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Al-Maqrīzī a une vision nostalgique de l’Egypte passée et prospère, dont le déclin serait, selon lui, dû à l’incurie et à la corruption du régime en place. Gardons en mémoire que l’Egypte du début du XVe siècle connaît une importante crise économique, qui provoque un dépeuplement et une ruine de la ville, alors que la Syrie souffre de nouveaux assauts de la peste et que Tamerlan lance ses campagnes militaires avec des répercussions jusque chez les Mamlouks. Il a une vision pessimiste de l’histoire alimentée de son expérience de l’Egypte qu’il connaît ainsi que ses épreuves personnelles. Les différents cycles par lesquels est passée l’histoire du Caire telle que la décrit al-Maqrīzī témoignent sans doute de l’influence d’Ibn Khaldoun. Le titre-même de l’ouvrage est programmatique « Livre des exhortations et des réflexions à propos des quartiers (al-khiṭaṭ) et des monuments (al-āthār) », en sachant que le dernier terme pourrait être aussi par « vestiges ». Sans être parénétique, la tonalité de l’œuvre est aussi une réflexion sur le temps qui passe et ses effets. De manière plus topographique, le terme de « khiṭaṭ » désigne d’abord les lots fonciers que les tribus arabes avaient obtenus après la conquête musulmane pour s’installer dans certaines villes et par dérivation le terme finit par désigner un « quartier ». Le genre littéraire qui les prend pour objet s’est développé spécifiquement en Egypte et al-Maqrīzī s’est notamment inspiré des « Khiṭaṭ » qu’Ibn ‘Abd al-‘Azzīz (actif vers 1285) avait écrit sur le Caire fatimide, et aussi de ceux de son voisin, Aḥmad al-Awḥadī (m. 1408), dont il a réutilisé le matériau sans l’avouer ouvertement. En revanche, il ne semble pas connaître les Khiṭaṭ de son maître, Ibn Duqmāq (m. 1406). La composition de l’ouvrage est longue : son brouillon est écrit entre 818/1415 et 827/1424, et la version définitive est retouchée jusqu’en 1439. Son plan se développe avec une première partie introductive consacrée à l’Egypte – d’Alexandrie à la Nubie – et ses caractéristiques (le Nil, ses vestiges « pharaoniques ») avant de traiter de sa ou plutôt de ses capitales, ce qui occupe tout de même les deux tiers de l’ouvrage. La première partie reste superficielle car il y compile des traditions souvent légendaires, quoiqu’il énumère par l’entremise d’al-Bīrūnī les pharaons de la XXe à la XXXe dynastie tels que listés par Manéthon de Sebennytos (actif au IIIème siècle avant notre ère) ! Je disais « ses » capitales car il traite d’abord de Fusṭāṭ – le Vieux-Caire actuel – première fondation musulmane après la conquête en 641, à côté d’un noyau byzantin, puis du Caire proprement dit, fondé par les Fatimides, et enfin de la citadelle, érigée par Saladin. Il termine ce long travail par une énumération des mosquées, madrasas, couvents soufis qui ponctuent la ville, et il enchaine avec les synagogues, les églises et les monastères pour l’ensemble de l’Egypte. Dans le choix de ses objets topographiques, al-Maqrīzī part du plus grand conglomérat d’habitats vers le plus petit (quartier, rue, ruelle), et ses ensembles sont connectés par un réseau viaire et des marchés. Au sein de ces ensembles, il choisit des types d’entités architecturales : maison, palais, mosquée, madrasa, hôpital et couvent de soufis. Il mentionne ou décrit ainsi 89 mosquées (jāmi‘), 99 madrasas, 11 synagogues et pour toute l’Egypte 45 églises et 83 monastères ! Il traite de la date et des circonstances de l’érection du bâtiment, de son emplacement, de l’histoire de sa construction, de son architecture, de sa fonction, de son fondateur le cas échéant. Il ne se limite pas à l’aspect extérieur mais détaille aussi parfois la distribution des espaces intérieurs et la décoration. Il narre également les événements ou les cérémonies dont ils ont été le théâtre. C’est vrai qu’il y a parfois des répétitions et des éléments disparates dans le développement de ce long ouvrage encyclopédique, mais la somme d’informations engrangée est prodigieuse. Ne prenons que deux exemples parmi une multitude, on apprend ainsi que seuls deux des quatre minarets de la madrasa du sultan Hassan (illustration), furent construits car le troisième s’écroula en février 1362 sur l’orphelinat qui se trouvait à son pied, faisant plus de 300 victimes. Le sultan arrêta alors leur construction. Et quand al-Maqrīzī s’occupe de l’histoire des différents arsenaux de la ville, il donne aussi un aperçu sur le transport de bois pour les chantiers navals. C’est une véritable histoire urbaine qui dépasse le simple inventaire topographique, comme l’avait fait ses prédécesseurs, car il veut décrire les bâtiments avant leur éminente destruction à cause de l’incurie des Mamelouks contemporains, ce qui l’amène à détailler ses descriptions.
