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Doria Shafik (1908-1975) est une militante égyptienne engagée dans le mouvement de libération des femmes d’Égypte dans les années 1940-1950. Grâce à deux magazines, La Femme Nouvelle et Bint al-Nil, elle éduque et sensibilise les femmes à leur rôle dans la société égyptienne. Icône engagée, elle œuvre tout au long de sa vie pour l’accès au droit de vote des femmes égyptiennes. Aidée par les deux filles de Doria Shafik, Aziza et Jehane, Cynthia Nelson revient dans son ouvrage publié en 1996 Doria Shafik, Egyptian Feminist, A Woman Apart sur l’histoire de cette féministe engagée par l’évocation de son parcours de vie, de ses combats politiques mais également à travers ses poèmes.
Cynthia Nelson (1933-2006) a été professeure d’anthropologie à l’Université américaine du Caire. Elle est la fondatrice de l’Institute for Gender and Women’s Studies, un institut de recherche qui s’intéresse aux questions de genre au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud. Cynthia Nelson est l’auteure de la biographie de la féministe égyptienne Doria Shafik, Doria Shafik, Egyptian Feminist, A Woman Apart publié en 1996. Dans la préface de l’ouvrage, Cynthia Nelson explique qu’en 1984, elle rencontre un jeune étudiant libanais Akram Khater, à l’Université de Californie où elle enseigne, qui s’intéresse à l’histoire des mouvements féministes du Moyen-Orient. Tout deux découvrent qu’aucun intérêt universitaire n’a été porté sur les mouvements féministes égyptiens suivants la Seconde Guerre mondiale et qu’aucune mention de Doria Shafik n’est faite. Lorsque Cynthia Nelson retourne en Egypte en 1985, elle fait part aux deux filles de Doria Shafik, Aziza et Jehane, de sa volonté d’entreprendre une étude biographique sur leur mère. Leur accord et leur confiance ont permis à Cynthia Nelson d’avoir accès aux mémoires personnels de Doria Shafik ainsi qu’à des papiers non-publiés. Cynthia Nelson décide de regrouper l’ensemble des différentes versions des mémoires rédigés par Doria Shafik dans un seul et même ouvrage. Ces mémoires étaient des « carnets de croquis », écrits à partir de 1955 puis à différents moments de la vie de Doria Shafik, dans un style que Cynthia Nelson décrit comme étant « impressionniste ». Avant de lire les diverses mémoires de Doria Shafik, Cynthia Nelson s’est intéressée à ses poèmes en juin 1983. Les images et métaphores utilisées sont issues de « son Egypte » et empreintes de solitude, de liberté humaine, de détermination…
Doria Shafik grandit dans les villes de Tanta et de Mansourah au sein d’une famille musulmane, modeste et traditionnelle de la classe moyenne. Au cours des années 1920-1930, les femmes commencent à avoir accès à l’éducation, une opportunité pour Doria Shafik de s’éloigner d’une vie conventionnelle. Après avoir obtenu son Doctorat d’État en 1940 à la Sorbonne, son ambition est d’entrer dans les sphères publiques et politiques, elle s’intéresse alors aux questions nationales et internationales dans un contexte de post Seconde Guerre mondiale.
Cynthia Nelson explique que Doria Shafik représentait un modèle radicalement différent en tant que leader du mouvement des femmes en Egypte. Elle tente d’amener une nouvelle conscience aux Egyptiennes sur différents aspects. D’une part, à travers l’écriture lorsque Doria Shafik fonde deux magazines destinés aux femmes et rédige plusieurs ouvrages « en français et en arabe sur l’histoire, le développement et la renaissance des droits politiques et sociaux des femmes égyptiennes ». Elle développe également une organisation féministe et un parti politique, et élabore une « stratégie militante de confrontation » notamment en se rendant par la force au Parlement égyptien, en pratiquant des sit-in afin de protester contre la présence britannique en Egypte, ou en faisant des grèves de la faim.
