et des rapports entre l’homme, les animaux et l’environnement, à la lumière de ses observations.

Comment finançait-il ces voyages ?

Cette question reste sans réponse. Notons qu’il déplore le sort qui le jeta sur la route et montre de la nostalgie de sa terre natale, ce n’est pas un globe-trotter de naissance ! Il fréquente peu les princes à la recherche de prébende, ce n’est pas non plus un fonctionnaire, tout juste apprend-on qu’il a questionné le gouverneur en charge des places frontières en Syrie et qu’il a rencontré à la cour du gouverneur d’Égypte, al-Ikhshīd ibn Tughdj, l’agent du roi des Oasis. Contrairement à Ibn Ḥawqal et al-Muqaddasī, ses contemporains, rien n’indique une inclination au commerce et à l’accomplissement de multiples tâches selon les circonstances. S’il a fréquenté les savants, il n’enseigne pas. Son adhésion au chiisme duodécimain n’en a pas fait un potentiel missionnaire des Fatimides. On doit supposer une fortune personnelle et des emplois d’appoint.

Quels sont les ouvrages d’al-Masʿūdī qui nous sont parvenus ?

La majeure partie de sa production telle que nous pouvons le déduire des titres des ouvrages que lui ou les bibliographes citent, indique une inclination vers la littérature politico-religieuse. Ce sont cependant deux œuvres historiques qui ont été conservées et qui lui ont donné sa célébrité par la suite, étant considéré comme « l’imam des historiens » par d’aucuns. En 943, il rédige une histoire universelle, « Les Annales du temps » en 30 volumes, vu le nombre de volumes, il en fait un abrégé, « Le Livre moyen », manifestement encore trop volumineux à son goût, et c’est ainsi qu’il écrit « Les prairies d’or ». Il en révise le texte en 947 – c’est la version que nous lisons – et une dernière fois en 956. C’est une histoire universelle en deux parties : la première est consacrée à la description du monde où l’Islam apparaîtra ainsi qu’à l’histoire des nations qui l’entourent, et la deuxième est axée sur l’Islam jusqu’au début du règne du calife al-Muṭi‘ (r. 946-975). Ce plan est semblable à celui d’un historien antérieur, al-Ya‘qūbī (m. 897), et la volonté de donner un aperçu de l’œkoumène qui est le théâtre de ces événements historiques entraîne l’auteur à des développements géographiques, de même que la mise en exergue des spécificités de l’islam le pousse à donner moult détails sur les religions avoisinantes (christianisme, judaïsme, mazdéisme, manichéisme, Sabéens de Harran, hindouisme). Le second ouvrage est « Le livre de l’avertissement et de la révision », qui est une refonte, mise à jour de son ouvrage historique, qu’il conduit jusqu’au règne de calife al-Muṭī‘ en 345/956. À vrai dire, l’intérêt de l’œuvre ne provient pas de la réflexion de l’auteur, car à plusieurs reprises il insiste sur le fait qu’il n’entrera pas dans la spéculation au profit de la narration, et c’est bien cet aspect compilateur qui confère à l’ouvrage son caractère unique. Pour qualifier son travail, al-Mas‘ūdī utilise l’image de celui qui fait un collier précieux en enfilant des perles de toutes sortes, trouvées çà et là. Et c’est vrai que si l’œuvre tend vers l’encyclopédisme géographique et historique, elle pêche par le manque d’organisation et par l’absence de transition entre toutes ses parties.

Quelle est la place de la géographie ?

Elle est primordiale, car elle a pour but non seulement de décrire le monde où l’Histoire se déroule – et il sacrifie ici à la géographie physique –, mais s’intéressant sur le temps long aux peuples qui entourent l’Islam de la Chine à la Méditerranée et des Slaves aux Souahilis, il s’attache à les dépeindre dans leur extension et leur histoire jusqu’au moment où il écrit. De la sorte, à propos des Francs, il est le premier à indiquer que leur capitale est Paris et leur souverain Louis IV d’Outremer (r. 936-954).

En outre al-Mas‘ūdī est partisan du déterminisme astral et géographique. Comme son ouvrage est destiné non à des spécialistes, mais à un public cultivé, il sacrifie la technicité au profit de descriptions pédagogiques quand il décrit le globe et l’œkoumène : il précise la situation, le pourtour et les dimensions des grandes mers, le cours des fleuves. Il ne se limite toutefois pas à l’inventaire et à la description, il s’intéresse à la minéralogie, à l’hydrologie, à la formation des mers, aux marées. Le faune attire son regard en naturaliste, qui appuie ses observations sur le Livre des animaux de Ǧāḥiẓ (m. 967). Il explique ainsi avec ébahissement l’intelligence de l’éléphant. Pour représenter les diverses populations qu’il est amené à rencontrer, il recourt aux traits de mœurs, à la manière dont le pouvoir s’exerce ou dont la population tire sa subsistance. Comme il est d’abord historien et s’intéresse aux nations antérieures à l’Islam, il profite de ses voyages pour nous laisser la description de Baalbek (voir illustration) et de Palmyre. Ses notices sont empreintes d’une grande ouverture d’esprit quand il est amené à faire état de comportements ou de croyances qui ne recouvrent pas les siennes. En Égypte, il a des informations de premières mains sur les Béjas, – population nomade aux confins du pays entre le Nil et la mer Rouge, – sur la Nubie et par extension l’Abyssinie. Et ses navigations le long de la côte Est-Africaine l’entrainent à nous décrire avec un regard neutre les Souahilis ainsi qu’à noter quelques mots de leur langue.

