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Le voyageur dont il est question dans cet article a consacré son existence à la découverte du monde qui l’entoure, qu’il soit réel ou imaginaire. Montrant un intérêt particulier pour la zoologie, il décrit notamment toute une série d’espèces animales et leur comportement. De Grenade au Caire, en passant par Bagdad ou les villes iraniennes qui le mènent en Azerbaïdjan et au-delà en Eurasie, ses récits comportent une foule d’informations qui entrelacent les descriptions et les exemples de morale, dédiant une partie de sa prose aux souverains de son temps pour leur faire pressentir l’enchantement du monde créé.
Par ses écrits, Abū Ḥāmid al-Gharnāṭī permet ainsi de saisir l’intérêt du lecteur de son époque pour les invraisemblables merveilles qui mettent en exergue la création divine ; dans sa cosmographie, il matérialise des récits légendaires comme la légende de la ville de cuivre construite par les djinns pour Salomon en Andalous, le récit des sept dormants de la caverne, ou le voyage de Moïse à la confluence des deux mers.
Explorateur prolixe mélangeant le style factuel et l’énumération merveilleuse, il eut une aura littéraire particulièrement vaste car sa cosmographie fut lue de l’Afrique de l’ouest jusqu’au golfe du Bengale.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène nous relate les pérégrinations de ce voyageur en quête de merveilles.
Les quelques informations qu’il livre au détour de ses écrits et celles que les biographes médiévaux ont données sont parfois contradictoires ou trop allusives pour que l’on puisse connaître avec précision ses déplacements. Néanmoins, on peut reconstituer à grands traits ses principales étapes. Abū Ḥāmid voit le jour à Grenade en 1080. En 1113, il fait un premier voyage en Egypte où il s’instruit en sciences musulmanes près de savants à Alexandrie puis au Caire. Il retourne en Andalous car, par la suite, il repasse par le Maghreb, la Sardaigne, la Sicile en 1117 pour arriver derechef à Alexandrie et être au Caire l’année suivante. Il revient à Alexandrie en 1121 pour prendre la direction de Bagdad, où il séjourne entre 1122 et 1126. Après 1128, il traverse l’Azerbaïdjan et réside à Saqsin – ville aujourd’hui disparue dans l’embouchure de la Volga – de 1131 à 1134. C’est d’ailleurs là qu’il aura femmes et enfants, et qu’il en perdra un en bas âge. Quoi qu’il en soit, en 1135, il remonte la Volga pour atteindre la ville de Bulgare sur la Haute Volga, dont le site actuel est près de Kazan. Il voyage alors vers Kiev, avec son fils aîné Ḥāmid, et demeure trois ans chez les Hongrois comme il nous le dit. C’est aussi chez eux qu’il achète deux jeunes esclaves, une de 8 ans et une de 15 ans, et l’une des deux lui donne un enfant, qui ne survit pas. Quand il repart vers sa famille, il ne reprend pas ses esclaves car les femmes de son foyer ne les auraient pas bien accueillies selon lui. Il laisse aussi son fils aîné, de 35 ans, qui a fait souche en prenant femmes chez les Hongrois. Il retrouve sa famille en 1158 à Saqsin. Manifestement insatiable – il a tout de même 78 ans –, l’année suivante, il prend le bateau vers le Khwārizm d’où il part en pèlerinage en 1160 et s’arrête au retour à Bagdad en 1161. Il y rédige pour le vizir Ibn Hubayra (m. 1165) son récit de voyage, le Mu‘rib ‘an ba‘ḍ ‘aǧā’ib al-Maghrib (« Exposition claire de quelques merveilles du Maghreb »). Abū Ḥāmid aurait peut-être fait un voyage vers le Khurassan avant de prendre la direction de Mossoul où il dédie en 1162, sa cosmographie, la Tuḥfat al-albāb (« Le don des cœurs ») à un pieux savant, Abū Ḥafṣ al-Irbīlī. Cet ouvrage, où il classe par catégories les merveilles aperçues lors de ses voyages, avait été commencé plus tôt à la demande d’amis. Il continue vers Alep pour s’arrêter à Damas, où il meurt en octobre 1169, à 89 ans. Qu’il se mette à écrire à la demande de puissants indique aussi que ce qu’il racontait devait intéresser ses contemporains, désireux de garder la trace de ses récits. D’ailleurs, plus tard des auteurs de dictionnaires biographiques comme al-Ṣafadī (m. 1363) et al-Maqrīzī (m. 1442) retiennent respectivement qu’il écrit un livre sur les merveilles qu’il avait vues au Maghreb ou « dans les pays pluvieux ». Son récit de voyage suit plus au moins ses pérégrinations, alors que sa cosmographie les catégorise en êtres humains et djinns, bâtiments et édifices, animaux et finalement en tombeaux et excavations.
