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La guerre en Syrie et en Irak, qui dure maintenant depuis cinq ans, voit saillir du chaos des histoires particulières qui, dans la tourmente, se voient rapidement remplacées par d’autres : la chute de Mossoul, la bataille de Kobâne, l’intervention russe, la reprise de Palmyre sont autant d’événements qui se succèdent à une vitesse impressionnante et parmi lesquels faire le tri est ardu. Pics émotionnels jaillissant du torrent d’informations provenant « du front », effectuer un retour sur ces événements marquant peut s’avérer salutaire. Nous avons donc choisi de revenir ici sur un épisode marquant d’août 2014, moment où les Yézidis des monts Sinjar s’étaient vu massacrés et poursuivis par l’Organisation Etat islamique, alors en pleine expansion. Analyser en quoi leur parcours cristallise un ensemble d’enjeux récurrents en ce qui concerne la « gestion plurielle » des minorités au sein du Moyen-Orient permet de mieux appréhender ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle question d’Orient » formulée par les acteurs de la situation irako-syrienne.
A partir des années 1880, l’Ottoman Abdül Hamid II, faisant son possible pour sauver un Empire bientôt condamné, compose son projet panislamiste : l’idée est de reconstruire la légitimité de la Sublime Porte en sacralisant une centralité turque en Anatolie protégée par un glacis musulman à sa périphérie. Cette idéologie s’est accompagnée d’une logique d’épuration ethnique et religieuse qui aboutit, en 1892, à la meurtrière expédition menée par le commandant des forces de pacification Ferik Ömer Vehbi Pacha à l’encontre des fidèles du Malek Taous (1). Considérés depuis le XIe siècle comme des adorateurs de Satan, les Yézidis sont un groupe ethnique et religieux dont les principes sont inspirés des trois grandes religions monothéistes. Il s’agit d’un « syncrétisme à forte inspiration zoroastrienne » (2) selon l’auteur spécialiste des minorités anatoliennes Bahar Kimyongür, l’une des formes les plus anciennes de religiosité au monde, aussi.
C’est au pied du Sinjar qu’une partie de la population yézidie, notamment composée de groupes assimilés d’un point de vue ethnolinguistique aux Kurdes (3), est implantée. Cette région est une zone montagneuse au Nord de l’Irak, située à 50 kilomètres des frontières syrienne et turque. Elle est considérée comme sacrée par la population – composée aussi de nombreux représentants des communautés chrétiennes et musulmanes – : ce serait sur ces montagnes que l’arche de Noé se serait échoué à la fin du déluge, c’est aussi là que sont bâtis les lieux sacrés des Yézidis. On estime à 700 000 le nombre de Yézidis dans le monde, et ceux qui habitent le Sinjar y représentent entre un quart et un tiers du total, soit 130 à 200 000 individus. Ils sont par ailleurs régulièrement au cœur de violences religieuses depuis la fin de l’intervention américaine de 2003 (4), et, plus largement, comme le rappelle l’historien turc Birgül Açıkyıldız « depuis le XIIe siècle, (ils) sont victimes de persécutions par les Arabes sunnites (…) et ont aussi été quasiment totalement éliminés du territoire turc depuis la fin de la période ottomane (5) ».
Au long du dramatique été 2014 qu’a connu le Moyen-Orient et plus particulièrement l’Irak, le sort des Yézidis, communauté oubliée, a refait surface aux yeux du monde. Au cours de cette période, la communauté internationale a assisté avec stupéfaction et conjointement à la chute d’une armée irakienne alors bien formée et réputée solide (6) – et avec elle, au naufrage de l’Etat irakien – et à la montée en puissance d’un groupe jusqu’ici largement méconnu, l’Organisation de l’Etat islamique (7). Et des images d’une grande force symbolique ont fait le tour des journaux du monde : des populations, hagardes, nombreuses, fuyant à pied les combats, traversant le désert ; des femmes portant enfants, baluchons de fortune, livrées à elles-mêmes, et mourant aussi, de soif et de faim, sur les monts Sinjar.
