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« C’est le plus beau jour de notre vie ! » a déclaré à la presse la famille du Peshmerga Hujam Surchi, décapité par l’Etat islamique à Mossoul le 15 juin 2015 (1), en réaction à l’annonce de l’élimination d’Abou Bakr al-Baghdadi, fondateur et leader de l’Etat islamique, lors d’un raid des forces spéciales américaines le 27 octobre en Syrie. Le leader de Daech a en effet été à l’origine de la mort, du viol, de la torture ou de l’enlèvement de plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers le monde, a contrôlé un territoire aussi vaste que la Grande-Bretagne chevauchant la Syrie et l’Irak et, à un certain moment, le Liban, a brassé des centaines de millions de dollars, et a posé une menace sécuritaire ayant poussé les démocratiques occidentales à repenser en profondeur leur rapport à la liberté et la sécurité.
Avant de devenir « l’homme le plus recherché au monde » (2), rien ne prédestinait pourtant le jeune Ibrahim Awad al-Badri, timide, rencontrant peu de succès dans les études et issu d’un milieu très modeste, à devenir le calife autoproclamé de l’une des organisations terroristes les plus meurtrières de l’Histoire. Cet article cherche donc à retracer la genèse du leader de l’Etat islamique : si son enfance, jusqu’à sa vie de jeune adulte, s’illustre par sa grande banalité tout en posant les bases de la radicalité religieuse du personnage (I), l’incarcération presque accidentelle de ce dernier par l’armée américaine en 2004 apparaît clairement comme le point de départ, autant que comme le catalyseur, de la montée en puissance d’al-Baghdadi sur la scène insurrectionnelle djihadiste irakienne (II).
« C’était le Lionel Messi de notre équipe ! » affirmait au quotidien britannique The Telegraph Abu Ali, un ancien camarade d’Abou Bakr al-Baghdadi, qui s’appelait alors Ibrahim Awad al-Badri. Les deux faisaient partie de l’équipe de football de la mosquée à laquelle ils se rendaient tous les jours, à Tobchi, un quartier résidentiel très modeste de la banlieue de Bagdad.
Né à Samarra, au cœur de l’Irak sunnite profonde, Ibrahim Awad al-Badri émigra en effet rapidement à Bagdad avec sa famille, où il passa l’essentiel de son enfance. Troisième enfant d’une fratrie de quatre, né d’un père fermier et d’une mère connue pour son caractère dévot, Ibrahim est avant tout membre d’une famille issue de la tribu Badri, qui revendique sa filiation directe avec le prophète Muhammad. Ses parents s’emploient, dès son plus jeune âge, à le faire fréquenter des mosquées wahhabites. Ses anciens camarades de classe racontent ainsi comment, lors des vacances scolaires, le futur leader de l’Etat islamique préférait fréquenter la mosquée plutôt que passer du temps avec ses amis dehors.
Scolairement, Ibrahim ne s’illustre guère, redoublant des classes et se voyant refuser les universités auxquels ils prétendaient - la faculté de droit notamment. Faute d’être pris là où il le souhaitait, il se rabat sur la théologie. Ses contemporains le caractérisaient alors comme un personnage secondaire, sans charisme ni ambition. Réservé et timide, l’intéressé souffrait par ailleurs d’une myopie telle qu’elle lui avait valu d’être dispensé de service militaire.
Ses études de théologie semblent rapidement accroître la radicalité religieuse d’Ibrahim, ou en tous cas coïncident avec cette dernière : selon les témoignages de l’époque, le futur calife montre une intolérance croissante envers les écarts religieux des autres. Deux exemples avancés par ses contemporains illustrent cette évolution idéologique du futur Abou Bakr al-Baghdadi : alors qu’il habitait encore le quartier de Tobchi, il aurait initié une violente dispute avec son voisin après que celui-ci se soit fait tatouer le bras, arguant qu’il ne respectait pas la Sharia. Quelques années plus tard, après avoir été diplômé de l’université, il serait intervenu lors d’un mariage qu’il apercevait depuis la rue en raison de la mixité de la salle de danse, où femmes et hommes dansaient ensemble, apostrophant les convives par « Comment des hommes et des femmes peuvent-ils danser ainsi ? C’est totalement contraire à la religion ! ».
