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Oum Kalthoum, voix de l’unité arabe ?

Par Cécile Lauras
Publié le 08/10/2020 • modifié le 27/01/2023 • Durée de lecture : 13 minutes

A picture dated 1930s shows Egyptian diva Umm Kulthum. This rare picture along with four letters, were uncovered recently by Huda al-Tabei, wife of late Egyptian journalist Mohammed al-Tabei, twenty four years after his death.

AFP

« Tes yeux me font revivre les jours d’antan, Ils m’ont appris à regretter le passé et ses blessures » [1]. De Rabat à Riyad, chacun est sensible à ces vers et au rythme qui les accompagne. Incarnant le patrimoine artistique arabe, Oum Kalthoum dénote aussi un certain âge d’or de l’Égypte et du Moyen-Orient dans les consciences collectives. Seule artiste mentionnée dans le livre « Ils ont fait l’Égypte moderne » [2], la « diva orientale » y apparaît aux côtés de Bonaparte, Méhémet Ali, Farouk, Nasser ou Moubarak. Pleinement engagée dans la vie d’un pays en mutation, Oum Kalthoum se décrit avant tout comme « une femme, une paysanne, une Égyptienne » [3]. Sous la dynastie de Méhémet Ali, l’Égypte se détache de l’Empire ottoman au début du XIXe siècle puis s’érige en centre politique et culturel du monde arabe. La région connaît une période d’effervescence intellectuelle et de modernisation sous influences européennes jusqu’aux années 1950 : c’est la Nahda, l’essor, la renaissance.

Témoin du protectorat britannique, de l’émergence du nationalisme, des règnes de Fouad et Farouk, de la révolution de 1952, c’est sous les mandats de Nasser qu’Oum Kalthoum s’affirmera dans un rôle politique. Dans quelles mesures la « Première Dame d’Egypte » contribue-t-elle au nassérisme et symbolise-t-elle une identité culturelle arabe ? Dans une première partie, nous analyserons en quoi Oum Kalthoum incarne l’imbrication des mondes politiques et culturels dans l’Egypte de Nasser. Dans une seconde partie, nous expliquerons comment sa notoriété transcendera le nassérisme pour consacrer une « voix de l’unité arabe ».

I. Oum Kalthoum, acteur politique du nassérisme (1952-1970)

Si sa date de naissance est incertaine, l’« Astre de l’Orient » est né au tournant XXe siècle dans une famille modeste du delta du Nil. Enfant, Oum Kalthoum apprend à réciter le Coran avec son père qui est imam. Impressionné par la puissance de sa voix, il l’intègre à sa troupe pour interpréter des chants religieux à l’occasion de cérémonies. Pieux mais ouverts, ses parents accepteront qu’elle chante en public habillée en garçon, puis qu’elle se rende dans la ville cosmopolite du Caire. Repérée par le poète Ahmad Rami lors d’un de ses concerts, leur collaboration marquera la musique arabe : la moitié des chansons qu’elle interprétera sont de lui. Si sa carrière est déjà lancée lorsque le roi Farouk arrive au pouvoir, elle connait une période prospère avec l’apparition de la première radio gouvernementale : Oum Kalthoum inaugure « Radio Masr » à la demande de Farouk. A l’affiche de grands films, la chanteuse s’essaiera au cinéma en interprétant des personnages défavorisés. Le contrôle étroit qu’exerce la Grande-Bretagne sur le pays (traité anglo-égyptien de 1936) conjugué aux excès du roi nourrit un mécontentement grandissant au sein de la population égyptienne. Lorsqu’elle chante « les revendications ne s’obtiennent pas par des souhaits mais le monde s’emporte par la lutte » [4], ses concerts apparaissent comme des manifestations politiques sous fond de nationalisme.