Doria Shafik est selon Cynthia Nelson « une musulmane moderniste » qui a tenté de forger un espace public politique pour les femmes égyptiennes des différentes classes sociales, un espace que possèdent déjà les « femmes leaders ». Elle questionne « les traditions islamiques et les institutions en demandant une égalité politique complète entre les hommes et les femmes », mais elle essaye également de « redéfinir les représentations que les femmes avaient d’elles-mêmes ainsi que leur place dans le système politique ».
Comme l’explique Cynthia Nelson dans la préface de son ouvrage, l’histoire de Doria Shafik est celle de la rencontre entre l’émergence d’une conscience féministe, façonnée par des valeurs issues de l’Islam et de l’humanisme et par l’éveil nationaliste de sa société dans un contexte d’après Seconde Guerre mondiale.
Doria Shafik est née le 14 décembre 1908 dans la capitale de la province Gharbiya, Tanta, dans la maison de sa grand-mère maternelle. Elle est le troisième enfant de Ratiba Nassif « Bey » et d’Ahmad Chafik « Effendi », issus de deux statuts sociaux différents. Les titres sont accordés aux hommes de certaines familles puissantes et résultent d’un système de patronage pratiqué en Egypte lorsque le pays faisait encore partie de l’Empire ottoman [1]. Pendant les dix-huit premières années de sa vie, Doria Shafik grandit dans trois milieux sociaux et culturels égyptiens différents, à Mansourah, Tanta et Alexandrie.
Elle passe les huit premières années de son enfance dans la ville de Mansourah située dans la province de Dakhleya où son père travaille en tant qu’ingénieur civil pour les chemins de fer. Pour Doria Shafik, Mansourah représente la maison de sa mère et lui procure des sentiments de joie, d’amour et de tendresse, ce qu’elle nomme « la sérénité du Nil ». Tanta représente un moment douloureux de séparation pour Doria Shafik. Lorsqu’elle a six ans, ses parents décident de l’envoyer vivre avec sa grand-mère à Tanta afin qu’elle puisse étudier à l’école française, Notre Dame des Apôtres. À la fin du XIXème et au début du XXème, les écoles étrangères, plus particulièrement les écoles françaises, jouaient un rôle important dans l’éducation des Egyptiennes issues d’une certaine classe sociale [2].
Doria Shafik grandit dans une atmosphère où les femmes riches ou pauvres souffrent de leur mariage et de la « tyrannie de leur mari » qui était devenue « une seconde nature ». À l’âge de douze ans, son mariage est arrangé et prévu pour son seizième anniversaire, Doria Shafik écrit : « une bague a été mise à mon doigt et avec elle tous mes rêves d’un futur libre se sont effondrés ». La mort de la mère de Doria Shafik représente un évènement tragique, la pire expérience de son enfance : elle explique dans ses mémoires qu’il lui est difficile de revenir sur ce traumatisme trente-cinq ans après. À la mort de sa femme, le père de Doria Shafik, Ahmad Chafik, part habiter Le Caire et Doria retourne à Tanta auprès de sa grand-mère. Elle se réfugie dans le travail scolaire, saute une classe et obtient son certificat. Par la suite, elle annonce à sa grand-mère qu’elle souhaite vivre avec son père qui habite alors à Alexandrie, et annuler son mariage arrangé.
Selon les mots de Cynthia Nelson, Alexandrie ouvre un nouveau chapitre dans la vie de Doria. Lorsqu’elle y arrive en 1924, la ville représente un « refuge émotionnel et un renouveau ». Alors que Tanta était synonyme de fermeture, Alexandrie est quant à elle synonyme de lumière et d’ouverture. Doria Shafik souhaite mener carrière et s’inscrit au baccalauréat français qu’elle obtint à seize ans.
