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Cet entretien avec Jean-Charles Ducène porte sur la figure d’un mystique voyageur, exemple type de l’acceptation de la dévotion populaire se matérialisant par le soufisme, le culte des saints ou des reliques. Bien que juriste shaféite, l’inclination de Alī al-Harawī pour le shiisme cour-circuite le discours des imams qui n’ose porter atteinte à cet illustre personnage qui côtoie les différents pouvoirs de son temps.
Après être passé à Jérusalem, Alexandrie et le Maghreb, il navigue jusqu’en Sicile. Plus tard, il fait la route de Constantinople, traverse l’Anatolie par Iznik, Malatya, Kayseri et Jizreh. Al-Harawī fréquente les sultan Seldjoukes, la cour de Bagdad d’al- Nāṣir, s’entretient avec Saladin et au moins deux de ses fils ; il voyage dans le sud de l’Iran pour finalement revenir en Syrie et finir ses jours à la cour des Ayyoubides. Aucune biographie ne nous est parvenue mais la notoriété nous a transmis les œuvres de ce voyageur infatigable qui nous offre une quantité de fenêtres sur la fin du 12ème siècle au Moyen-Orient dont Jean-Charles Ducène, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, nous livre quelques clés.
‘Alī al-Harawī reste un personnage mystérieux qui ne nous a pas laissé d’autobiographie bien que nous ayons son récit de voyage et deux œuvres de morale politique, il fut cependant assez célèbre pour que ses contemporains parlent de lui. L’historien Ibn Khalliqān (m. 1282) le considère comme un « ascète vagabond ». Il voit le jour à Mossoul, dans une famille originaire d’Hérat – aujourd’hui en Afghanistan –. On ignore sa formation, il est dans la Jérusalem des Francs en 1173, puis à Ascalon en 1174 et la même année on le retrouve à Alexandrie, puis il reste en Egypte jusqu’en 1177. Il passe alors au Maghreb mais ne semble pas être allé au-delà de la Tunisie, d’où il navigue vers la Sicile et tente de rallier Chypre mais l’embarcation où il était monté lors d’une première tentative fait naufrage, incident dans lequel il perd une partie de ses documents. On le retrouve plus tard à Constantinople où il côtoie l’empereur Manuel Comnène (m. 1180) et il arpente la ville. Il traverse l’Anatolie passant par Iznik, Konya, Kayseri et Malatya. Manifestement après 1180, il est à Bagdad où il prêche si bien qu’il attire l’appréciation du calife al-Nāṣir li-Dīn Allāh (r. 1180-1225). Ce souverain avait par ailleurs à cœur de travailler à redonner son lustre à l’islam sunnite et de restaurer le califat alors affaibli en usant des nouveaux courants de la cohésion sociale et religieuse d’alors, comme le soufisme. Et à une date inconnue, le calife l’aurait investi de la mission de prédication et de la police des mœurs – la hisba – pour la Syrie, selon l’historien Ibn Wāsil (m. 1298), sans que l’on sache s’il a exercé cette charge. En 1186, il assiste en Syrie à la reddition de la forteresse franque de Kawkab. Il est alors vraisemblablement dans l’entourage de Saladin (m. 1193) dont il fait d’ailleurs l’éloge dans un ouvrage qu’il dédie plus tard au fils du sultan, al-Malik al-Zāhir Ghāzī (m. 1215). Durant cette période, il repart en Egypte car la caravane qui en revient et dans laquelle il se trouve est attaquée par Richard Cœur de Lion en 1192, mésaventure au cours de laquelle ses papiers lui sont volés. Sans que nous puissions le fixer dans le temps, il fait le pèlerinage, visitant La Mecque et Médine, et à un autre moment il parcourt le sud de l’Iraq, embarquant à Bassora pour Abadan, en Iran. Plus tard, il séjourne à Ḥama, auprès du prince ayyoubide al-Malik al-Manṣūr et à la fin de sa vie, il est dans l’entourage du souverain ayyoubide d’Alep, al-Malik al-Zāhir Ghāzī (m. 1215), auquel il dédie deux ouvrages moraux qu’il rédige alors. L’admiration devait être réciproque car al-Malik al-Zāhir lui témoigne un vrai respect et lui fait construire une madrasa à Alep où il enseigne le droit shaféite, et à côté de laquelle il est finalement enterré dans un mausolée achevé en 1206.