Le 14 mai 1948, David Ben Gourion proclame l’Etat d’Israël. La guerre que lui déclare ses voisins le lendemain se soldera par une défaite cuisante pour les pays arabes : c’est la Nakba (le désastre). Seule la brigade qui a résisté au siège de Falloujah revient en héros en Égypte. Humiliés par un échec qu’ils imputent à la corruption de la monarchie et à la déficience de la hiérarchie militaire, certains de ces officiers forment un groupe secret : le Mouvement des Officiers libres, dont Gamal Abdel-Nasser fait partie. Pendant que ce dernier se trouve à hôpital, Oum Kalthoum organise une réception en l’honneur de cette brigade pour « exprimer sa reconnaissance en tant que citoyenne égyptienne, pour leur lutte et leurs sacrifices » [5].

Le 23 juillet 1952, les Officiers libres annoncent avoir pris le contrôle de l’Etat via le communiqué n°1. Renversé par un coup d’Etat militaire, le roi Farouk, dixième souverain de la dynastie d’origine albanaise, est contraint à l’abdication puis à l’exil. Pour la première fois depuis l’Antiquité, le pays est dirigé par des Egyptiens. Les « garçons du peuple » mettent fin à la monarchie et déclarent la République en 1953. Ils veulent moderniser l’Égypte en renforçant le secteur public, en développant l’industrie lourde et en réformant le secteur agricole, mais aussi en luttant contre la corruption, en réformant l’armée et en œuvrant pour une indépendance effective. Une fois le général Néguib écarté du pouvoir en 1954, Nasser devient l’homme fort de ce nouveau régime. Lorsqu’il apprend qu’Oum Kalthoum est interdite d’antenne car elle chantait pour l’ancien régime, il contacte l’officier chargé de la radiocommunication pour lui rétorquer : « les pyramides étaient déjà là [du temps du roi], pourquoi ne vas-tu pas les raser ? » [6].

Le répertoire musical d’Oum Kalthoum rencontre la rhétorique nassérienne. L’heure est au patriotisme et la chanteuse témoigne son soutien à la « révolution de juillet » à Nasser. Dans une Égypte bouillonnante, Oum Kalthoum désire s’impliquer dans l’évolution de la société égyptienne et de la nation arabe. Si les chansons d’amour avaient fait sa gloire, elle adresse désormais cette puissante passion à son pays sur un ton martial. Elle met alors son art au service de chants révolutionnaires : « Nashid el Gala’ » (« L’hymne de la Liberté ») fait l’honneur de la nation égyptienne tandis que « Asbah ’Andi Bunduqyia » (« Et maintenant j’ai un fusil ») fait de la cause palestinienne une responsabilité arabe. A côté des plus grands chanteurs de l’époque, elle influence des générations entières d’Egyptiens au travers de chansons patriotiques, les wataniyyat.

Saisissant rapidement l’emprise de la voix d’Oum Kalthoum, Nasser lui demande d’inaugurer la radio « Sawt al-Arab » (« La Voix des Arabes »). Lancé en 1953, cet outil permet au raïs d’asseoir sa stature dans une ferveur populaire dans l’ensemble du monde arabe. Diffusée dans chaque foyer où l’on parle arabe, la radio insuffle dans l’âme de millions d’Arabes le rêve de l’unité. Le champ culturel est le lien privilégié entre le nassérisme et la culture populaire, permettant au chef d’Etat de répandre un nationalisme arabe par le bas. « Mouvement intellectuel et politique visant à l’unification des peuples arabes » [7], le panarabisme apparaît dès XIXe siècle mais connaît son moment de gloire avec Nasser. L’opposition à l’impérialisme occidental doit permettre de se libérer de toute tutelle étrangère tandis que la résistance à l’Etat d’Israël doit permettre de libérer la Palestine.

Pour le quatrième anniversaire de l’exil de Farouk en juillet 1956, Nasser déclare dans un discours enflammé avoir signé un décret nationalisant la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Au regard de la politique égyptienne de non-alignement, les Etats-Unis ne veulent plus accorder le prêt permettant la construction du haut barrage d’Assouan. Le canal doit alors fournir les recettes nécessaires à son financement. Suite à cette annonce, Israël lance une offensive militaire contre l’Égypte avant que la France et la Grande-Bretagne n’entrent en guerre à ses côtés, mais les pressions américaines et soviétiques mettent fin à cette triple intervention. Si cette guerre est un échec militaire pour l’Égypte, la victoire s’interprète sur le plan diplomatique : après avoir tenu tête aux Occidentaux, Nasser est adulé dans tout le tiers-monde. L’Égypte doit regagner sa souveraineté sur son territoire et ses ressources pour prétendre se hisser en puissance régionale. A la fois fière et enthousiaste, Oum Kalthoum offre 10 000 livres égyptiennes pour la reconstruction de Port-Saïd.

