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Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Zakariyā’ al-Qazwīnī (vers 1203-1283) : un juge cosmographe contemplatif

Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 26/05/2021 • modifié le 26/05/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

Représentation des populations de Sumatra (Munich, Staatsbibliothek, Ar. 464, f. 59v)

A-t-on une idée précise de la carrière de ce savant rendu célèbre par ses ouvrages de géographie ?

La vie de Zakariyā’ ibn Muḥammad al-Qazwīnī a pour cadre un Proche-Orient qui subit d’importants bouleversements. Il voit le jour à Qazwīn, en Iran, vers 1203 dans une famille de juristes mais encline à la mystique. Vers 1220, au moment des premières incursions mongoles, il émigre vers l’ouest, gardant toute sa vie la nostalgie de sa ville natale. Il séjourne ainsi à Mossoul pour étudier notamment auprès du philosophe et astronome Mufaḍḍal al-Abharī (m. 1265) qui l’introduit à la pensée d’Avicenne (m. 1037) et auprès du mathématicien Kamāl al-Dīn ibn Yūnus (m. 1242). Ce dernier fut par ailleurs l’un des maîtres de Naṣīr al-Dīn Ṭūsī (m. 1274) et parvint à solutionner un problème mathématique soumis par l’ambassadeur de l’empereur Frédéric II (m. 1250). Al-Qazwīnī y côtoie également Ibn al-Aṯīr (m. 1239), l’exécuteur testamentaire peu empressé de Yāqūt. A cette occasion, sans doute prend-il connaissance du dictionnaire géographique de ce même Yāqūt. En 1230, al-Qazwīnī est à Damas où il rencontre le mystique Ibn al-‘Arabī (m. 1240). Probablement est-il par la suite passé par Bagdad car en 1252 il est nommé juge à al-Ḥilla, au centre de l’Irak, par le calife al-Musta‘im (r.1242-1258), dernier calife abbasside de Bagdad. En effet, en février 1258 le mongol Hülägü prend la ville et fait mettre à mort le calife. L’année suivante, il nomme l’historien ‘Alā’ al-Dīn al-Ǧuwaynī (m. 1283) gouverneur de Bagdad, celui-ci prend alors à cœur de reconstruire la ville.

Dans le troisième quart du XIIIe siècle, il se met à rédiger une cosmographie en persan « Les merveilles des créatures et l’étrangeté des êtres » qu’il termine en 1259-1260 puis il la réécrit en arabe en lui donnant le même titre et il dédicace cette version trois ans plus tard à al-Ǧuwaynī (m.1283), le gouverneur de Bagdad, qui le récompense de mille dinars. L’eulogie qu’il lui consacre témoigne de la hiérarchie sociale de l’époque entre l’homme de savoir et l’homme de pouvoir.

Al-Qazwīnī est également l’auteur d’un ouvrage de géographie descriptive, « Les vestiges des pays et les informations sur leurs habitants » (Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-‘ibād), terminé en 674/1275-76, qui relève davantage du dictionnaire géographique, mais avec une orientation particulière.

Vers la fin de sa vie, al-Qazwīnī obtient une charge d’enseignement dans une madrasa à Wāsit, ville où il terminera ses ouvrages de géographie et de sciences naturelles, et où il décèdera en 1283. Sa dépouille sera alors ramenée à Bagdad par le fleuve pour y être ensevelie.

Cette cosmographie, inaugure-t-elle un genre nouveau dans la littérature arabe ?