Considérés par l’OEI comme païens (8), « adorateurs de Satan », l’élimination des Yézidis fait partie pour les militants de Daesh d’une stratégie visant à l’établissement d’un califat islamique religieusement uni par la version du sunnisme tel que défendue par Abou-Bakr Al-Baghdadi, le leader du mouvement. L’histoire semble alors se répéter pour les Yézidis, à nouveau victimes d’un projet « panislamique » et, au même titre que la « question d’Orient » (9) motivait les agissements de l’Empire ottoman, la destinée répétitive des Yézidis peut être pensée dans le cadre d’une nouvelle question d’Orient, où l’apparition d’un nouvel acteur non-étatique et exclusif répond en miroir à la disparition, au début du siècle dernier, d’un acteur plurinational et inclusif.
Le 2 août, les combattants de l’OEI prennent Sinjar, jetant des centaines de milliers de personnes sur les routes, 147 000 d’entre elles rejoignant les camps de réfugiés du Kurdistan autonome en seulement trois jours (10). Des situations de grande violence se multiplient : les hommes yézidis sont massacrés systématiquement, 5 000 femmes et filles se font violer avant d’être internées dans les prisons de Mossoul tenues par les soldats de l’OEI, puis vendues sur des marchés comme esclaves sexuelles (11) ; certaines d’entre-elles sont converties à l’islam et mariées de force à des combattants de Daesh. L’élimination des hommes, l’assimilation forcée des femmes et la stratégie du « génocide par le ventre » sont autant d’éléments qui ont alarmés la communauté internationale, et la dramatique situation des milliers de familles ayant fui vers les monts Sinjar a mis en œuvre les acteurs régionaux et internationaux opposés à l’OEI.
Dès le 6 août, nombreux sont les appels à l’aide lancés à l’international : une partie des Yézidis a fui vers les monts Sinjar, relief culminant à 4 :400 mètres d’altitude. Près de 5 000 familles se retrouvent acculées sur ces hauteurs arides, et les 6 et 7 août 40 enfants meurent de faim et de soif. Le 8 août, les Etats-Unis et l’Irak mettent en place un pont aérien et larguent sur la zone des vivres, mais les besoins sont importants et les quantités insuffisantes. Le gouvernement irakien affrète des hélicoptères dont la coordination est assurée par la parlementaire yézidie Vian Dikhil (12). Les conditions sont difficiles, l’air est trop peu dense pour que les hélicoptères aient suffisamment de portance et un appareil se crashe après une mission de secours.
Face à ce qui apparaît comme une nouvelle faillite de l’Etat irakien, non en mesure de protéger ses populations et de les aider dans la configuration présente, une « Union sacrée » se forme (13) : les Kurdes de Syrie, du Yekîneyên Parastina Gel (YPG) (14) s’associent aux Kurdes du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK) (15), qui ajoutent à la force de frappe des premiers une dimension stratégique et une mobilité inégalée, propre aux mouvements de guérilla. Le 15 août, les monts Sinjar sont sécurisés par les milices kurdes, et le soir-même, seules quelques centaines de famille sont encore coincées dans les montagnes.
On assiste ainsi à l’émergence d’acteurs non-étatiques, qui interviennent pour sauver une population. Comme la suite des événements en Irak et en Syrie le montrera, avec par exemple le siège de Kobanê au nord de la Syrie, cette configuration tend à se normaliser, les Etats se positionnant en soutien de mouvements de guérilla, acteurs capables de s’adapter aux nouveaux défis militaires de l’OEI.