Tout laisse penser qu’il était juriste et commerçant. A plusieurs reprises, il explique que des coreligionnaires lui demandent des avis juridiques, par ailleurs, il loge chez des cadis qui lui transmettent parfois une information, et les dédicaces de ces deux livres à des savants indiquent une reconnaissance réciproque. Il nous semble cependant que le choix de ses destinations en Eurasie indique sans doute une occupation mercantile, probablement plus rémunératrice que celle d’émettre des fatwas.
Abū Ḥāmid explique que les hommes doués de raison acceptent la toute-puissance divine et la limite de leur intelligence, par conséquent, ils ne méjugent pas celui qui rapporte une « merveille licite » car ce sont les incultes et les ignorants qui le font, prenant l’exemple de l’existence de la pierre magnétique ou de la pierre de diamant. Il rapporte les propos d’un de ses interlocuteurs au Caire qui considère recommandable de rapporter justement les merveilles qui ressortent de toute manière à l’action créatrice de Dieu. Dans son voyage mais surtout dans sa cosmographie, il donne carrière à des récits légendaires comme la légende de la ville de cuivre construite par les djinns pour Salomon en Andalous, au récit des sept dormants de la caverne, au voyage de Moïse à la confluence des deux mers. Ce type de récit met en scène une « aventure » et fournit un cadre narratif à l’exposition d’une information fantastique que la simple assertion aurait dépouillé de sa véracité. Il décrit des constructions palatiales fabuleuses au Yémen comme théâtres de la chute de souverains orgueilleux, sourds à l’appel de Dieu. Dans sa cosmographie, il recopie des récits dans lesquels un personnage relate l’exploration de tombeaux anciens de souverains préislamiques, dont les découvreurs finissent par lire une inscription où le mort fait preuve de retour à résipiscence. Sans que nous ayons toujours des contes comme ceux des Mille et une nuits, les récits flirtent souvent avec l’invraisemblable ou le merveilleux, mais ont aussi une portée morale. L’histoire n’est pas que fantastique, elle veut aussi être une leçon de vie. Néanmoins, de la réalité vraisemblable, il glisse vers le merveilleux, mentionnant des hommes sans tête chez les Noirs, des êtres dotés d’un demi-corps – une jambe, un bras, un œil – au Yémen, ou encore des femmes qui ne conçoivent que par le contact de l’eau d’une rivière.
Parmi les « merveilles » figure un grand nombre d’animaux peu connus ou au comportement « étrange ». Au lieu de simplement décrire l’aspect extérieur de l’animal, Abū Ḥāmid relate sa rencontre avec celui-ci, ses premiers contacts visuels et physiques ainsi que ses tentatives pour les faire réagir. Il s’appuie certes dans une minorité de cas sur des auteurs antérieurs ou sur des informations rapportées par ouï-dire de l’un ou l’autre informateur, mais il veut fonder la réalité de son témoignage sur son observation personnelle. La description extérieure de l’animal se focalise sur les organes externes et la forme du corps, mais l’auteur détaille surtout ensuite ses réactions aux stimuli et les mouvements de ses membres. Il lui arrive aussi de définir la texture de la « peau » par le toucher. Dans certains cas, il n’hésite pas à le découper et à l’ouvrir pour faire état de ses viscères quoique, ici, son vocabulaire descriptif reste très limité. Enfin, parfois Abū Ḥāmid caractérise également l’odeur ou le goût de la chaire de l’animal quand celui-ci est comestible ou quand on en extrait un produit utile à l’homme, comme le caviar d’esturgeon à l’embouchure de la Volga. Sur la quarantaine d’animaux identifiables, la majorité qui est l’objet de sa curiosité expérimentale appartient au milieu méditerranéen et est aquatique comme l’éponge, la pieuvre, la méduse, le phoque moine, la sole, l’anguille, le poisson-torpille ou la raie. Mais Abū Ḥāmid décrit aussi quelques animaux terrestres comme le castor, la salamandre ou le bison en Eurasie, et beaucoup plus rarement s’intéresse aux oiseaux, notamment à l’aigle en Egypte. Il mentionne la présence au Caire d’un âne à la robe rayée blanche et noire, originaire d’Afrique de l’est, comprenons un zèbre ! La merveille n’est cependant jamais loin puisqu’il relate aussi l’histoire du fabuleux oiseau rokh que l’on retrouve aussi chez Sindbad le Marin !