A vrai dire, le Coran porte déjà en lui, au travers de plusieurs versets, cette invitation à contempler le monde et ses phénomènes naturels pour y trouver des signes de Dieu. Ici, un pas est franchi car doit être pris en compte ce qui sort de l’ordinaire et paraît incompréhensible. Ces « interrogations » de la nature doivent pousser l’observateur à méditer sur la providence du Créateur ou à tout le moins sur les limites de la raison humaine. Des œuvres juste antérieures à celles d’al-Qazwīnī indiquent que les mentalités étaient plus largement enclines à jeter un regard dévotionnel sur le monde. Ainsi Abū Ḥāmid al-Gharnāṭī (m. 1169-1170), qu’al-Qazwīnī cite, rédige en arabe le Don des cœur (« Tuḥfat al-albāb ») où il enregistre les merveilles qu’il a aperçues durant ses voyages en Méditerranée et au Proche-Orient. La merveille est par essence définie comme un signe de Dieu qui stupéfie et interdit la compréhension de l’homme. Celui-ci étant réduit à constater la sagesse du Créateur, le collationnement des merveilles devient œuvre pie, pour ceux qui peuvent les reconnaître. En persan cette fois, Aḥmad Tūsī Salmānī rédige vers 1175 une cosmographie portant le même titre que celle d’al-Qazwīnī, mais moins descriptive et truffée d’anecdotes.

Al-Qazwīnī prend soin pour sa part de définir ce qu’il entend par merveilles dans plusieurs prologues. Pour lui, il ne s’agit pas d’un mouton à cinq pattes, mais pour reprendre l’exemple qu’il donne, c’est l’abeille qui fait son alvéole parfaitement hexagonale sans règle ni compas. Peut-être avec trop de casuistique, il distingue la merveille proprement dite, qui laisse perplexe l’observateur, de la chose étrange, qui vient rompre la perception habituelle, comme les miracles des saints ou la magie. Cependant, ces merveilles, il les décrit dans son ouvrage en suivant un ordre du monde qui est aristotélicien, augmenté de quelques insertions islamiques. Ainsi, il décrit dans une première partie les éléments « supérieurs » dans l’univers, c’est-à-dire depuis la lune jusqu’à la sphère des étoiles fixes, le firmament. Il traite des sept planètes, évidemment du zodiaque et de l’astrologie poursuivant cette partie avec des considérations sur les habitants des cieux : les anges. Et il la termine en détaillant les calendriers en usage puisque le temps qui passe est scandé par le mouvement du soleil. Il continue en redescendant au monde sublunaire, le nôtre en quelque sorte, qu’il traite en suivant les quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre en s’arrêtant à des aspects spécifiques de ces éléments. Par exemple en traitant du feu, il aborde les météores ; avec l’air, il s’arrête sur l’origine des vents ; l’eau lui permet de décrire certaines îles - et leurs populations « exotiques » - ainsi que des créatures marines ; et en parlant de la terre, il s’intéresse aux transformations du paysage, puis il énumère les principaux accidents géographiques comme les montagnes et les rivières. Finalement, il descend aux trois ordres de la nature : le minéral, le végétal et l’animal, et dans ce dernier il commence avec l’homme et les djinns, avant de terminer avec les animaux. Dans ce bestiaire, il ne se limite pas à décrire plus de 120 animaux, mais il ajoute régulièrement les propriétés médicales - ou supposées telles par la médecine du temps - de certaines parties d’entre eux. De la sorte, sa cosmographie devient une véritable encyclopédie de sciences naturelles et l’apprentissage n’est pas dégagé du plaisir que procure l’insolite.

Peut-on deviner un développement chronologique dans sa réflexion et ses sources sont-elles connues ?

Son ouvrage a été continuellement réélaboré. Un détail insolite permet de mieux appréhender la chronologie de son écriture : dans le chapitre consacré au Soleil, la date donnée de son apogée est 658/1259-60 dans la majorité des manuscrits de la première version persane. Les versions arabes donnent 661/1262-63 et celle de Munich 678/1279-80. Cette encyclopédie partage des points communs avec d’autres ouvrages contemporains ou antérieurs comme l’encyclopédie d’Avicenne (m. 1037), le Kitāb al-Šifā’ et celle homonyme d’Aḥmad Tūsī Salmānī déjà citée. Dans le détail, des sources précises sont mentionnées ou peuvent être reconnues. Pour la description des constellations, il démarque le Livre des constellations d’al-Ṣūfī (903-986). Il s’appuie sur le Livre des pays d’Ibn al-Faqīh (début Xe s.) pour des informations sur l’océan Indien. Al-Bīrūnī et les Epitres des Frères de la pureté - encyclopédie ismaélienne du Xe siècle - sont à la source de plusieurs considérations d’histoire naturelle. Pour le bestiaire, il fait appel au Livre des animaux d’Aristote, à celui de Ǧāḥiẓ (m. 868) et au Canon de la médicine d’Avicenne, mais aussi de manière étonnante au Livre des animaux du byzantin Timothée de Gaza (Ve s.) à propos de la girafe !