En 1928, Doria Shafik souhaite quitter l’Egypte et « partir loin de ces souvenirs et de la souffrance », Paris et la Sorbonne deviennent une « véritable obsession ». Cependant, ses deux frères se trouvent déjà en Europe pour leurs études, obligeant Doria Shafik, pour des raisons économiques, à attendre plusieurs années leur retour pour qu’elle même puisse envisager de se rendre en Europe. Elle écrit alors à Huda Sharawi qui l’invite dans son palais au Caire. Cynthia Nelson explique que cette rencontre en 1928 marque l’éveil de la conscience féministe de Doria Shafik. Cette même année, est organisé un concours du meilleur essai honorant la mémoire de Qasim AminQasim Amin, un penseur féministe ?, que Doria remporte. Le lendemain de la remise de son prix, elle reçoit une lettre du Ministère de l’Éducation lui octroyant une bourse afin de poursuivre ses études. En août 1928, Doria Shafik quitte l’Egypte pour la France.
À son arrivée à Paris, Doria Shafik est accueillie et hébergée par une veuve s’occupant d’une pension. Au bureau de l’éducation égyptienne, Doria Shafik rencontre le directeur qui souhaite lui faire étudier l’une des « branches féminines de l’éducation », à savoir l’histoire et la géographie. Néanmoins, détestant la géographie, Doria Shafik demande à étudier la philosophie, ce qu’on lui refuse. Elle sollicite alors l’aide de Taha Husayn, nationaliste égyptien et ancien étudiant de la Sorbonne, responsable de l’admission des premières femmes à l’Université du Caire en 1928. Grâce à son aide, Doria Shafik peut étudier dans le programme qu’elle souhaite, lui attirant cependant les foudres du directeur.
Son intérêt pour la poésie naît avec la rencontre d’un jeune poète avec qui elle échange de nombreux poèmes et qui lui permet de découvrir qu’elle aussi est une poétesse, comme elle l’écrit dans un de ses mémoires. Cependant, dans le même temps, le directeur de la mission égyptienne ordonne à Doria Shafik de quitter la pension dans laquelle elle habite pour vivre à Boulogne afin d’accompagner de jeunes égyptiennes venant d’arriver. Elle poursuit ses échanges épistolaires avec le poète et lui explique vivre très mal son séjour à propos duquel elle écrit : « J’étais dans une prison sans barreaux ». Un évènement la pousse à quitter Boulogne : ses camarades égyptiennes volent ses poèmes pour les envoyer au directeur. Elle s’installe alors à la Maison Internationale Boulevard Saint-Michel à Paris et y reste deux ans, et s’inscrit à la Sorbonne en Licence libre et en Licence d’état.
Durant l’été 1935, en vacances en Egypte, elle est la première femme musulmane égyptienne à participer à l’élection de Miss Univers, une décision qui va de pair avec son image de la « New Woman » qu’elle développe dans un essai « Does a Woman Have the Right to Philosophize ? ». La « New Woman » représente selon Doria Shafik la fusion de la beauté et de l’intelligence. Sa participation s’est faite non sans critique, une virulente campagne s’étant organisée contre elle, elle écrit dans ses mémoires : « I was a Muslim girl who had acted against Islam ! ».