Ses sources témoignent également des multiples moyens qu’il usa pour alimenter sa réflexion, donc disponibles à son époque pour un littérateur curieux. Il cite les Météorologiques d’Aristote et revendique l’autorité d’Hippocrate ; il a vu une carte grecque de Ptolémée comme sa mise-à-jour en arabe réalisée pour le calife al-Ma’mūn. Il semble être le dernier à avoir eu accès à une traduction de l’ouvrage de Marin de Tyr. Il a lu Ibn Khuradadhbih (fin IXe siècle) et connaît les œuvres d’al-Sarakhṣī et de l’astronome al-Battānī (m. 929). En Méditerranée, il interroge des marins ; comme dans l’océan Indien, il consulte les capitaines omanais. Vers 915 à Bassora, il entre en conversation avec Abū Zayd al-Sīrāfī, auteur d’un complément aux « Relations de l’Inde et de la Chine », dont al-Mas‘ūdī recopie des anecdotes sur les aventures des marins, mais parfois en grossissant l’aspect extraordinaire ou en s’attribuant à lui-même leur témoignage ! Il s’entretient souvent avec des théologiens chrétiens ; en Égypte, il a accès à une histoire des Francs écrite par Godmar, évêque de Gérone en 940 pour ‘Abd al-Raḥmān III. Il nous livre la première description « ethnographique » des populations du Caucase, sans doute à l’occasion de son séjour en Arménie, et il se procure une liste des populations slaves conforme à la réalité de son temps, ordonnées de la Baltique à l’Adriatique. Depuis la Syrie, il détaille les provinces de l’Anatolie byzantine.

Comment pense-t-il le déterminisme ?

En ce sens, al-Mas‘ūdī est un lettré musulman qui a pleinement intégré les théories de la physique et de l’astrologie hellénistiques telles qu’elles peuvent être comprises à Bagdad avant l’an mil. Dans un univers créé, géocentrique, selon lui, toute créature sur terre est soumise à trois types de déterminisme qui se combinent de manière subtile. Ainsi, du plus loin au plus proche, il y a d’abord l’influence des étoiles fixes – celle du firmament – sur les quatre éléments qui composent le monde sublunaire – donc toutes les créatures – mais aussi sur les vents et la pluie. Ensuite, chacun des sept astres – la lune, le soleil et les cinq planètes – est en rapport particulier avec l’un des sept climats, ces grandes régions imaginaires déterminées sur terre par leur latitude, depuis l’équateur, comme des grandes bandes longitudinales. Et chacun de ces climats est aussi soumis à un ou plusieurs signes zodiacaux. Ainsi, le quatrième climat – celui de Bagdad, de la Perse et de la Méditerranée – est le plus équilibré, il est sous l’influence du Soleil et de sa maison astrale, le signe du Lion. Plus on s’en éloigne au nord ou au sud, plus les créatures sont soumises à des conditions déséquilibrées. Ainsi, vu le froid prédominant chez les Francs et les Slaves, ils sont grands et farouches, mais stupides. Enfin, au niveau local, c’est la nature de la terre, de l’eau et de l’air, ainsi que l’altitude qui influent sur le tempérament. En sachant que ces facteurs locaux peuvent contrecarrer des influences astrales, ce qui explique les différences observables chez les habitants d’un même climat ! Enfin, les sphères célestes n’influencent pas l’âme, mais celle-ci est liée aux tempéraments. Vous me rétorquerez que ce déterminisme semble très mécanique, mais al-Mas‘ūdī sauve l’omnipotence de Dieu en précisant que les planètes ne sont que des intermédiaires entre la cause première et les créatures ! Un détail, il rapporte aussi l’idée indienne que le jeu d’échec serait une allégorie du mouvement des planètes.

Quel fut son legs ?

Il fut lu et apprécié par ses successeurs tant en Andalus, qu’au Maghreb, en Égypte ou au Proche-Orient. Ibn Khaldūn le tient en haute estime, le citant souvent et le critiquant parfois. Il apprécie sans doute chez lui son érudition, sa curiosité pour l’histoire et les religions des nations extérieures à l’islam. Al-Maqrīzī le met à profit pour parler de l’Égypte. Le plus ancien manuscrit des « Prairies » que nous ayons remonte au XIIe siècle et provient de l’Inde, tandis qu’un autre en peau de gazelle est conservé à Nouakchott, en Mauritanie. Les littérateurs ottomans le lisent et en font des abrégés. Le premier à l’évoquer en Europe est d’Herbelot dans sa Bibliothèque orientale en 1697 et un siècle plus tard, Joseph de Guignes, en 1787, en donne un premier aperçu à partir d’un manuscrit de la Bibliothèque royale. Il faut cependant attendre les orientalistes du XIXe siècle pour que son étude soit entamée. Constantin d’Ohsson publie notamment à Paris en 1828, un pseudo-voyage au Caucase attribué à un imaginaire Abou el-Cassim à partir notamment des observations d’al-Mas‘ūdī. Il y a une dizaine d’années d’ici un manuscrit fragmentaire de Saint Pétersbourg en judéo-arabe a révélé des passages inconnus d’al-Mas‘ūdī sur l’utilisation médicale des parties d’animaux.

Bibliographie :
Maçoudi, Le Livre de l’avertissement et de la révision, Paris, 1896.
Mas‘ūdī, Les Prairies d’Or, Paris, 1962-1997, 7 vols.
Miquel, André, La géographie humaine du monde musulman, Paris, 1967.
Shboul, Ahmad, Al-Mas’udi and his world, Londres, 1979.

Publié le 30/09/2022


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).


 


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