Le 4 septembre, environ 30 000 Yézidis ayant fuit les régions du Sinjar traversent la frontière turque. A partir du 5 septembre, ces populations, évacuées par le PKK, sont prises en charge par les Kurdes de Turquie. Cette dernière ferme sa frontière le jour-même (16), avec pour contrepartie officielle des livraisons de vivres du côté irakien, là où près de 40 000 Yézidis attendent à ce moment-là leur évacuation vers la Turquie, selon le député du Halk Demokratik Partisi (17) (HDP) Faysal Sarıyıldız, de Cızre (18) : les Yézidis kurdophones seraient l’objet d’une discrimination inique, face aux réfugiés syriens musulmans accueillis alors en grand nombre et sans contrôle depuis le début de la guerre civile en Syrie, tout en fermant les yeux sur l’afflux constant de nouvelles recrues pour l’OEI qui transitent sur le territoire turc. L’avocate et défenseuse des droits des minorités Sabri Yirimbeşoğlu estime quant à elle que la Turquie a « collaboré » avec l’OEI, et qu’il est alors relativement dangereux pour les Yézidis de demeurer sur un territoire aux sympathies à peine dissimulées pour l’Etat islamique et à la méfiance déclarée contre tout élément affilié de près ou de loin aux Kurdes (19).
L’Arménie quant à elle, rivale historique de la République anatolienne, a annoncé lors d’un concert caritatif en faveur des réfugiés yézidis (au cours duquel la chanteuse arménienne Suse Petrossian a déclaré "chers Yézidis, votre douleur est la nôtre. Nous savons ce que vous ressentez") un ensemble de mesures pour venir en aide à cette minorité, parmi lesquels le déblocage d’une somme d’argent destinée à l’aide humanitaire et l’ouverture des frontières aux réfugiés au nom de la « fraternité séculaire » qui anime Arméniens et Yézidis (20). Ces mesures symboliques, auxquelles s’ajoute la demande faite par les Yézidis d’avoir une représentation aux Nations unies via la délégation arménienne, est partie d’une stratégie pour les autorités arméniennes de faire entrer en résonnance le destin yézidi et le passé arménien – deux peuples jetés sur les routes, abandonnés dans les déserts, menacés de disparaître – pour mieux s’opposer à la Turquie, considérée dans les deux cas comme responsable des sorts de ces deux peuples à un siècle d’intervalle (21).
Ainsi, la situation vécue par les Yézidis peut-elle être lue au regard des enjeux propres à la question d’Orient, tel qu’ils furent posés dès la fin du XVIIIe siècle : gestion des minorités, décomposition et recomposition des puissances, rivalités d’hégémonie sur la région Moyen-Orient, apparition de nouveaux acteurs et formations inédites… Il peut sembler pertinent, aujourd’hui, et à la lumière de la destinée de ce peuple oublié de l’histoire, de formuler une « nouvelle question d’Orient ».
Un an et demi après ces événements tragiques, les populations yézidies des monts Sinjar ont retrouvé leurs demeures. Partagées entre désarroi et colère, elles ressentent un fort sentiment d’abandon (22) et sont désormais animées qu’une volonté de revanche et de justice forte, qui se traduit par le recours à une forme de violence : depuis décembre 2015, moment auquel les Yézidis ont pu quitter les camps de réfugiés et retrouver leurs terres, une répression contre les musulmans de Sinjar s’est mise en place. Exécutions sommaires sur seul soupçon de collaboration avec l’Etat islamique, méfiance et haine du voisin sont autant de manifestation de la profonde fracture que l’OEI a pratiqué dans les sociétés locales (23).
Notes :
(1) "L’ange-paon", personnage adoré par les Yézidis.
(2) Kimyongür Bahar, Turquie, terre de diaspora et d’exil. Histoire des migrations politiques de Turquie, Couleurs livres, 2008.
(3) Mamouri Ali, "Iraqi scholar burns his books to protest Yazidi ethnic cleansing", Al-Monitor, 19 septembre 2014, consulté le 15 octobre 2014 sur <http://www.al-monitor.com/pulse/ori...>
(4) Kaval Allan, "Les yézidis du Sinjar, oubliés du chaos irakien", Orient XXI, 5 août 2014, consulté le 14 octobre 2014 sur < http://orientxxi.info/magazine/les-yezidis-du-sinjar-oublies-du,0651>
(5) Açıkyıldız Birgül, The Yezidis : the history of a community, culture and religion, I.B. Tauris, Septembre 2010, Utrecht.