À son retour à Paris en 1936, elle se consacre à l’apprentissage de la langue française et de la philosophie européenne. Elle se plonge dans la rédaction de ses deux thèses, le Ministère égyptien de l’Education lui ayant autorisé trois ans afin de les terminer : sa première thèse s’intitule « L’Art pour l’art dans l’Egypte antique », la deuxième porte sur la question des droits des femmes et de la religion musulmane. Un jour, au détour de la Place Saint-Michel, elle revoit le poète qu’elle a connu quelques années auparavant, à qui elle refuse une demande en mariage. Elle écrira des années plus tard à propos de lui dans un volume de ses poésies :
L’Amour perdu
Au loin
à l’horizon
une ombre s’évanouit
et disparaît
sans bruit
Doria Shafik rencontre à Paris le fils de sa tante Aziza, Nour al-Din Ragai, étudiant en commerce international. Il lui permet de mettre fin à cette solitude lui pesant à Paris : « I had the feeling of not being alone anymore ». Comme l’explique Cynthia Nelson, Nour est un pont de réconciliation entre Doria et l’Egypte. Elle se marie en octobre 1937. En juillet 1939, Doria Shafik achève la rédaction de ses thèses et retourne en Egypte. Cette même année, le Ministère de l’Education lui offre un poste en tant qu’inspecteur de langue française, mais Doria souhaite enseigner la philosophie à l’Université nationale, elle attend seulement de recevoir officiellement son diplôme afin de se présenter. Au début de l’année 1940, elle retourne en France afin de soutenir ses thèses. Elle obtient son doctorat en philosophie avec la mention Très Honorable. À son retour en Egypte, Doria Shafik tente de revoir Huda Sharawi après de nombreuses années et d’intégrer l’Union féministe. Cette dernière l’accueille mais Doria se sent très vite exclue. En effet, la fille spirituelle d’Huda Sharawi, Ceza Nabaraoui est à l’origine de plusieurs rumeurs sur Doria Shafik et la critique afin de l’éloigner. In fine, Doria Shafik n’a jamais pu intégrer l’Union Féministe Egyptienne.
En mars 1942, Doria Shafik donne naissance à sa première fille, Aziza. Cynthia Nelson explique que l’arrivée de cet enfant a été un véritable « turning point » dans la vie de Doria Shafik qui s’est alors « réconciliée avec la vie » [3]. Quelques années plus tard, elle donne naissance à sa deuxième fille, Jehane.
Deux ans plus tard, Doria Shafik écrit un court traité sur sa philosophie féministe, intitulé La Femme Nouvelle en Egypte et rédigé en français afin de sensibiliser une élite égyptienne « éduquée ». Elle invite les femmes faisant partie des élites et des plus hautes classes sociales à mobiliser leurs ressources matérielles et morales afin d’entreprendre un changement et une transformation de masse. Comme l’explique Cynthia Nelson, Doria Shafik pense que les femmes de la haute société avait un rôle à jouer : construire un pont entre les femmes les plus aisées et les plus pauvres. Elle pense également qu’il est de la responsabilité de ces femmes de transformer les traditions socio-culturelles les empêchant de participer à la vie de leur pays. Doria Shafik met alors en avant les « bonnes actions » de la princesse Chevikar, la première femme du roi Fouad Ier.
Doria Shafik est approchée par la princesse Chevikar afin qu’elle devienne l’éditrice en chef de son nouveau magazine, La Femme Nouvelle. Cette nouvelle fonction lui cause de nombreuses critiques : en effet, l’opinion publique égyptienne ne se positionne pas en faveur de la monarchie. De plus, les membres de l’Union Féministe Egyptienne dirigée par Huda Sharawi sont contre la princesse Chevikar, ce qui éloigne davantage Doria Shafik de son ancienne amie. Par ailleurs, « de terribles abysses » s’ouvrent entre elle et son pays : Doria Shafik est accusée de ne pas être « une vraie égyptienne » et de collaborer avec les colonialistes. Afin de faire taire les rumeurs, Doria Shafik créé un journal rédigé en arabe : Bint al-Nil [4]. Ce journal est constitué d’articles sur des questions « féminines » avec des conseils pour l’éducation des enfants, des photographies de mode… À la mort de la princesse Chevikar en 1947, La Femme Nouvelle est transféré dans les bureaux de Bint al-Nil. Alors que La Femme Nouvelle représente la « voix culturelle » de l’Egypte, destinée à donner une véritable image de l’Egypte à l’Occident, Bint al-Nil représente la « voix active féministe » destinée à éveiller les femmes égyptiennes et arabes de la classe moyenne.