Écrite à l’occasion de cette guerre, la chanson patriotique « Walah Zaman ya Silahi » (« Oh mon arme, cela fait longtemps ») d’Oum Kalthoum deviendra l’hymne officiel de la République arabe unie en 1958. Le coup d’Etat à Damas de 1961 sonne la fin de l’éphémère union entre la Syrie et l’Égypte, mais cette dernière garde officiellement ce nom jusqu’en 1971, et la chanson reste l’hymne national égyptien tout au long de la décennie. En 1964, Nasser réussit finalement à convaincre la chanteuse Oum Kalthoum et le compositeur Mohammed Abdelwahab, les deux rivaux, à travailler main dans la main. Fruit de cette rencontre, « Enta Omri », (« Tu es ma vie »), est certainement leur plus grand succès respectif. Abdelwahab introduit dans cette chanson d’amour une touche moderne à l’aide d’une guitare électrique. Ce pari gagné consacre la popularité des deux prodiges et ouvre la voie à une collaboration qui donnera neuf autres chansons.

La prise du canal de Suez ouvre une ère de splendeur pour l’Égypte. Si la vie nocturne cairote est bouillonnante, le gouvernement exerce un contrôle étroit sur des secteurs artistiques et littéraires florissants. Conscient de l’importance des divertissements populaires pour le moral du peuple et le rayonnement de l’Égypte, Nasser donne un nouveau souffle au cinéma et à la musique. Il se sert en retour de ces outils de soft power pour s’imposer aux oreilles et au cœur des Arabes. De plus en plus autoritaire, le régime s’appuie sur les artistes pour porter ses idées. S’il a impulsé la production de chefs d’œuvre, Nasser fait un usage propagandiste du cinéma dans les années 1950. Renommé dans le monde entier, le septième art égyptien constitue le support idéal d’un régime qui commande des œuvres de circonstances pour faire l’éloge de sa politique.

Depuis la fin du XIXe siècle, l’Égypte domine le monde arabe sur les plans artistique et idéologique. L’appareil de production culturel et les ambitions géopolitiques étant fortement imbriqués, le phénomène Nasser est indissociable de cet environnement artistique. Le raïs s’appuie sur le pouvoir de fascination d’Oum Kalthoum pour s’imposer comme leader du monde arabe. De son coté, El-Sett (la Dame) rayonne dans ce nouveau régime, elle devient la voix de son pays, la « première dame d’Égypte ». Plutôt qu’une quelconque instrumentalisation, c’est leur connivence intellectuelle et leur lien affectif qui les poussent à s’aider mutuellement. Tous deux idolâtrés à travers la « nation arabe », leur relation personnelle est alimentée par une compréhension et une admiration réciproque. S’ils partagent leurs origines modestes, un goût pour l’authenticité, un souci des démunis, c’est surtout l’amour inconditionnel de l’Égypte qui les rapproche. Rêvant de grandeur pour leur pays, ils vont dans la même direction : replacer l’Egypte au centre du monde arabe, et le monde arabe au centre des civilisations.

II. Oum Kalthoum, incarnation d’une certaine arabité ?

Le 5 juin 1967, l’aviation égyptienne est détruite au sol en six heures. En cinq jours, Israël prend le Sinaï, la bande de Gaza, le Golan, la Cisjordanie et Jérusalem-est. La politique agressive de Nasser envers son voisin hébreu a tourné en humiliation. Véritable tournant, la guerre des Six-Jours marque le début d’une forme de désenchantement du projet panarabe. Oum Kalthoum chante un hommage à Nasser, alors qu’il annonce sa démission le 9 juin : « Relève-toi et écoute mon cœur, car je suis le peuple. Reste, tu es la digue protectrice. Reste, tu es le seul espoir qui reste… » [8]. Le président reviendra sur sa décision face aux scènes de liesse de la « rue arabe ». Mais à partir de la défaite de 1967, les chansons de « l’Astre de l’Orient » seront plus nostalgiques que combatives.

