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À ce stade, la question n’est donc plus de savoir si les Taliban prendront à terme le pouvoir à Kaboul, mais plutôt de quelle manière et à quelle échéance. Par-delà la prise du pouvoir, c’est la façon dont ils entendent gouverner ce pays qui s’impose comme l’inconnue des prochaines années. Un pays dont, malgré leur progression militaire fulgurante, une grande partie de la population ne leur est pas favorable et qui compte des minorités ethniques et religieuses qui paraissent difficile à inclure dans le schéma pachtoune sunnite hanafite qui prévaut majoritairement au sein du mouvement. De surcroit, la stratégie de conquête militaire mise en œuvre par l’Émirat islamique d’Afghanistan inquiète les États de la région, qui redoutent une déstabilisation de leurs propres territoires. Les liens avec les groupes terroristes transnationaux n’ont jamais été tranchés et il serait surprenant que les Taliban se sentent tenus par les clauses sur le terrorisme de l’accord de Doha. Enfin, la couverture médiatique et les analyses des derniers développements du conflit laissent trop souvent de côté un acteur qui pourrait s’avérer majeur dans la gestion de long terme de l’État afghan : la wilaya Khorasan de l’État Islamique (ISKP).
Nous aborderons donc dans ce second volet une vision plus prospective de la situation de l’État afghan. Certes les Taliban ont fait la démonstration depuis quelques années de leur capacité à assurer la gouvernance des zones qu’ils contrôlent, à mettre en place une administration et à rendre la justice. Ils se sont ainsi présentés un peu partout en Afghanistan comme une alternative crédible à l’administration actuellement dirigée depuis Kaboul sur un modèle occidentalisé. Toutefois, au-delà de l’affichage et de la propagande, de vraies questions subsistent quant à la capacité réelle des Taliban à devenir un gouvernement national efficace et stable. Des facteurs internes viennent tout d’abord semer le doute sur cette affirmation. Le caractère théocratique de l’Émirat islamique d’Afghanistan désigne spontanément le principal d’entre eux : la gestion des minorités chiites. Par-delà ces considérations de gouvernance nationale, comment les Taliban comptent-ils se faire reconnaitre comme un État légitime par la communauté internationale et en particulier par leurs voisins immédiats ?
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Le grand nombre d’Afghans qui fuient actuellement leur pays vers l’Iran par la ville de Nimroz et les craintes exprimées par la communauté hazara chiite du centre du pays montrent la frayeur qu’inspire un retour des Taliban aux commandes du pays. Dans un communiqué de presse paru le 25 juillet dernier sur leur site internet en langue anglaise, les Taliban affirment être composés de membres des « différents groupes ethniques, tribus et régions du pays » [1], et garantir qu’aucun traitement discriminatoire ou injuste ne sera appliqué aux minorités pour ce critère. Témoignage d’une stratégie de long terme démarrée dès la véritable reprise de l’insurrection en Afghanistan en 2006, l’affirmation de ces garanties d’inclusion est toutefois contredite par la réalité démographique et politique du mouvement, toujours largement ancré dans les populations sunnites pachtounes du sud du pays. Certes, les mollahs et « savants » religieux d’origines tadjiks ou ouzbeks sont plus présents dans les rangs de l’Emirat aujourd’hui qu’au début des années 2000. Mais ces efforts de variété sont bien faibles en comparaison des souvenirs de la guerre civile et du gouvernement taliban des années 1990.
Le contexte est différent, moins marqué par les clivages des factions ethniques. Il est assez peu probable que les unités talibanes se livrent à des exactions de grande ampleur rappelant les massacres et les déplacements de population pré-2001. Comme nous l’avons vu en première partie, la mise en œuvre par les Taliban d’une stratégie coordonnée et réfléchie à l’échelle nationale souligne le sens politique qui sous-tend ces actions militaires. Des crimes commis par des combattants taliban contre les minorités hazaras et sayeds ne pouvant que desservir les objectifs politiques du mouvement, il est probable qu’un contrôle très strict sera exercé au niveau tactique. A ce jour, le Hazarajat est encore relativement épargné par l’avancée des insurgés. Reculé, montagneux et particulièrement difficile d’accès, la région n’a pu être conquise à la fin des années 1990 qu’au prix d’intenses efforts. Tout comme pour les villes, le coût militaire et politique d’une telle offensive ne parait pas cohérent avec les visées stratégiques du mouvement. Il parait plus probable que les Taliban prendront progressivement le contrôle des rares axes routiers permettant d’entrer dans le massif montagneux, afin d’en contrôler les entrées et les sorties jusqu’à ce qu’ils aient pris le contrôle politique du pays. Cette stratégie de siège et d’asphyxie logistique et politique permettrait de limiter les coûts en maximisant les effets.