Oui, de manière sporadique. Il décrit le commerce du sel dans le Sahara contre de l’or, tout en décrivant un instrument de musique utilisé par les Noirs subsahariens qu’il a vus au Maghreb. En Méditerranée, il décrit l’utilisation de l’encre de seiche pour écrire. En Egypte, il assiste au déshabillage d’une momie d’oiseau et il voit le sarcophage près d’un palais au Caire, d’où fut sortie une momie à l’époque du calife al-Ma’mūn. A Bakou, il renseigne sur la manière de cuire la viande à l’étouffée dans des peaux fermées et enterrées dans un sol chaud, comme il relate l’exportation de bitume. Il est le premier auteur arabe à décrire l’utilisation du ski pour se déplacer sur la neige le long de la Volga. Chez les Bulgares de la Volga, il remarque l’exportation de défenses de mammouths et le transit de fourrures provenant des populations finno-ougriennes des Mansis et des Khantys. Et il rapporte d’informateurs bulgares à propos de ces populations la pêche à la baleine en mer Blanche par échouage puis dépeçage. Il parle aussi de rites propitiatoires, comme ce tombeau d’un saint homme près de Tunis dont un peu terre permet aux marins de calmer une mer tumultueuse, ce qui sera aussi relaté par al-Harawī. Et après avoir raconté une interprétation apocryphe de Daniel d’un rêve de Nabuchodonosor, il poursuit par l’évocation du tombeau de ce prophète à Tustar, en Iran, et la présence près du sanctuaire de poissons sacrés, que l’on nourrit pieusement, mais que l’on ne pêche pas.
Oui, si elles sont anciennes ou monumentales. Il est le dernier à évoquer la statue de Cadix, que l’on considère être un mausolée d’époque romaine surmontée d’une statue. Elle sera jetée à terre par un émir en 1145, qui pensait trouver un trésor dans son socle. Il décrit et dessine le phare d’Alexandrie (voir illustration) et mentionne d’autres ruines de la même ville, il détaille les obélisques à Héliopolis. Il mentionne la « prison de Joseph » quand il remonte le Nil, comprenons le Sérapeum d’Abousir, à 25 km au sud du Caire. C’est ce même monument dont Ibn Jubayr voit la démolition en 1183. Il pénètre dans la pyramide de Chéops et décrit la chambre sépulcrale. Il évoque le temple de Baalbek et ceux de Palmyre, sans doute par ouï-dire. Il reste admiratif devant les murailles de Derbend et y mentionne la conservation de l’épée d’un ancien conquérant arabe, Maslama, qui protège la ville comme un talisman. Notez que l’on retrouve chez lui cet attrait pour les lieux marqués par les actes des hommes pieux de jadis et qui deviennent des lieux de pèlerinages, endroits qu’al-Harawī cataloguera 150 ans plus tard. Ainsi, Abū Ḥāmid est le premier à mentionner la grotte à Damas où serait encore visible les traces de sang d’Abel, tué par Cain.
Indéniablement, il a un bagage littéraire mais il s’appuie aussi sur de nombreux informateurs : c’est un Sicilien établi à Bagdad qui le renseigne sur l’origine de la pierre ponce dont les pentes de l’Etna sont recouvertes. Au Caire, en 1118, il rencontre un marchand qui vécut 40 ans en Inde et en Chine, mais qui a quasi tout perdu lors d’un naufrage. Qu’importe, ils s’entretiennent ensemble de faits exotiques. On apprend ainsi qu’il a eu sept enfants avec sept femmes différentes et qui, parlant des langues différentes, lui servent d’agent tout autour de l’océan Indien. Il convoque aussi son expérience personnelle : il expérimente la Volga gelée et, ayant dû faire le jeûne du ramadan à Bulgare – à la latitude de Kazan – en été, il récrimine contre la longueur excessive de la journée.
On peut dire que sa cosmographie fut lue de l’Afrique de l’ouest jusqu’au golfe du Bengale, car on possède un manuscrit ouest-africain qui la donne à connaître alors que Nūr al-Dīn al-Ranīrī en recopie la liste des populations africaines dans sa description du monde « Le Jardin des sultans » écrite à Aceh vers 1640. L’aspect fantastique ou hors du commun de certaines informations ont fait qu’elles sont passées dans des ouvrages plus de fictions comme la description des rites funéraires des Lezghiens que l’on retrouve dans l’épopée d’Antar. Plus tard des auteurs comme al-Qazwīnī et al-Maqrīzī lui ont fait aussi des emprunts.
Bibliographie :
Ducatez, Guy, « La Tuḥfat al-albāb d’Abū Ḥāmid al-Andalusī al-Ġarnāṭī. Traduction annotée », Revue des études islamiques, LIII (1985), pp. 141-241.
Ducène, Jean-Charles, De Grenade à Bagdad. La relation de voyage d’Abû Hâmid al-Gharnatî, Paris, 2006.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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