(6) Dodge Toby, "Can Iraq be saved ?", in Survival – Global Politics Strategies, International Institute for Strategic studies volume 56, n°5, Octobre-Novembre 2014.
(7) Aussi appelé en arabe الدولة الإسلامية (ad-dawla al-islāmiyya), Daesh, Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL), Etat Islamique (EI)…
(8) A noter, l’OEI distingue les yézidis, païens, des chrétiens et des Juifs qui eux "bénéficient" du retour de la dhimmitude, système où les "gens du livre" sont protégés par des musulmans majoritaires en contrepartie d’un impôt.
(9) La "question d’Orient" désigne l’ensemble des rivalités et accords conclus par les puissances occidentales à partir du début du XIXe siècle à 1923 pour se partager un Empire ottoman moribond. Aujourd’hui, cette expression désigne les interrogations liées à la complexité de la région Moyen-Orient et aux recompositions qui l’accompagnent.
(10) Larson Jordan, "Yazidis in Iraq are surrounded by Islamic State militants and slowly dying of thirst", Vice News, 6 août 2014, consulté le 14 octobre 2014 sur <https://news.vice.com/article/yazid...>
(11) Lynch Colum, "Women and child for sale", Foreign Policy, 2 octobre 2014, <http://www.foreignpolicy.com/articl...>
(12) Lauréate, en octobre 2014, du prix Anna Politovskaïa, elle avait alerté le monde entier du sort des Yézidis d’Irak.
(13) Langlois Roméo, "L’Union sacrée des Kurdes sauve les yézidis d’Irak", France 24, 15 août 2014 <http://www.france24.com/fr/20140815...>
(14) Premier parti kurde en Irak et milice, son nom signifie "Unités de Protection du Peuple".
(15) Parti des Kurdes de Turquie, illégal en Turquie et majoritairement structuré autour de la milice éponyme. C’est le "Parti des travailleurs du Kurdistan".
(16) Et la rouvrira quelques jours plus tard, avant de la refermer, et de la rouvrir encore de nombreuses fois.
(17) "Parti de la démocratie et du peuple", parti turc progressif, légal et ouvert aux kurdes.
(18) Bastion Jérôme, "Les yézidis, indésirables pour Ankara, recueillis par les Kurdes", Radio-France International, le 5 septembre 2014 sur <http://www.rfi.fr/mfi/20140905-turq...>
(19) Doğan Yünca Püyraz, "Lawyer Yirimbeşoğlu : Yazidis not safe even in Turkey", Today’s Zaman, 31 août 2014, sur <http://www.todayszaman.com/_lawyer-...>
(20) Propos du ministre de la Justice Hovanes Manoukian, rapporté par un chroniqueur du site armenews.com, "Un mémorial honore les liens arméno-yézidis", 12 octobre 2014, <http://www.armenews.com/article.php...>
(21)Aghajanian Liana, "Long-persecuted Yazidis find second homeland in Armenia", Al-Jazeera America, 24 septembre 2014 sur <http://america.aljazeera.com/articl...>
(22) Charlie Duplan, « Yézidis : ‘nous sommes abandonnés par les ONG’ », Libération, 18 août 2015.
(23) Oriane Verdier, « A Sinjar, la soif de vengeance des yézidis », Libération, 28 décembre 2015.
Pierre Emmery
Pierre Emmery est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en sciences politiques et en relations internationales, et prépare actuellement un diplôme à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Travaillant au Ministère de la Défense, au sein du CDEF, il réalise actuellement un rapport sur les enjeux du changement climatique dans le rôle des forces armées.
Il a séjourné à Istanbul (Turquie) et à Beyrouth (Liban), et a travaillé au sein de journaux, d’un centre de recherche et d’une organisation non-gouvernementale. Il s’est plus particulièrement intéressé aux questions relatives aux minorités ethniques et religieuses, aux formes de politisation de la jeunesse, et à l’impact socio-économique de la mondialisation dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.
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