Afin de financer ses études, le jeune Ibrahim, alors au début de sa vingtaine, enseigne le Coran dans des madrasa (des écoles coraniques) puis, au fil du temps, devient prédicateur dans une mosquée de Bagdad où il remplace épisodiquement l’imam. C’est là qu’un nouveau visage du futur calife prend forme : alors que les gens le décrivaient comme quelqu’un de taciturne et de réservé, ces qualités, autrefois vues comme des faiblesses, confèrent à Ibrahim, dans le cadre religieux, l’image d’un homme discipliné, contrôlé et mesurant chacun de ses mots, sans prolixité inutile ; il se découvre alors un visage d’autorité et de piété vis-à-vis des autres.
Concomitamment à ses études, il créé une équipe de football dont il devient le coach. Toutefois, ce passage de sa vie illustre là encore le prosélytisme grandissant du personnage : à la fin de chaque entraînement, il distribuait aux membres de son équipe des tracts ou des pamphlets faisant la promotion du wahhabisme.
Après avoir achevé son doctorat, spécialisé sur la Sharia, Ibrahim se marie avec Asma Fawzi Mohammed al-Dulaimi et fonde une famille. En mars 2003, l’invasion américaine de l’Irak le pousse à quitter Bagdad et à retrouver sa Samarra natale. Moins d’un an plus tard, ce père de famille relativement banal commence son ascension, non-planifiée initialement, de futur leader de l’Etat islamique.
Selon la journaliste britannique Ruth Sherlock, l’un des éléments tournants de la radicalisation d’Ibrahim a consisté en une dispute violente entre ce dernier et le propriétaire de la mosquée de son quartier - qui était également le propriétaire de son logement - en janvier 2004. Le propriétaire exigeait en effet que Ibrahim rejoigne le Parti islamique, un mouvement politique irakien. Or, rejoindre un parti politique s’avérait contraire à la doctrine salafiste, car considéré comme un défi à la loi divine. Ibrahim aurait donc refusé et se serait querellé avec son interlocuteur, provoquant l’expulsion du futur al-Baghdadi et de sa famille de leur logement. Le futur calife aurait gardé une rancœur tenace de cet incident, et l’aurait poussé plus loin encore dans sa radicalisation.
Toutefois, le véritable catalyseur de cette radicalisation, et le point de départ de la montée en puissance d’Abou Bakr al-Baghdadi, a consisté en son arrestation quasi-accidentelle le 31 janvier 2004 à Falloujah par les forces américaines. La cible initiale de l’opération s’avérait être Nessayif Nouman Nessayif, ami de longue date d’Ibrahim : ce dernier se trouvant en présence de Nessayif, les Américains l’ont arrêté et interné aux camps de Bucca et Adder jusqu’au 6 décembre 2004, date de sa libération.
Le séjour en prison d’Ibrahim aura en effet été de courte durée : les autorités américaines considéreront vite le détenu comme ne présentant aucun danger ni ne représentant un quelconque trouble au sein des camps d’internement. Au contraire même : il s’impose rapidement comme un médiateur entre codétenus en matière de différends mais aussi de vie religieuse, les autorités pénitentiaires considérant son doctorat en théologie comme une garantie d’autorité sur ses pairs emprisonnés.
