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Alors que l’Irak est l’objet d’une guerre d’influence entre les États-Unis et l’Iran, les Yézidis se retrouvent au centre d’une compétition intrakurde. Cette communauté, victime de persécutions par État islamique, est encore profondément marquée. Mais à peine libérée du joug des djihadistes, elle se retrouve malgré elle entraînée dans de nouveaux conflits.
Pierre-Yves Baillet est journaliste indépendant, spécialisé dans la géopolitique du Proche-Orient.
Le sous-district de Sinjar se situe dans la province de Ninive au nord de l’Irak. La ville de plus de 40 000 habitants se niche aux pieds de la montagne dont elle porte le nom, Sinjar. La population qui y vit est surtout composée de Yézedis. Le mot yézidi se « traduit par “ange” (persan), ou par “semblable à Dieu” (Pahlavi), ou encore par “digne du service divin” (Sanskrit) ». Il existe peu d’informations sur cette communauté. Les spécialistes et les historiens sont divisés quant à son origine. Deux hypothèses dominent, celles de R. Lescot, orientaliste français, et de N. Marr, ethnographe russe et orientaliste. La première soutient que les Yézidis ont des racines islamiques et la seconde penche pour un héritage du paganisme kurde préislamique. Ils sont perçus, notamment chez les musulmans, comme des adorateurs du diable. Vus comme tels, ils ont subi de nombreux massacres à travers l’histoire.
Le 4 août 2014, Daech lance une offensive d’ampleur sur le Kurdistan irakien. Les Forces de défense du peuple (HPG), la branche armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), font barrage à Daech afin de protéger et d’évacuer les populations du camp Makhmour et du Sinjar. En envoyant des troupes combattre les djihadistes, le PKK va s’implanter sur la marge de la zone d’influence du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK). Ce mouvement va accentuer les tensions déjà existantes entre les deux organisations kurdes et faire des Yézidis un objet de compétition. En suivant leurs logiques miliciennes, les deux principales forces politico-militaires kurdes vont militariser la communauté. L’autre acteur majeur du Kurdistan irakien, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), divisé par des luttes internes n’est pas très présent, mais c’est un allié du PKK dans la zone. Le PDK soutient les Forces de protection d’Êzîdxan (HPE) et intègre des Yézedis au sein de son armée régulière, les Peshmergas. Le PKK quant à lui, met sur pied les Unités de Résistance de Sinjar (YBS) qui sont en partie financées par Bagdad. La nuit du 4 août est vécue comme un abandon, une trahison par les Yézidis. En effet, cette nuit-là, les combattants kurdes qui étaient stationnés dans la zone se sont repliés en ordre, avant l’arrivée de Daech, sans prévenir la population. La légitimité de la figure de Barzani et à travers lui celle du parti a été fortement atteinte. Mais le Sinjar est un secteur clef pour le PDK, car il fait partie des territoires contestés entre Bagdad et la région autonome du Kurdistan. Cependant, il l’est aussi devenu pour les guérilleros du PKK.
Pour le PKK, tenir cette zone est d’une grande importance, car elle est hautement stratégique. Elle lui offre un accès à la Syrie sans avoir à passer par le poste-frontière de Fishkhabour, contrôlé par le PDK. Le circuit de financement des YBS est très représentatif de l’importance de ce territoire pour le parti. Comme l’explique le chercheur Arthur Quesnay, « Au début de la guerre contre Daech, Bagdad passait par un intermédiaire de l’UPK pour payer les combattants des YBS, mais celui-ci détournait de l’argent. Lorsque l’État central s’en est rendu compte, il coupa les fonds. Le PKK dépêcha un émissaire à Bagdad pour leur expliquer qu’ils s’étaient trompés en arrêtant tout financement, que dorénavant le parti allait s’occuper de faire parvenir les salaires. Le responsable de la trésorerie pour la zone de Sinjar roulait jusque Qamishli, puis prenait l’avion pour Damas et après Bagdad, où il récupérait l’argent et revenait en sens inverse (1) ». Cet accès à la Syrie lui permet aussi de faire transiter hommes et matériel. L’intervention militaire contre Daech en Irak lui a permis, non seulement, de mettre pied dans une zone stratégique qui lui était jusque-là hors de portée, d’y implanter le modèle qu’il a développé en Syrie, mais aussi de s’attirer les bonnes grâces des Occidentaux. « La prise de Mossoul par Daech, le bien mal-nommé “État islamique”, en juin 2014, est suivie d’une campagne d’extermination à l’encontre des Yézidis. Les combattants du PKK en Irak s’illustrent dans une audacieuse opération qui brise le siège jihadiste du dernier refuge des Yézidis, la montagne du Sinjar. Ce coup d’éclat impressionne le Pentagone et la CIA, par ailleurs très déçus par le manque de pugnacité des “Peshmergas” du GRK (gouvernement régional du Kurdistan). C’est alors que se noue une collaboration de plus en plus étroite entre les forces spéciales américaines et le PKK, malgré les protestations d’Ankara (2) ». Auréolé à l’international par ses actions en Irak et en Syrie, le PKK a su s’attirer la sympathie d’une majorité des Yézidis. Cependant, son fonctionnement autoritaire et l’incorporation des femmes dans des unités combattantes heurtent cette société conservatrice.