Oum Kalthoum offre ses bijoux pour renflouer les caisses d’un Etat ruiné et incite les Egyptiennes à suivre son exemple. Elle engage une tournée nationale pour remonter le moral du pays : sa voix doit réunir le peuple face à la tragédie et lui insuffler du courage. Elle décide ensuite de poursuivre sa tournée à l’étranger et de reverser les bénéfices pour l’effort de guerre. Son concert à Paris, ville de référence de l’intelligentsia arabe, sera finalement le seul dans un pays occidental. Elle fait symboliquement don à l’Etat égyptien du cachet des deux soirées à l’Olympia, qui prennent alors une tournure politique. Le public est en transe dès sa première chanson, « L’Amour de la nation », dans laquelle elle évoque Nasser avec ces mots : « Tu es le bien et la lumière/Tu es la patience face au destin ». Chantée pour la première fois en 1966, la deuxième chanson de la soirée, « Al-Atlal » (« Les ruines »), acquiert une valeur allégorique un an après. « Donne-moi ma liberté/Dénoue mes mains » : les ruines d’un amour incarnent symboliquement les pertes de la guerre des Six-Jours.

Oum Kalthoum chante toute sa frustration et son identité arabe lors de ce concert parisien qui rencontre un grand succès. Ses bijoux et ses tournées auraient rapporté environ 4 millions de dollars à l’Égypte. Mais le 28 septembre 1970, Nasser succombe à une crise cardiaque. Apprenant la nouvelle à Moscou, elle annule les concerts programmés pour rentrer au Caire. El Sett décide d’arrêter de chanter, elle donne son dernier concert en 1972, malade et fatiguée. Succédant à Nasser à la présidence, Anouar el-Sadate engage une dénassérisation du pays et Oum Kalthoum perd son statut privilégié. Son rang de représentante de l’Égypte est concurrencé par Jihane el-Sadate, qui obtient de son époux le statut inédit de première dame. Le 3 février 1975, sa propre mort marquera la fin d’une époque, laissant les Egyptiens orphelins de leurs deux idoles mais aussi de leurs rêves de grandeur. Les trois millions d’Egyptiens qui accompagnent son cercueil dans les rues du Caire font écho aux cinq millions qui avaient suivi celui de Nasser, cinq ans plus tôt, dans une détresse collective. Qu’il soit artistique ou identitaire, le legs d’Oum Kalthoum dépasse sa mort.

L’immense héritage qu’Oum Kalthoum laisse à la musique arabe est le fruit d’une grande intelligence artistique. « La voix de l’Orient » précède les modes, elle sait ce qui est susceptible de plaire. Si elle devient la muse des meilleurs compositeurs de l’époque, elle fait preuve d’autorité pour s’affirmer dans un monde masculin. Perfectionniste, elle prend seule les décisions pour forger ses chansons mais aussi son personnage. Elle montre une certaine intelligence stratégique : lunettes noires, chignon serré et mouchoir blanc, ses objets fétiches sont le support d’un culte qu’elle a elle-même orchestré. Son style vestimentaire est le signe d’une grande modernité, tout comme l’amour passionné qu’elle chante dans une société conservatrice.

Longs de plusieurs heures, ses concerts prennent la forme de rites païens, où l’assemblée entre en communion dans une ferveur pieuse. Sa relation au public, faite de mystère, de frustration et de pur plaisir musical, est symbolisée par le tarab, émotion artistique d’intensité maximale. Grâce à sa capacité d’improvisation, ses prestations scéniques sont inoubliables. Seule devant l’assemblée, dans une posture majestueuse, une puissance hypnotisante se dégage d’un corps qui est pourtant presque immobile. Oum Kalthoum institue un rituel auquel le monde arabe se plie pendant des années : tous les premiers jeudis du mois, elle donne rendez-vous à son public à l’occasion d’un grand concert au Caire, qui attire les foules et est diffusé en direct à la radio dans l’ensemble du monde arabe.