En réalité, Ibrahim aurait utilisé cette image lisse de lui afin de fréquenter les leaders d’Al Qaeda emprisonnés dans les camps et de les aider à recruter au sein des lieux de détention. Il se serait davantage radicalisé à cette occasion et aurait créé un réseau d’individus fiables et reconnaissants, tout en se forgeant une réputation d’homme fiable et pieux. A sa libération, le dirigeant d’alors d’Al Qaeda en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui, le nomme « émir » de Rawah, au sud-ouest du pays. A cette occasion, il apparaît sous son premier nom de guerre : Abou Du’a. Il s’investit notablement au sein du mouvement terroriste, au point que le Département d’Etat américain le décrit comme un « haut responsable » du mouvement. Une frappe aérienne le vise, sans succès, le 26 octobre 2005. Les Américains le pensent toutefois mort.
Il rejoint ensuite le Conseil consultatif des Moudjahidines en Irak, alliance de mouvements terroristes islamistes placée sous l’égide d’Al Qaeda, qui sera renommé le 13 octobre 2016 en « Etat islamique d’Irak » (EII). Jusqu’au 16 mai 2010, les activités d’Abou Du’a ne sont que peu connues. Il montre certainement un zèle et un militantisme certains puisqu’à la date précédemment mentionnée, neuf membres sur onze du comité exécutif de l’EII le proclament émir du groupe, en remplacement d’Abou Omar al-Baghdadi, tué le 18 avril 2010 lors d’une opération irako-américaine.
Le 3 décembre 2010, les Américains apprennent l’identité du nouvel émir de l’EII après qu’un déserteur du groupe le leur ait dévoilée. L’Etat islamique d’Irak connaît, sous la direction du nouvellement nommé Abou Bakr al-Baghdadi, une ascension fulgurante sur la scène insurrectionnelle irakienne. Les attentats commis par l’organisation se multiplient, autant qu’ils gagnent en violence ; en conséquence, le 4 octobre 2011, le leader islamiste est inscrit sur la liste des terroristes les plus recherchés par le gouvernement américain.
En avril 2013, al-Baghdadi rebaptise l’EII en Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), dans une volonté affichée de concurrencer en Syrie la filiale locale d’Al Qaeda, le Jabhat al-Nosra, voire de l’absorber. Le leader d’Al Qaeda Ayman al-Zawahiri, dont dépend encore officiellement l’EIIL, désapprouve fortement cette initiative : pour lui, Al Qaeda doit être représenté au Levant par le Jabhat al-Nosra en Syrie et l’EII en Irak, mais pas par un mouvement transfrontalier. Afin d’éviter un affrontement fratricide, Ayman al-Zawahiri envoie un émissaire auprès d’al-Baghdadi, Abou Khaled al-Souri, qui est éliminé par Daech lors d’un attentat-suicide à Alep le 23 février 2014. La rupture entre les deux groupes est consommée : l’Etat islamique en Irak et au Levant devient indépendant d’Al Qaeda.
Les mois qui suivent seront ceux d’un chaos sécuritaire consécutif à l’intensification de la guerre civile en Syrie et de l’effondrement du dispositif militaire irakien dans le pays des deux fleuves. Tirant parti de ce vacuum, le mouvement d’al-Baghdadi parvient à s’emparer de plusieurs localités d’importance en Syrie et en Irak, au premier rang desquelles Mossoul, deuxième plus grande ville d’Irak après Bagdad. C’est en son sein qu’al-Baghdadi proclamera, le 29 juin 2014, l’établissement d’un califat à la tête duquel il se nomme sous le nom de « Calife Ibrahim ». Le leader de Daech développera, au fil des années, un complexe messianique décrit avec détails par le psychologue Jason Spitaletta pour la cellule renseignement du corps des Marines américains (3).
Avant le raid américain du 27 octobre, Abou Bakr al-Baghdadi fera l’objet de plusieurs tentatives d’élimination, par frappes aériennes américaines notamment : une première fois le 15 mars 2015 à Mossoul, puis le 12 juin à Raqqa, et enfin le 16 juin 2017 à Raqqa (par frappe aérienne russe cette fois).