C’est après cette date qu’il écrit son « Guide des pèlerinages » puisqu’il y fait allusion. Ibn al-‘Adīm (m. 1262), l’historien d’Alep, a entendu personnellement al-Harawī raconter un certain nombre de récits à propos de lieux saints d’Alep et de ses environs. Etonnement, alors que Yāqūt est dans la ville à la même époque et qu’il cite dans son dictionnaire le Guide d’al-Harawī, il ne dit rien de son auteur. Al-Harawī meurt dans cette même ville en 1215. Son tombeau ou turba est toujours visible au cimetière Salihin d’Alep (voir illustration). Il a été photographié pour la première fois par Ernst Herzfeld en 1913. A ce propos, ce tombeau est porteur d’inscriptions arabes commandées par al-Harawī lui-même, qui témoignent d’un désenchantement du monde et des hommes – dont l’attachement fallacieux n’est que transitoire – au contraire d’un abandon total en Dieu. Son tombeau a été visité par Ibn Khalliqān (m. 1282) et ces admonestations sur pierre ont été notées par un historien régionaliste, Ibn Shaddād (m. 1285). Cependant, ses contemporains le traitent aussi de « magicien » ou de « prestidigitateur » ce qui laisse entendre une certaine forme d’emprise ou de séduction de sa part sur ses interlocuteurs d’autant que l’on comprend aussi qu’il eut à assumer des missions politiques dans un Orient encore aux prises avec la présence latine due aux croisades. Parmi ses ouvrages moraux, on compte un « Mémoire relatif aux ruses de guerre », sorte de miroir des princes dans lequel il donne à Ghāzī une série de conseils sur sa gestion de la chose publique et la conduite de la guerre en tant que souverain musulman et laisse dans la même veine un testament politique, et on l’y sent imbu de son rôle de maître spirituel.
Son guide étant en quelque sorte un répertoire du culte des saints, il a pour cœur d’abord, le Proche-Orient et l’Egypte qui constituaient historiquement le théâtre de la geste des prophètes de la tradition juive, donc acceptés par les chrétiens et les musulmans, à l’après de quelques ajustements. Le meilleur exemple est le tombeau des patriarches à Hébron. Cependant, à l’intérieur de ces régions et en dehors, les compagnons du Prophète de l’islam, Muḥammad, les premiers conquérants, les hommes pieux, constituent aussi des ancrages de la sacralité dans l’espace, même si plusieurs lieux différents revendiquent parfois une relique ou le tombeau du même personnage. Dans la tradition musulmane, plusieurs endroits sont candidats comme lieu de la naissance de Jésus ! Et al-Harawī rapporte doctement que le tombeau de Galien serait situé à Farama – près de Suez – mais aussi localisé en Sicile, et d’ajouter « Mais Dieu est plus savant ! ». Ces lieux ne sont pas forcément liés à des personnages très anciens, « mythiques », mais peuvent aussi être attachés à des savants religieux historiques comme des ascètes ou des hommes de loi, tels ceux enterrés au célèbre cimetière de la Qarāfa au Caire, au nombre desquels al-Harawī cite le juriste al-Shāfi‘ī, dont il visita le tombeau.