Si elle captive son public, Oum Kalthoum atteint toutes les couches de la société grâce à la radio et la télévision. Dès le début, elle explique à Ahmed Rami qu’elle veut « une langue comme celle des journaux, comprise par tout le monde, qui ne soit ni vulgaire ni hermétique » [9]. Alors que le dialecte était réservé aux chanteurs de variétés, Rami le mêle à la langue littéraire pour lui conférer un autre statut. Oum Kalthoum rend ainsi accessible un art élitiste, elle va au-delà de la dichotomie entre musique populaire et musique savante. La « mère des Arabes » paraît comme investie d’une mission d’éducation : « Grâce à elle, constate l’écrivain Naguib Mahfouz, les paysans analphabètes récitent des vers raffinés, les nationalistes glorifient la langue, les mystiques entrent en transe et les femmes cloîtrées rêvent d’amour galant » [10]. Figure féministe, elle pousse aussi les femmes, « la moitié de l’humanité », à ôter leur voile et à affirmer leur liberté dans une société patriarcale.

Oum Kalthoum déclare elle-même être la « voix du peuple » avec sa chanson « Ana al-Sha’ab » (« Je suis le peuple »). Elevée au chant religieux, elle connait une incroyable ascension sociale jusqu’à devenir une faiseuse d’opinion. Bien qu’elle fréquente la bourgeoise cairote, elle reste engagée pour le peuple en faisant des dons aux plus démunis ou en finançant la construction d’une mosquée dans son village d’enfance. Maîtrisant parfaitement son image, elle met en avant un personnage proche de la terre, humble et pieux. « Par son attachement aux valeurs nationales, par son engagement auprès des pauvres et des paysans, par sa réputation irréprochable, par le choix de sa musique et de ses textes, par sa voix authentique, elle est la personnification même de l’Égypte » [11]. En incarnant un peuple et l’âme de son pays, la « quatrième pyramide » se construit en tant qu’image de la nation. Sa longue carrière est indissociable de l’histoire égyptienne du XXe siècle, elle vit au rythme des soubresauts de son pays. Son œuvre et son parcours témoignent de l’esprit d’une époque, esprit qu’elle participe également à forger.

Référence morale et esthétique, sa voix est aussi un levier pour porter un projet idéologique. Oum Kalthoum cristallise la fierté retrouvée du peuple égyptien et arabe. Dans un contexte de nationalisme et de colonisation, elle reflète l’aspiration à la liberté des Arabes au XXe siècle. Elle dénote aussi leur aspiration à la modernité, tout en gardant un lien à la tradition. La « mère des Arabes » contribue à construire un pan de leur identité moderne ; une identité à la fois respectueuse et transgressive, ni rétrograde ni soumise à l’Occident. Ancré dans l’héritage mais ouvert aux innovations, ce modèle oriental se matérialise par un double rejet : refus de la soumission aux valeurs occidentales et refus d’un traditionalisme passéiste.

Oum Kalthoum donne à entendre la fierté d’être Arabe. Prêtant son art aux idéaux panarabistes, elle a unifié les peuples derrière sa voix et la cause qu’elle porte. Du Maroc à l’Irak, dans les foyers les plus démunis comme dans les plus aisés, Oum Kalthoum est unanimement qualifiée de plus grande chanteuse arabe, voire érigée en divinité immuable : « au-dessus d’elle, il n’y a que le Coran », « elle est notre pain quotidien » [12]. Un adage veut même que les Arabes soient en désaccord permanent sur tous les sujets, sauf sur elle.