Son dictionnaire géographique est-il conçu selon le même principe ?

A vrai dire, il en est éloigné, car sa composition est présidée d’abord par un ordre géographique puis par l’ordre alphabétique, il est ainsi constitué de 600 articles dont l’entrée est un toponyme. Toutefois, il fait précéder le corps du texte par trois prologues où il développe un propos plus géographique. Dans le premier, il s’interroge sur les raisons pour lesquels les hommes vivent dans des villages ou des villes. Cela vient du fait, répond-il, que Dieu les a créés grégaires, et leurs activités de production sont souvent collectives. La vie en habitat groupé est dès lors protectrice. En deuxième lieu, il développe les influences que le milieu fait subir à l’homme, reprenant les concepts du traité d’Hippocrate Les airs, les eaux, les lieux, fondement du déterminisme géographique chez les penseurs arabes médiévaux. Et finalement, il fournit quelques notions de géographie mathématique. Quant aux toponymes, ils sont d’abord répartis selon les sept « climats » - c’est-à-dire des subdivisions imaginaires horizontales définies par les latitudes depuis l’équateur -, mais énumérés selon l’ordre alphabétique à l’intérieur de chacun des climats. S’il démarque ici essentiellement le dictionnaire de Yāqūt (360 notices sur les 600 en proviennent), l’esprit est différent, car il précise dans l’introduction que selon lui chaque région disposerait de merveilles uniques, dues à l’action du créateur, qu’il se propose ici de rassembler. L’ouvrage n’a donc pas pour but de traiter de géographie descriptive mais vise bien à l’édification du lecteur en lui rappelant la toute-puissance de Dieu qu’un œil averti peut remarquer. Soulignons aussi que l’auteur a recours à d’autres sources, comme le voyageur andalou Abū Ḥāmid al-Gharnāṭī (m. 1169-1170) ou Ibrāhīm ibn Ya‘qūb, ce juif de Tortose qui laissa en arabe une relation de ses voyages en Europe vers 962. Son expérience personnelle ne constitue qu’une part congrue de son information, privilégiant l’information livresque au témoignage vécu. On apprend incidemment ainsi qu’il rencontra Ibn al-‘Arabī à Damas, qu’il apprécia les bains de Sinǧār, au nord de l’Irak et qu’il visita Ǧannābā, sur le golfe Persique. Al-Qazwīnī mentionne enfin un sage persan légendaire, Ǧāmāsp, à qui on attribue des oracles astrologiques prédisant des changements politiques et religieux. Al-Qazwīnī qui a lu son livre en persan, précise qu’il n’avait pas son égal pour prédire les événements selon les conjonctions des planètes.

Les « merveilles » et les singularités sont-elles purement imaginaires ou proviennent-elles d’une surinterprétation de la réalité sensible ?

On peut reconnaître effectivement au travers de certaines descriptions des réalités naturelles, comme des perroquets derrière les oiseaux parleurs ou des babouins cynocéphales derrière les petits hommes poilus à tête de chien de l’océan Indien. Et la récolte du poivre au Malabar ou celle du camphre à Sumatra nous est décrite de manière objective quoiqu’elle soit exotique. Il y a aussi des thèmes littéraires remontant au Roman d’Alexandre ou à un fonds folklorique universel. Mais quand l’auteur nous parle sans sourciller de serpents marins capables d’avaler des éléphants ou encore d’île peuplée de djinns dans la mer Caspienne, il laisse son imaginaire séduire sa raison au profit de sa démonstration.

Ses ouvrages ont-ils eu une influence durable dans la littérature géographique ?