Par son magazine, Doria Shafik reçoit de nombreuses lettres de femmes évoquant leurs difficultés. Elle écrit dans ses mémoires que l’une des meilleures solutions est d’établir une nouvelle législation pour garantir des droits aux femmes : elle souhaite réformer l’interdiction pour les femmes de participer à une élection notamment l’élection parlementaire, ou encore supprimer le droit à la polygamie. Doria Shafik décide d’agir en 1948, en annonçant au cours de deux conférences la création d’un « nouveau mouvement pour la libération complète de la femme égyptienne » : l’Union Bint al-Nil. Le programme le plus important pour Doria Shafik est de mettre fin à l’analphabétisme, répandu chez les femmes égyptiennes. En 1950, elle crée la première école pour combattre l’analphabétisme dans le quartier Bulaq.
Au début des années 1950, Doria Shafik adopte un militantisme féministe plus radical. En février 1951, avec près de 1 500 femmes à ses côtés, Doria Shafik quitte le Mémorial Ewart de l’Université du Caire pour se rendre au Parlement. Cet évènement est historique, deux groupes sont conjointement organisés, l’Union Féministe Egyptienne fondée par Huda Sharawi et le mouvement Bint al-Nil. Une semaine après, un projet de loi autorisant les femmes à se présenter aux élections parlementaires est présenté. Cependant, le Premier ministre ne tient pas la promesse faite à Doria Shafik. À l’automne 1951, l’Union Bint al-Nil organise sa première unité paramilitaire composée uniquement de femmes, environ 2 000. Doria Shafik affirme elle-même dans ses mémoires s’être tournée vers « la violence » et avoir été inconsciente lorsque le 23 janvier 1952, elle mène une vingtaine de jeunes filles à la Banque Barclays afin de faire cesser son activité. Après cet épisode, Doria Shafik décide de se tourner vers des protestations pacifiques.
À la fin de 1952, Doria Shafik déclare au Ministère de l’Intérieur, alors dirigé par Nasser, la réorganisation en parti politique de l’Union Bint al-Nil. Cependant, ce dernier est davantage occupé à renforcer son pouvoir et son autorité. En 1953, le gouvernement prend la décision d’annuler la constitution, il nationalise la presse, abolit les partis politiques et confisque les biens de ces derniers. Afin que les femmes puissent participer à la rédaction du projet de nouvelle constitution, Doria Shafik renforce son combat par une grève de la faim. Six jours après, certaines femmes ayant rejoint le mouvement ont des problèmes de santé, et Doria Shafik est hospitalisée. Le gouverneur du Caire, Mahmud Nour, transmet alors un message du Président Naguib à Doria lui expliquant que la nouvelle constitution comprendra l’ensemble des droits des femmes.
En 1954, Nasser consolide son pouvoir à travers le pays : les partis politiques sont interdits et la presse est muselée. En l’espace de trois ans, Doria Shafik entre dans une confrontation directe contre le régime de Nasser.
La grève de la faim de Doria Shafik l’a rendue célèbre, et l’amène à redéfinir son combat pour les droits des femmes. En 1954 et 1955, elle entreprend un voyage autour du monde et participe au Conseil International des Femmes à Helsinki. Ses relations avec l’Ouest et les États-Unis sont mal perçues dans son pays : en effet, dans un contexte de guerre froide, l’Egypte se rapproche du mouvement des Non-Alignés.