Les visites pieuses ou pèlerinages secondaires sont à différencier du pèlerinage canonique à La Mecque, elles ont pour objet des lieux en rapport avec la vie de prophètes ou de saints personnages vénérables en vertu de leur piété voire leurs tombeaux dans certains cas. Les shiites les font aussi auprès des mausolées de leurs imams. Les théologiens rigoristes étaient opposés à cette pratique populaire qu’ils jugeaient encline à l’idolâtrie (on touchait les tombeaux, on rapportait de la terre de l’endroit), au polythéisme (on vénérait le saint et on demandait son intercession pour des requêtes personnelles) et immorales quand les hommes et les femmes s’y retrouvaient en même temps ! L’ouvrage d’al-Harawī a ceci de particulier qu’il est le premier inventaire du genre et se veut d’emblée exhaustif. Il ne s’agit pas d’un récit de voyage car ni les impedimenta ni les itinéraires ne sont évoqués mais l’auteur donne une énumération arrangée selon un ordre géographique, qui épouse en partie ses pérégrinations, à savoir la Syrie, la Palestine, l’Egypte, l’est du Maghreb, l’Anatolie, la Sicile, Chypre et Constantinople. Quand il évoque Rome, le Yémen et l’Iran, on peut supposer qu’il est compilateur. C’est en quelque sorte une défense du culte des saints et une propagande discrète pour les lieux de mémoire shiites. Peut-être cet ouvrage est-il aussi le résultat d’une demande officielle d’enquête du calife ? Quoi qu’il en soit, au-delà de la simple attestation de l’existence d’un culte à tel ou tel endroit, il mentionne ou décrit l’objet matériel qui rappelle cette histoire sacrée (relique, empreinte, tombe, puits, mausolée), et il relève également les inscriptions qui ornent ou identifient ces lieux.
A Damas, al-Harawī situe la grotte du sang où était encore visible le sang répandu d’Abel, tué par son frère Caïn. Il montre aussi que le sacré plus que la religion institutionnalisée pouvait être convoqué lors de besoin personnel par l’entremise de demandes pragmatiques, bien éloignées de spéculations intellectuelles. En cas de maladie, on pouvait dormir dans certains sanctuaires ou mausolées comme certains puits procuraient une eau salvatrice. Les bains de Tibériade sont courus car leur eau permet de guérir de maladies graves par la volonté de Dieu. A Mossoul, al-Harawī est témoin de la guérison d’un homme impotent grâce à l’eau d’une source située près d’un mausolée d’un descendant de ‘Alī, indiqué au malade par ‘Alī en personne dans un rêve ! L’auteur lui-même a recouvré la santé à Palerme, dans un hôpital attenant à une mosquée qui possédait une source guérisseuse, dans l’actuel quartier de Cassaro.
Près de Tunis, se situe un tombeau que les marins saluent de loin ou dont ils prennent un peu de terre pour se prémunir contre la tempête. Dans une mosquée de basse Egypte, il explique l’utilisation d’une pierre portant des hiéroglyphes comme talismans pour en chasser les oiseaux, et quelque part dans l’est de l’Anatolie il en décrit une autre dans une église qui agit de la même manière contre les serpents. J’ajouterai qu’il sort parfois de son propos – et il fait bien – pour nous parler des « merveilles », dans ce cas des constructions monumentales anciennes, à commencer par celles d’Egypte comme les pyramides et il a poussé la curiosité jusqu’à entrer dans celle de Chéops, contrairement à son contemporain Jamal al-Dīn al-Idrīsī (m. 1251). Il est partisan de l’hypothèse selon laquelle elles auraient été construites avant le déluge par des souverains qui voulaient y conserver leur trésor. Il décrit aussi la « chambre verte » de Memphis, que l’on sait être un naos du VIe av. J-C, démonté et utilisé plus tard dans le couvent pour soufis de l’émir Chaykhu, en 1355, au Caire. Il a vu l’obélisque inachevé d’Assouan comme il a assisté au déshabillage de momies. C’est anecdotique, mais il a apposé des graffitis à l’encre sur les colosses de Memnon, à Louqsor, citant un verset coranique et un aphorisme sur la vanité des souverains anciens. Il prétend avoir consigné tous les renseignements recueillis sur ces constructions dans un ouvrage consacré aux « merveilles, antiquités, idoles et talismans », et c’est d’ailleurs pour celui-là qu’il réserve la description de Constantinople.
A proprement parler, il assiste de loin à l’histoire politique sans en être un acteur direct mais ses traités politiques comme certaines allusions laissent entendre qu’il a été dans l’entourage de princes. De même, la duplicité qu’il conseille aux espions comme la nécessité de l’usage des émissaires seraient l’indice qu’il endosse cette fonction secrète à l’occasion. Ainsi, en quittant la Sicile, le chef de la communauté musulmane lui remet une lettre à destination de Saladin pour que le sultan vienne reconquérir l’île. Aussi, à Jérusalem, il assiste à l’église du Saint sépulcre, à la cérémonie du feu sacré, c’est-à-dire cette flamme censée apparaître par miracle le samedi saint et littéralement descendre dans le sanctuaire, alors que les chroniqueurs musulmans y ont vu un subterfuge des autorités chrétiennes locales pour impressionner leurs ouailles. Par moment, il est sceptique cependant, en Sicile, un témoin lui rapporte avoir vu que la salamandre volait à l’intérieur du cratère de l’Etna, mais al-Harawī ajoute n’y avoir vu que des pierres ponces.