Toutefois à long terme, un pouvoir théocratique marqué par dix années de propagande islamiste et par un ancrage dans un population farouchement sunnite aura sans doute du mal à garantir un traitement égal et non discriminant pour tous les habitants de l’Afghanistan contemporain.
Il est une chose dont les Taliban ont besoin, plus encore que de l’adhésion de la population afghane à un projet politique, c’est de la reconnaissance internationale. Celle-ci en effet conditionne leur capacité à se faire accepter dans « le concert des Nations » comme gouvernement légitime du pays. C’est également la clé nécessaire pour mener une politique étrangère, conclure des accords commerciaux au nom de l’État, gérer ses frontières de façon sereine, et ne plus dépendre d’un autre, fut-il aussi proche que le Pakistan, pour assumer ses positions internationales. Or la condition première à toute reconnaissance par les organisations internationales et les autres États, c’est la rupture pleine et entière entre les Taliban et les organisations terroristes transnationales.
Les Taliban sont nés sur le terreau du djihadisme international. Il est possible de convenir que l’Émirat islamique lui-même n’a pas envisagé ce type d’action, ou tenté de frapper en son nom propre à l’étranger. Mais Al Qaïda est né sur le sol afghan de la rencontre de combattants venus participer à l’insurrection contre le régime communiste. Le leader d’Al Qaïda fait allégeance à l’émir des Taliban dans l’attente de l’avènement d’un nouveau califat. Les liens entre ces deux organisations, notamment au sein du réseau Haqani, sont familiaux. Envisager une rupture complète entre eux est utopique, d’autant que d’autres groupes djihadistes liés à Al Qaïda évoluent sur le sol afghan. Le Mouvement islamique d’Ouzbekistan (MIU) et le Mouvement islamiste du Turkestan Oriental (ETIM) notamment opèrent librement dans le pays en échange de leur participation militaire aux offensives des Taliban.
Les puissances étrangères qui s’intéressent à l’Afghanistan seront-elles prêtes à reconnaitre officiellement un État ayant des liens aussi intrinsèques et aussi officiels avec la principale organisation terroriste mondiale ? La question se pose tout particulièrement pour les États voisins qui sont confrontés à des insurrections djihadistes ou craignent leur apparition. La Chine et les pays d’Asie centrale tout particulièrement s’inquiètent de voir l’Afghanistan redevenir un sanctuaire servant notamment pour la planification d’opérations au-delà des frontières afghanes. L’un des grands enjeux pour le potentiel gouvernement des Taliban sera de trouver les moyens de donner des garanties suffisantes à l’étranger en matière de lutte contre le terrorisme.
La Russie, la Chine et l’Iran ont pourtant tissé des liens avec les Taliban au cours des dernières années. La crainte de voir se multiplier les ralliements à l’État islamique dans les groupes locaux comme le TTP ou le MIU a poussé ces acteurs régionaux à choisir le moindre des deux maux. Ces relations de soutien modéré ont donc permis aux Taliban de communiquer largement sur les déplacements de leurs diplomates à Pékin ou Téhéran, et de faire valoir leur place d’acteur international. Mais ce soutien est toujours resté modéré. La Chine, pour ne citer qu’elle, a constamment soutenu le gouvernement afghan, tout en accordant des gages aux insurgés. Pékin vient d’ailleurs de réitérer ses exigences au sujet de la rupture des liens entre Taliban et rebelles de l’ETIM [2].
Tant en politique intérieure qu’en positionnement diplomatique, le potentiel gouvernement des Taliban sera amené à faire des compromis pour assurer la pérennité de son système politique. Ce besoin de concession va entrainer une difficulté supplémentaire pour les leaders de l’Émirat islamique d’Afghanistan. Nous l’avons vu, faire accepter leur doctrine au sein de la population afghane, et à l’étranger, sera compliqué. Mais faire accepter au sein même du mouvement les concessions nécessaires pour y parvenir sera probablement un défi tout aussi vital pour les Taliban. Leur positionnement insurrectionnel depuis 2001 et l’ampleur idéologique mobilisée dans une situation de force d’opposition les ont amenés à recruter largement sur la base d’un modèle idéologique holistique et intransigeant. Les divergences au sein même de la direction du mouvement entre une branche modérée plus ouverte à la négociation et à d’éventuels compromis, et une branche dure, farouchement ancrée dans une vision combattante du djihad, ne sont pas nouvelles. Akhunzada l’actuel émir, et Haqqani son second s’opposent eux-mêmes sur ces points.