Faisant écho à Hannah Arendt et son ouvrage Eichmann à Jérusalem, où elle montre combien l’ancien nazi n’était pas le génie monstrueux qu’elle imaginait mais un individu comme un autre, le parcours d’Abou Bakr al-Baghdadi montre que rien ne le prédestinait, plus qu’un autre, à devenir le leader d’une organisation terroriste comme Daech, dont l’ampleur et la sophistication survivront, à n’en pas douter, à la mort de son fondateur. Les circonstances de la guerre en Irak fourniront le vecteur de la radicalisation accélérée de l’intéressé ; cette radicalisation, elle, servira ensuite de catalyseur à sa montée en puissance au sein d’Al Qaeda.
Notes :
(1) https://www.rudaw.net./english/kurdistan/29102019
(2) Selon la liste 2019 des terroristes les plus recherchés par le gouvernement américain.
(3) https://info.publicintelligence.net/SOCCENT-ISIL-InfluenceResolve.pdf
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– A l’heure de la bataille décisive contre Daech, retour sur les origines de l’Etat islamique en Syrie
– Les sunnites d’Irak, au cœur des crises depuis 2003 : l’analyse par les cartes
– L’internationalisation de l’Etat islamique
– La situation de l’« Etat islamique » ou Daesh entre la proclamation du Califat en juin 2014 et après le début des frappes de la coalition anti-terroriste : bilan d’étape et perspectives stratégiques
– Olivier Hanne, Thomas Flichy de La Neuville, l’Etat islamique, anatomie du nouveau Califat
Bibliographie :
– Comparative Psychological Profiles : Baghdadi & Zawahiri (Maj Jason Spitaletta,23 USMCR, Joint Staff J7 & The Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory), in White Paper on SMA Support to SOCCENT : ISIL Influence and Resolve, A Strategic Multi-Layer (SMA) Periodic Publication, September 2015.
– Hosken, Andrew (2015). Empire of Fear : Inside the Islamic State. Oneworld Publications
– Arendt, Hannah, Guérin, Anne, et de Launay, Michelle-Irène, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.
Sitographie :
– How a talented footballer became world’s most wanted man, Abu Bakr al-Baghdadi, The Telegraph, 11/11/2014
https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/iraq/10948846/How-a-talented-footballer-became-worlds-most-wanted-man-Abu-Bakr-al-Baghdadi.html
– The Life and Death of Abu Bakr al-Baghdadi, The New York Times, 29/10/2019
https://www.nytimes.com/2019/10/29/podcasts/the-daily/al-baghdadi-dead.html ?
– Baghdadi Is Dead But His Legend Lives On, Foreign Policy, 29/10/2019
https://foreignpolicy.com/2019/10/29/baghdadi-is-dead-but-his-legend-lives-on-isis-terror/
– The brutal life and death of al-Baghdadi, CBS News, 27/10/2019
https://www.cbsnews.com/video/the-brutal-life-and-death-of-isis-leader-abu-bakr-al-baghdadi/
– Syrians React To Death Of ISIS Leader Abu Bakr al-Baghdadi, NPR, 28/10/2019
https://www.npr.org/2019/10/28/774178768/syrians-react-to-death-of-isis-leader-abu-bakr-al-baghdadi?t=1572456979713
– Who was the ’Islamic State’ leader Abu Bakr al-Baghdadi, Deutsche Welle, 28/10/2019
https://www.dw.com/en/who-was-the-islamic-state-leader-abu-bakr-al-baghdadi/a-39281068
– Abu Bakr al-Baghdadi’s death ’hard blow’ for ISIS, but not group’s death knell, NBC News, 28/10/2019
https://www.nbcnews.com/news/world/abu-bakr-al-baghdadi-s-death-hard-blow-isis-far-n1072521
– Remarks by President Trump on the Death of ISIS Leader Abu Bakr al-Baghdadi, The White House, 30/10/2019
https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-death-isis-leader-abu-bakr-al-baghdadi/
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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