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Compte rendu de l’ouvrage de Mahmoud Hussein, Les Révoltés du Nil, une autre histoire de l’Égypte moderne

Par Dimitri Krier
Publié le 09/06/2021 • modifié le 09/06/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

De la soumission naturelle des Egyptiens au Sultan à la prise de conscience d’eux-mêmes (de la fin du XVIIIème siècle à 1882)

Dans les trois premières parties, couvrant la fin du XVIIIème et une grande partie du XIXème siècle, l’auteur décrit le passage de la soumission naturelle du peuple égyptien au Sultan à la prise de conscience d’eux-mêmes. Mahmoud Hussein dresse d’abord un bilan sur la fin du XVIIIème siècle où l’Égypte, province ottomane, connait un rapport de force entre gouvernés et gouvernants fondé sur la soumission des populations au Sultan. Ce rapport de force est décrit par l’auteur comme « légitimé par ceux qui en sont les victimes, qu’il est accepté, intériorisé et assumé, comme une chose allant de soi, par les sujets eux-mêmes » (page 24). Si la distinction entre gouvernants et gouvernés est multiple à cette époque (ethnique, politique, militaire), ils partagent toutefois la même doxa religieuse. Cette dernière est en effet à l’origine du régime de sujétion puisqu’il s’appuie sur le verset coranique IV, 59 « Vous qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité » (page 33). La personne du Sultan est sacralisée puisqu’il est le « relais sacral le plus proche de la transcendance divine » (page 33) et est le protecteur du Dar ul Islam, le domaine de l’islam. Ainsi, selon Mahmoud Hussein, l’Egyptien gouverné de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème s’abandonne à la volonté de Dieu et ne conteste pas la légitimité du Sultan ou de ses pouvoirs.

Cette terre égyptienne régie jusqu’alors par la loi de Dieu, se retrouve contestée et bouleversée par le débarquement de l’armée française le 2 juillet 1798 près d’Alexandrie. L’expédition française en Égypte (1798-1801) menée par Napoléon Bonaparte cause selon l’auteur une fracture significative dans la vie quotidienne des Egyptiens, qui se retrouvent gouvernés par une « puissance qui ne reconnait pas la loi de Dieu » (page 51). L’auteur affirme que cette irruption est dans un premier temps perçue par les Egyptiens comme une épreuve d’endurance et de foi lancée par Dieu. Toutefois, la fracture est telle qu’elle mène à plusieurs révoltes, à l’image du soulèvement du Caire du 21 octobre 1798, écrasé par Bonaparte puis du second soulèvement, dix-huit mois plus tard, forçant une partie des troupes françaises à quitter le pays et entrainant le retour des contingents ottomans. Les Egyptiens, qui jusqu’alors ne connaissaient pas ce sentiment de révolte vis-à-vis de l’« occupant », se demandent « comment obéir à qui ignore Dieu, mais comment désobéir à qui possède la puissance des armes ? » (page 61). Les Egyptiens passent même outre l’autorité des grands oulémas au cours du second soulèvement et cela marque, selon l’auteur, une des premières transgressions à la sujétion des Egyptiens ainsi que la découverte d’une société sans Dieu, jusque-là inimaginable. Ainsi, en 1801, l’ « occupant infidèle » se retire et les Egyptiens se retrouvent face à eux-mêmes. C’est Muhammad Ali qui, après avoir saisi l’importance et la nouveauté de la situation, s’installe au pouvoir en 1805.

Mahmoud Hussein examine également la « genèse de l’égyptianité » au cours du XIXème siècle. Sous Muhammad Ali (1805-1848), l’Égypte s’émancipe de la domination ottomane en constituant un appareil d’État moderne et en formant une nouvelle élite civile et militaire séculière. Toutefois, Londres accentue son contrôle sur l’Égypte en forçant tout d’abord Muhammad Ali à regagner l’orbite ottomane avant d’intervenir plus franchement dans la seconde partie du siècle. En 1882, la Grande-Bretagne occupe militairement le territoire et l’Égypte est à nouveau sous tutelle. Si la monocratie égyptienne s’enracine, l’auteur décrit toutefois la genèse d’un élan patriotique autour de la personnalité de Ahmad ‘Urabi, dit Za‘im (chef suprême), nouvelle figure du rapport entre gouvernés et gouvernants en Égypte.

La conquête de la souveraineté nationale (de 1882 aux années 1970)

Mahmoud Hussein décrit dans la suite de son ouvrage la difficile conquête de la souveraineté nationale entre la fin du XIXème siècle et les années 1970 pour le peuple égyptien. Si la Grande-Bretagne abolit la constitution égyptienne en 1882, rentre en guerre et impose son protectorat sur l’Égypte en 1914, Mahmoud Hussein affirme que la mise en place de la loi martiale, de la censure de la presse et de la réquisition d’un million d’Egyptiens afin d’effectuer des travaux forcés mènent au soulèvement national débutant en 1919. En effet, si au sortir de la guerre, les Egyptiens croient aux déclarations du Président américain Wilson et espèrent accéder à l’indépendance, le Traité de Versailles leur refuse ce droit. Toutefois, sous l’égide de Saad Zaghloul et du parti Wafd (délégation), l’auteur atteste que la conscience du peuple s’agrandit tout comme ses espoirs de sécularité, de modernité et de démocratie. L’Égypte obtient finalement l’abolition du protectorat et est reconnue comme État formellement souverain et indépendant en février 1922. L’auteur affirme alors que dans ces soulèvements, « chacun y fait l’expérience d’un approfondissement de soi, vécu sous les yeux des autres » (page 165). Cette prise de conscience et de confiance en soi des Egyptiens se retrouve confrontée à la naissance de mouvements populaires radicaux dans les années 1950 (incendie du Caire le 16 janvier 1952) et au retour de l’Islam au premier plan dans le domaine politique (les Frères musulmans deviennent un mouvement de masse après 1945).