Son dictionnaire a été abrégé en arabe par un savant originaire de Bakou et traduit à plusieurs reprises en persan, alors que plusieurs abrégés sont connus en turc, mais son influence resta limitée. En revanche, sa cosmographie est vite devenue un modèle du genre et des auteurs ultérieurs s’en sont inspirés. Cela s’explique par deux choses, tout d’abord la tonalité anagogique du discours, la volonté piétiste, correspondait à l’orientation d’un islam plus contemplatif pour ne pas dire dévotionnel qui se répand largement à partir du XIIe siècle, nous pensons notamment à la diffusion du soufisme qui se fait par les réseaux de diverses confréries et qui est, bon gré mal gré, progressivement accepté par la cléricature en place. L’expérience individuelle de l’intériorisation de la méditation soufie s’accommode bien de cette impulsion provenant du monde sensible, ici la nature créée. Cette proximité objective entre les Merveilles de la création et le soufisme est flagrante en milieu turc car l’une des traductions turques des plus répandues a été réalisée par le soufi Ahmed Bican (m. 1453) à Gallipoli à la demande de son cheikh - son maître spirituel, si vous voulez -, al-Haǧǧ Bayram. Et le même traducteur en fit une seconde version sous le titre de Dürr-i meknun (« La Perle cachée »). Plus tard, le philologue et derviche ottoman, Muṣṭafā Surūrī (m. 1562), en donne une nouvelle translation. De manière générale, des copies des versions originales ou des traductions se retrouvent dans le monde ottoman et séfévide jusqu’au XVIIIe siècle, alors que certains manuscrits persans sont réalisés dans les principautés turkmènes d’Irak au XIVe siècle. Il ne fait aucun doute que le succès de l’ouvrage provient aussi de ses illustrations car le plus ancien manuscrit conservé (Munich, Staatsbibliothek, Ar. 464) achevé à Wāsit en 1280 et probablement révisé par al-Qazwīnī lui-même donne à voir 44 illustrations pour les phénomènes célestes et 467 pour les créatures décrites dans l’ouvrage. Les miniatures rendent ainsi réelles les descriptions du texte et laissent libre cours à l’imagination créatrice du peintre qui est bien obligé d’en faire plus que ne dit le texte. La conséquence est double, d’abord ces manuscrits deviennent luxueux et se retrouvent dès lors plutôt dans les bibliothèques princières. Et par ailleurs, certaines écoles de peinture en Iran, en Irak ou en Turquie y impriment littéralement leur style parfois en détournant le programme iconographique original. Pour le dire autrement, le manuscrit illustré devient autonome.

Ainsi, une dévotion plus individuelle et plus émotionnelle, motivée par la recherche des « signes » du Créateur dans la nature ainsi que la séduction des images ont soutenu cette diffusion.

Lire également :
 Entretien avec Jean-Charles Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Yāqūt al-Rūmī, le lexicographe itinérant
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Pour en savoir plus :
https://daten.digitalesammlungen.de/0004/bsb00045957/images/index.html?id=00045957&groesser=&fip=193.174.98.30&no=&seite=1
Berlekamp P., Wonder, Image, and Cosmos in Medieval Islam, Yale, 2011.
Carboni, St., The Wonders of Creation and the Singularities of Painting. A Study of he Ilkhanid London Qazvīnī, Edinburgh, 2015.
Ducène, Jean-Charles, « Merveilles, géographie et sciences naturelles au Proche-Orient médiéval », Annales islamologiques 51 (2017), p. 3-15.
L’Etrange et le Merveilleux en terres d’Islam, Paris, 2001
Zakariyyā’ al-Qazwīnī, Le meraviglie del creato et le stranezze degli esseri, Bellino, Fr. (tr), Milan, 2008.
— , Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-‘ibād, Beirut, 1983.
Von Hees, S., Enzyklopädie als Spiegel des Welbildes. Qazwinis Wunder der Schöpfung – eine Naturkunde des 13. Jahrhundert, Wiesbaden, 2002.

Publié le 26/05/2021


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).


 


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