Il laisse avant tout une œuvre d’historien, de chroniqueur dont les œuvres ont pour limites les horizons à l’intérieur desquels le pouvoir égyptien s’est développé, c’est ainsi qu’on lui doit une histoire des Fatimides qui régnèrent de 969 à 1171 « Le conseil des vrais croyants dans l’information à propos des imams et califes fatimides » (Itti‘āẓ al-ḥunafā’ bi-aḫbār al-a’imma al-fāṭimiyyīn al-ḫulafā’) écrite entre 1411-1415, où une certaine admiration pour leurs réalisations apparaît ; il compose à la suite une histoire des Ayyoubides et des Mamelouks qui leur succédèrent à la tête de l’Egypte « Les files/les cordons dans la connaissance des Etats royaux » (Al-Sulūk fī ma‘rifat duwal al-mulūk) qu’il conduit jusqu’en 1441. Il y ajoute deux dictionnaires biographiques concernant des individus qui ont en commun d’être passés par l’Egypte, anciennement ou à son époque. Il laisse comme nous l’avons vu, une série d’opuscules, dictés par les opportunités de sa documentation ou les circonstances, comme ce petit traité des famines, écrit en juillet 1405, quand l’Egypte connaissait une crise économique importante. Al-Maqrīzī y indique comme principale cause les mauvais choix de l’administration plutôt que les atermoiements du climat.
Selon l’un de ses biographes, al-Sakhāwī (m. 1497), al-Maqrīzī connaissait la technique de construction des astrolabes et était un adepte de la géomancie. Plus anecdotique, il a également fait l’horoscope d’Ibn Khaldoun, lui prédisant qu’il accéderait à un poste élevé. Le savant maghrébin qui lui avait appris les calculs des heures était pourtant hostile à l’astrologie. Cette créance accordée à l’influence des astres se marque aussi à l’entame des Khitat, où l’auteur donne une description générale du cosmos où le zodiaque et les caractéristiques des planètes sont énoncées et, plus loin, il soutient que les Egyptiens sont soumis aux Gémeaux. Dans l’introduction géographique de son Histoire de l’humanité, il précise les planètes et les signes zodiacaux prédominants dans telle ou telle région. Par ailleurs, al-Maqrīzī nous a également conservé la description et l’histoire de la construction du premier observatoire du Caire, sous le vizir fatimide al-Afḍal (m. 1121), prévu d’abord pour calculer des tables d’éphémérides. Le récit met cependant en exergue les problèmes techniques qui apparurent, la difficulté de couler un grand cercle de cuivre uniforme, la réalisation d’une grande sphère armillaire. Une fois terminé, il ne resta pas en fonctionnement très longtemps et ce qui en avait été construit fut démantelé par la population qui craignait que celui-ci puisse permettre de faire des prédictions et de découvrir des choses cachées. Notons que dans sa chronique sur les Ayyoubides et les Mamelouks, al-Maqrīzī rapporte qu’en l’an 1187, les astrologues avaient observé une conjonction du Soleil, de la Lune, de Mars, de Vénus, de Mercure, de Jupiter, de Saturne et des deux étoiles du Dragon dans le signe de la Balance, et que cela occasionnerait selon eux un vent cataclysmique sur terre qui détruirait toute vie. Les gens en furent effrayés et certains se réfugièrent dans des grottes, …mais rien ne se passa.
Al-Maqrīzī a été servi par la chance : 23 manuscrits autographes de ses ouvrages sont aujourd’hui conservés, dont deux des Khiṭaṭ, comptant 7 volumes de brouillon et 2 carnets de notes. Des 6 volumes de son Histoire de l’humanité, 5 autographes sont conservés à Istanbul. En outre, en Egypte même, les Khiṭaṭ ont été abrégés par la suite tandis que dans la deuxième moitié du XVIe siècle, ils sont traduits en turc ottoman, notamment pour Soliman al-Qanūnī – le Magnifique dans l’historiographie occidentale –, ce qui témoigne de leur importance. En Europe, dès le début du XIXe siècle, ses ouvrages attirent l’attention des orientalistes.
Bibliographie :
Bauden, Fr. « Taqī al-Dīn Aḥmad ibn ‘Alī al-Maqrīzī », in Mallett, A. (éd.), Medieval Muslim Historians and the Franks in the Levant, Leyde, 2014, pp. 161-200.
— , « Maqriziana IX : Should al-Maqrīzī Be Thrown Out with the Bath Water ? The Question of His Plagiarism of al-Awḥadī’s Khiṭaṭ and the Documentary Evidence », Mamluk Studies Review, XIV (2010), pp. 159-232.
Denoix, S., Décrire Le Caire. Fusṭaṭ-Miṣr d’après Ibn Duqmāq et Maqrīzī, Le Caire, 1992.
Numéro special de la Mamluk Studies Review, VII/2 (2003).
Penelas, Mayte, Al-Maqrīzī’s al-Ḫabar ‘an al-bašar. Vol. V, section 6 : The Greeks, Romans, Byzantines, Franks and Goths, Leyde, 2020.
Raymond, A. et Wiet, G., Les marchés du Caire. Traduction annotée du texte de Maqrīzī, Le Caire, 1979.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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