Gamal Abdel Nasser accède au pouvoir en 1954 et une nouvelle donne mondiale s’établit avec la Guerre froide et l’installation de l’État d’Israël dans la région. Selon l’auteur, Nasser inaugure une nouvelle figure du pouvoir, le Raïs (Président). Après ‘Urabi et Zaghloul, Nasser rassemble les foules et est le père d’une Égypte nationale, faisant ainsi de son sécularisme un paradoxe, étant lui-même parfois vénéré par les citoyens telle une divinité. Toutefois, l’auteur décrit un certain étouffement du peuple égyptien par cette figure gouvernante si puissante. Selon Mahmoud Hussein, la démission temporaire de Nasser en 1967 permet au peuple de retrouver son autonomie politique née en 1919 et si Nasser reprend le pouvoir, le peuple récupère l’exercice de la souveraineté nationale.

L’insurrection citoyenne et la remise en cause du pouvoir autocratique (des années 1970 à 2013)

Mahmoud Hussein s’intéresse ensuite aux aspirations et intentions du peuple égyptien à la mort de Nasser. Anouar el-Sadate est au pouvoir dès 1970 et le référentiel islamique occupe une place de plus en plus importante [2]. Si Sadate permet à l’Égypte de remporter sa première victoire militaire de son histoire moderne en 1973, la contre-offensive israélienne sort gagnante du conflit. La politique capitaliste et libérale menée par Sadate entraine des émeutes en 1977 et la légitimité patriotique du président se retrouve très fortement contestée. Mahmoud Hussein affirme même que l’immunité de la figure du chef s’estompe dans une Égypte très fragmentée où la réislamisation de la société s’installe. Toutefois, l’auteur affirme que « cette remontée du religieux ne signale par la fin du séculier - mais la recherche intuitive, personnalisée, de nouveaux compromis entre le temporel et le spirituel » (page 270). Sous la gouvernance de Hosni Moubarak (1981-2011), les gouvernés semblent avoir pris possession d’un espace de conscience propre. A l’ère de l’accroissement d’Internet, les informations circulent plus facilement et des mobilisations massives ont lieu, qu’elles soient issues du mouvement politique Kefaya ou des Frères musulmans. Les années 2010 marquent, selon l’auteur, la perte de légitimité de Moubarak et les prémices d’une révolution se font entendre.

En effet, l’auteur décrit l’avènement d’une jeunesse anti-autoritaire souhaitant explorer de nouvelles frontières. À travers Facebook, YouTube et d’autres plateformes virtuelles, la mobilisation bat son plein. Ainsi, du 25 janvier au 11 février 2011 débute une révolution sur la Place Tahrir du Caire et dans d’autres villes du pays. À travers une description et une analyse des dix-huit jours de révolution, l’auteur nous explique dans cet ouvrage comment les « gens de Tahrir » ont aboli la figure du Raïs, incarnation sacrale et patriarcale du pouvoir et comment cette nouvelle base citoyenne a pris conscience d’elle-même. L’auteur affirme même que « Désormais, ce n’est plus Dieu qui confère au gouvernant sa légitimité, ce sont les gouvernés » (page 372). Ainsi, 2011 marque le balayement de l’hétéronomie politique et la sécularisation du pouvoir politique selon l’auteur.

Enfin, Mahmoud Hussein déclare que « l’après Tahrir » divise la population égyptienne (armée, Frères musulmans, « gens de Tahrir » …). Mohamed Morsi, membre du BGFM (Bureau de Guidance des Frères musulmans), est élu Président, plus par arrangement que par adhésion à ses idées, d’après l’auteur, après des élections houleuses. Toutefois, sa politique mène au soulèvement du peuple égyptien le 30 juin 2013. L’histoire de l’Égypte connait alors sa plus grande manifestation et le flot de population est encore plus important qu’en 2011. La révolution est balayée par l’armée, et le maréchal Al-Sissi, soutenu par l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe, prend le pouvoir. Toutefois, Mahmoud Hussein affirme que ce sont bel et bien les efforts des manifestants qui ont permis le renversement de Mohamed Morsi et des Frères musulmans.

Ainsi, cet ouvrage retrace les grands soulèvements populaires de l’histoire de l’Égypte au cours des deux derniers siècles, Tahrir étant la démonstration majeure de la construction d’une autonomie et d’une prise de conscience des Egyptiens ainsi que l’édification d’un rapport nouveau entre les gouvernés et les gouvernants. Mahmoud Hussein conclut par une citation, tracée sur un mur du Caire en 2011, « le régime n’a pas changé mais le peuple a changé ». Il affirme que si les Egyptiens semblent avoir parcouru la moitié du chemin en ayant manifesté et défendu leurs positions et valeurs, ils n’ont pas réussi après les révolutions de 2011 et 2013 à obtenir une gouvernance représentative, démocratique et respectueuse de leurs désirs et attentes. La gouvernance actuelle du maréchal Al-Sissi révèle la complexité de cette seconde partie de chemin, toujours verrouillée par le haut aujourd’hui.

Mahmoud Hussein, Les Révoltés du Nil, Une autre histoire de l’Égypte contemporaine, Paris, Grasset, 2018, 480 p.

Publié le 09/06/2021


Dimitri Krier est étudiant à Sciences Po Paris en Master Relations Internationales, spécialité « Etudes du Moyen-Orient » où il suit des enseignements sur l’histoire et la géopolitique du Proche et Moyen-Orient.


 


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