Il est indéniable que cette dévotion pour des intercesseurs proches rejoint l’effort personnel du mystique qui tente par lui-même d’atteindre le divin, quel que soit le courant philosophique auquel le soufi appartient. Cette appétence se rapproche aussi du piétisme shiite qui se développe naturellement envers les imams de leur tradition puisqu’ils sont, selon leur enseignement, porteurs d’une grâce particulière. Enfin, les multiples reliques, bien souvent des empreintes de main, de doigt, de pied, auxquelles notre voyageur fait allusion sont aussi révélatrices de cette recherche de proximité avec un objet porteur par contact d’une partie de la charge sacrée – la baraka – d’un saint personnage. D’ailleurs al-Harawī lui-même nous raconte avoir harcelé un compagnon de voyage entre Bassora et Abadan pour lui racheter une pierre portant l’empreinte du pied du Prophète. Enfin, que l’auteur ait consacré un ouvrage aux « merveilles » s’inscrit dans la même sensibilité puisqu’une interprétation de celles-ci y voit l’intervention de la puissance créatrice de Dieu dans le monde. Le développement concordant de ces comportements piétistes caractérise le XIIe siècle en Orient, où se fait jour un réarmement moral de l’islam et al-Harawī en est un témoin particulier.
Il s’appuie d’abord sur ses observations et les témoignages qu’on lui rapporte, souvent anonymement, mais de-ci, de-là un nom émerge. Par exemple, à Alexandrie, en 1174, il a écouté des traditions rapportées par un juriste bien connu, al-Silafī (m. 1180). A Bethleem, il interroge un vieux chevalier franc qui serait descendu dans le tombeau des patriarches à Hébron et qui aurait vu de ses yeux les corps d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et al-Harawī d’avouer que si s’était vrai, lui, al-Harawī, aurait parlé avec quelqu’un qui a vu Abraham, Isaac et Jacob ! Dans l’est de l’actuelle Turquie, dans un monastère sur le mont Judi, là où l’arche de Noé aurait touché terre dans la tradition musulmane, il fait la connaissance d’un moine qui lui montre un morceau de bois provenant de l’arche, bien que le voyageur reste sceptique. A Koufa, c’est un cheikh local qui le renseigne sur les saints personnages enterrés dans la cité. A propos d’Alexandrie, il reçoit des informations d’un certain Ibn Munqiḏ, peut-être s’agit-il de l’émir Usāma ibn Munqiḏ (m. 1187 ) qui était en Egypte en 1144. Par ailleurs, il a également lu les Evangiles et le chapitre de la Genèse qui décrit le déluge.
C’est un inventaire qui se veut universel alors que les autres œuvres que nous connaissons ont toujours une assise géographique plus réduite et nous le retrouvons dans les ouvrages qui représentent ces deux tendances. Dans la première, il est cité par Yāqūt, al-Qazwīnī et le cosmographe Shams al-Dīn al-Dimashqī (m. 1327), et dans la deuxième, il est lu par Ibn Shaddād (m. 1285), qui est plus « régionaliste ».
Bibliographie :
Al-Harawī, Guide des lieux de pèlerinage, tr. Sourdel-Thomime, J., Damas, 1957.
Herzfeld, Ernst. Matériaux Pour Un Corpus Inscriptionum Arabicarum. Part 2 : Syrie Du Nord. Inscriptions et Monuments d’Alep, Le Caire, IFAO, 1954-1956, vol. 1, pt. 2, p. 262-268.
Sourdel-Thomine, J. « Les conseils du šayḫ al-Harawī à un prince ayyūbide », Bulletin d’Etudes orientales, XVII (1961-62), pp. 205-266.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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