L’ouverture des Taliban aux négociations avait déjà servi de terreau au développement de l’ISKP et à l’augmentation rapide de ses effectifs. La transition réussie de la filiale de Daech en Afghanistan vers les cœurs urbains sous la forme de cellules terroristes menant de façon régulière des attaques à forte valeur ajoutée fait du groupe une des principales menaces de long terme pour la stabilité de l’Afghanistan. L’attaque à la roquette contre le palais présidentiel au cœur de Kaboul et les invectives régulières à l’encontre des Taliban considérés comme apostats soulignent le dynamisme de l’ISKP. Une fois l’offensive victorieuse passée et exploitée politiquement, les Taliban devront se convertir en gouvernement et maintenir leur emprise sur des combattants formés à une doctrine djihadiste rigoureuse et intransigeante. Assurer l’équilibre entre les nécessaires concessions et la cohérence interne avec la doctrine mise en avant depuis plusieurs années pourrait s’avérer compliqué à long terme.
Le scénario d’un éclatement du mouvement à moyen terme après une prise de pouvoir n’est donc pas à exclure, malgré son apparente solidité actuelle. Les cadres de l’ISKP le savent et le regain de propagande sur la province du Khorasan dans les productions médiatiques de l’État islamique central montre tout l’intérêt porté à l’avenir proche de l’Afghanistan. En jouant la carte de l’intransigeance et du « djihad moderne », Daech se place en capacité de recruter largement au sein de la population urbaine, culturellement et historiquement hostile aux Taliban, mais aussi au sein de la branche dure du mouvement.
Les besoins de l’Émirat islamique pour assurer la pérennité de son gouvernement sont fondamentalement les mêmes que ceux qui ont conduit à sa perte dans les années 1990. Ils sont d’ailleurs détaillés et analysés par Ayman al-Zawahiri dans ses lettres à Abu Musab Al Zarkawi sur les orientations à donner à la lutte d’Al Qaïda en Irak [3]. C’est en premier lieu la difficulté à susciter l’adhésion de la population, et en particulier des minorités afghanes. Les tentatives de l’EIA pour se présenter comme un mouvement nationaliste inclusif ne sont pas parvenues à effacer son ancrage territorial et religieux parmi les pachtouns sunnites du Grand Kandahar. En second lieu, le manque de reconnaissance internationale a isolé les Taliban et les a progressivement conduits à adopter des politiques de provocation faisant de l’Afghanistan un État paria, reconnu par une poignée de gouvernements et incapable de discuter ou négocier avec le plus grand nombre. Les liens intrinsèques avec des organisations terroristes internationales restent à ce jour le principal obstacle à une telle reconnaissance.
L’achèvement de ces objectifs impliquera pour l’EIA des compromis accordés sur la scène intérieure comme à l’international. Peu compatibles avec la propagande djihadiste développée par le groupe depuis des années, ces concessions pourraient susciter à moyen terme des fractures au sein des insurgés. Ces dissensions profiteront sans aucun doute à l’ISKP qui accroît de façon constante son activité opérationnelle et médiatique depuis 2017. Les attaques régulières contre les minorités chiites compliquent les politiques d’inclusion des Taliban. L’argumentaire moderne et adapté aux élites urbaines développé par l’État islamique leur permet un ancrage dans des populations inaccessibles aux Taliban.
Il existe donc une probabilité non négligeable pour que les Taliban, devenus par la force et/ou la négociation le gouvernement central de l’Afghanistan, soient confrontés peu après à une insurrection islamiste menée par la province du Khorasan de l’État islamique. Ce retournement de situation prolongerait d’autant le conflit afghan, et placerait de fait les Taliban au côté des puissances qui combattent aujourd’hui l’État islamique.
Gabriel Romanche
Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.
Notes
[1] Alemarah, "Statement of Islamic Emirate regarding recent developments in the country", 25 juillet 2021 (https://alemarahenglish.net/?p=47278)
[2] RAND, "China and the Taliban begin their romance”, juillet 2021 (https://www.rand.org/blog/2021/07/china-and-the-taliban-begin-their-romance.html)
[3] CTC, "Zawahiri’s Letter to Zarqawi" (https://ctc.usma.edu/harmony-program/zawahiris-letter-to-zarqawi-original-language-2/)
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