Conclusion

Oum Kalthoum est une des principales vectrices de la domination du modèle culturel égyptien au XXe siècle. Nasser a contribué au développement d’un environnement culturel qui lui donne en retour une envergure de taille : le cinéma et la musique travaillent à son service. El Sett participe activement à ce régime en chantant sa politique (chansons patriotiques) et en apportant un soutien financier direct à l’Etat (dons des recettes de concerts). Leur affinité permettra de porter mutuellement leur rayonnement. Dans ce contexte, l’aura d’Oum Kalthoum croît jusqu’à lui conférer le statut d’ambassadrice de son pays : impliquée dans la vie publique égyptienne, « l’astre de l’Orient » disposera même d’un passeport diplomatique. Le chant d’Oum Kalthoum est cependant perçu comme un élément subversif sous la présidence d’Hosni Moubarak (1981-2011) parce qu’il renvoie à un certain âge d’or. Accompagnant la vague d’espoir et de fierté qui secoue plusieurs pays arabes en 2011, ses chansons et portraits sont réhabilités à l’occasion des manifestations des « Printemps arabes ».

Oum Kalthoum marque profondément l’histoire de l’art arabe et symbolise l’alliance entre tradition et modernité. Si le panarabisme et le nassérisme meurent avec Nasser, le symbole de la « quatrième pyramide » résiste au temps : sa mémoire est toujours vivante de nos jours. Bien qu’ils soient peu familiarisés au nassérisme, les Egyptiens d’aujourd’hui connaissent tous des chansons qui comportent des éléments de son idéologie. La musique d’Oum Kalthoum n’est étrangère à l’oreille d’aucun Arabe : elle transcende les pays et les catégories sociales et met en exergue une certaine identité arabe. La « voix des Arabes » a réussi là où la politique a échoué : fédérer le monde arabe. Véritable légende de son vivant, Oum Kalthoum est aujourd’hui une icône du monde arabe. Bien plus qu’une « diva orientale », elle représente un objet de fascination au-delà du Moyen-Orient, comme l’atteste l’exposition que lui a consacré l’Institut du monde arabe de Paris en 2008 [13].

Bibliographie :
 Yara el Khoury, cours universitaire le Moyen-Orient de 1939 à 1970, Université Saint Joseph, 2019
 Lamia Ziadé, Ô nuit ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem, Editions P.O.L, 2015
 Robert Solé, Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017
 Collectif, Le monde arabe existe-t-il (encore) ?, Institut du monde arabe, Editions du Seuil, 2020
 Camille Renard, OUM KALSOUM, la « Voix des Arabes » (autour de 1900-1975), Une vie, une œuvre, France culture, 2011, https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/oum-kalsoum-la-voix-des-arabes-autour-de-1900-1975
 Philippe Broussard, Oum Kalsoum, une reine d’Egypte à Paris, Le Monde, 2016
https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/07/29/oum-kalsoum-une-reine-d-egypte-a-paris_4976320_4497186.html
 Patrick Labesse et Véronique Mortaigne, Oum Kalsoum règne encore sur la Méditerranée, Le Monde, 2012
https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/03/17/oum-kalsoum-regne-encore-sur-la-mediterranee_1671428_3246.html
 Xavier Villetard, reportage Oum Kalthoum, la voix du Caire, Arte, 2017
https://www.cairn.info/ils-ont-fait-l-egypte-moderne--9782262064235-page-243.htm
 Zoé Carle, Les étranges métamorphoses de la chanson arabe. D’Oum Kalthoum à Haifa Wehbe, la musique moyen-orientale, entre commerce et politique, Revue le Crieur, 2015
https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2015-2-page-102.htm
 Gihan Abdelhadi, Oum Lalthoum : l’icône féministe du monde arabe, Mon Orient, 2020
https://www.monorient.fr/index.php/2020/04/14/oum-kalthoum-licone-feministe-du-monde-arabe/
 Anne-Laure Dupont, Nahda, la renaissance arabe, 2009
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685

Publié le 08/10/2020


Cécile Lauras est diplômée de l’Institut catholique de Paris et d’IRIS Sup. Après un stage au service culturel de l’ambassade de France au Liban, elle a étudié l’histoire et l’arabe classique à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Elle poursuit sa formation avec le master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.


 


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