Le PKK et le PDK, appuyés par la coalition internationale, ont libéré le Sinjar en novembre 2015. Une fois le terrain sous contrôle, les deux forces kurdes se retranchent sur leurs positions. Fort de ses victoires et financé par Bagdad, le Parti des Travailleurs du Kurdistan commence à s’installer solidement dans la zone, ce qui est inacceptable pour le PDK et la Turquie. Ankara et Erbil multiplient les déclarations belliqueuses contre le PKK, le menaçant de représailles, si celui-ci ne se retire pas. En 2017, des Kurdes syriens entraînés et financés par la Turquie et le PDK, les Peshmergas Rojava, ont attaqué les YBS mettant en cause leurs liens avec le PKK. Un mois plus tard, l’aviation turque bombarde plusieurs positions du PKK en Irak et en Syrie pour protester contre son expansion dans le Sinjar. Devant ces pressions, le PKK retire ses combattants et diminue ses activités. Cependant, il reste toujours présent par l’intermédiaire des YBS, sa milice yézidie. Suite au référendum pour l’indépendance du Kurdistan irakien, Bagdad envoie l’armée et ses milices s’emparer des territoires disputés. Ils repoussent les Peshmergas, réduisant le territoire sous contrôle kurde aux frontières de la constitution de 2005. Lorsque l’État central irakien reprend le contrôle de la zone en 2017, il tente de remettre en place des institutions, mais sans succès. Les milices pro-Bagdad attendent des salaires qui ne viennent pas. Sans cet argent, le réseau clientéliste que Bagdad avait réussi à construire commence à s’écrouler. Après les combats contre Daech et la défaite face à l’État central, le PDK a du mal à regagner en influence au Sinjar. En revanche, le PKK profite à nouveau du vide laissé par le départ du PDK pour se réimplanter. Il possède déjà un capital de sympathie auprès des Yézedis pour leur être venu en aide, mais pas seulement. Le PKK se substitue à l’État en mettant en place des institutions et en essayant d’assurer les services quotidiens. Cependant, sa présence reste perçue comme une menace pour le Parti démocratique du Kurdistan et l’État turc.
Lire également :
– En lien avec l’actualité en Irak : qui sont les Yézidis ?
– Kurdistan d’Irak : crise politique à l’heure de la guerre contre Daesh
– Les Yézidis des monts Sinjar et la « nouvelle question d’Orient ».
Retour sur le parcours d’une minorité en péril au sein du Moyen-Orient embrasé
– Les peshmergas du Gouvernement Régional du Kurdistan irakien sont-ils une nouvelle force conventionnelle au Proche-Orient ?
– Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak, une base arrière majeure pour le PKK
Notes :
(1) Entretien mars 2019.
(2) Jean-Pierre Filiu, « Comment le PKK de Cemil Bayik a trahi les Kurdes de Syrie », Le Monde, 4 septembre 2016.
Pierre-Yves Baillet
Pierre-Yves Baillet est journaliste indépendant, spécialisé dans la géopolitique du Proche-Orient.
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