Le 16 janvier 1956, une nouvelle constitution est promulguée mentionnant les droits accordés aux femmes : elles obtiennent le droit de vote mais ne sont pas obligées de le faire ni de s’enregistrer sur les listes électorales. Cet aspect est jugé discriminatoire par Doria Shafik. Sa persistance dans sa volonté d’accorder aux femmes l’ensemble des droits lui fait perdre de nombreux amis et collègues, qui pour la plupart craignent les conséquences politiques de leur rapprochement avec Doria. Selon elle, le pouvoir politique égyptien en place représente « la destruction de la liberté humaine », elle écrit ainsi dans un de ses poèmes :
L’Absolu est là
Au bord
De ma conscience
N’y touchez pas
Vous détruirez l’HUMAIN
L’Infini
Sur terre
En 1957, Doria Shafik entreprend une nouvelle grève de la faim au sein de l’ambassade indienne. Elle choisit ce lieu car l’Inde est « un pays neutre » et elle ne peut donc pas être accusée de choisir un camp dans un contexte de guerre froide. Après plusieurs jours de grève de la faim, Doria Shafik retourne à l’hôpital. Sa chambre est gardée par la police et aucun visiteur n’est autorisé, hormis son époux. Plusieurs intellectuels égyptiens cependant s’intéressent au combat de Doria Shafik et le respecte tel Galal al-Hamamsy, l’un des journalistes les plus respectés d’Egypte.
Doria Shafik est alors assignée à son domicile en 1957, stoppant sa carrière publique débutée en 1928 lors de sa première rencontre avec Huda Sharawi. En raison du combat politique de sa femme, son époux Nour a connu lui aussi quelques difficultés, notamment professionnelles, menant à la séparation du couple en septembre 1959. Elle écrit dans ses mémoires que ces dix-huit années d’isolement ont été sûrement plus douloureuses qu’une vie dans un harem : « ces femmes ne sont pas conscientes de leur captivité, menant toujours la même vie, elles ne savent pas qu’elles peuvent se libérer elles-mêmes ». Doria Shafik reste donc dans son appartement du sixième étage dans l’immeuble Wadie Saad situé à Zamalek.
Ses mémoires ne mentionnent pas cette période « d’exil interne ». C’est seulement à travers sa poésie que l’on retrouve « son authentique vérité ». Doria Shafik achève ses mémoires en 1960 en s’exprimant sur le « péril de la liberté humaine », et écrit en hommage à Paul Eluard :
O LIBERTÉ
Je te fais don
De mon cœur
Sans toi
Pour moi
Nulle
Vie.
Durant ses nombreuses années d’enfermement, Doria Shafik produit près de seize ouvrages, incluant des volumes de poésie, des essais de philosophie, une nouvelle… Elle traduit également le Coran en français et en anglais. Pour son voisin Mustapha Amin, Doria Shafik est devenue « un fantôme » : ses yeux « pleuraient sans pleurs » et « son cœur saignaient sans sang ». Cynthia Nelson écrit ainsi que « sa voix était mise sous silence, Doria disparaissait de la conscience publique jusqu’à sa tragique mort le 20 septembre 1975, qui ramena son nom sur les premières pages des journaux ». En effet, le 20 septembre, Doria Shafik met fin à ses jours.
Cynthia Nelson, Doria Shafik, Egyptian Feminist, A Woman Apart, University Press of Florida, 1996.
Lire également :
– Huda Sharawi (1879-1947)
– Qasim Amin, un penseur féministe ?
Margot Lefèvre
Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.
Notes
[1] Le titre « Bey » était accordé aux hommes étant avocats, docteurs, riches marchands ou faisant partie de familles de notables dans les provinces. Le titre « Effendi » était réservé aux petits fonctionnaires qui ont servi le gouvernement Khédivat.
[2] À la fin de la Première Guerre mondiale, il était prestigieux et socialement accepté pour les familles issues de la classe moyenne musulmane d’éduquer leurs filles dans les écoles étrangères. L’objectif n’était pas de préparer les jeunes filles à une vie indépendante mais de les faire devenir des « Lady of the Salon »
[3] Doria Shafik s’est toujours sentie seule depuis la disparition de sa mère.
[4] Il ne s’agit pas du premier journal féminin créé en Egypte. Al-Fatah a été fondé en 1892 par Hind Nawfal.
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