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A relire, en lien avec l’actualité en Afghanistan : Qui sont les Taliban de 2020 ?

Par Gabriel Romanche
Publié le 16/08/2021 • modifié le 16/08/2021 • Durée de lecture : 10 minutes

Contexte de l’apparition des Taliban

Apparus en novembre 1994, les Taliban se distinguent par leur volonté de lutter contre les abus des Warlords et la poursuite d’intérêts personnels dans le conflit afghan. Dès avril 1994, ils contrôlent les provinces du sud du pays [2] dans le « grand Kandahar » pachtoun, les provinces de Kandahar, Helmand, et Zabul. Ils prennent progressivement possession de 98% du territoire afghan [3] malgré des difficultés à s’affirmer dans les zones non pachtounes, en particulier le cœur montagneux dominé par les hazaras chiites.

L’Émirat islamique d’Afghanistan - alors créé par les Taliban - n’est reconnu en tant qu’Etat que par le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le manque de vision politique au sein du mouvement entretient une gouvernance locale peu coordonnée, et limite fortement sa capacité à assurer les services publics dans les zones qu’il contrôle. Il perd ainsi le soutien de la population, y compris dans des zones initialement favorables à sa présence. Les attentats du 11 septembre 2001 et le refus de livrer Oussama Ben Laden à la justice américaine entrainent l’intervention militaire occidentale et la chute du mouvement. Les dirigeants se réfugient dans les zones tribales pakistanaises ou en Iran, d’où ils se réorganisent progressivement.

Malgré cet échec politique et militaire, les Taliban reprennent rapidement pied en Afghanistan en fédérant les groupes éparses de moudjahidin qui luttent dès 2002 contre la présence étrangère. À partir de 2006, ils mènent une insurrection de plus en plus efficace qui contraint les forces étrangères à renforcer leur présence. Depuis 2014 et le retrait des forces internationales [4], le mouvement est en constante progression sur le terrain et contrôle aujourd’hui fermement environ 40% du territoire, tout en exerçant une influence importante sur 30% supplémentaires [5].

Les Taliban ont ainsi su faire preuve d’une grande capacité d’adaptation politique et militaire pour faire face aux évolutions du contexte afghan et des attentes de la population. Cet important travail de remise en question et l’efficacité de la communication du mouvement permet de comprendre la résilience de l’insurrection sous sa forme actuelle. Il est à ce titre primordial d’intégrer ces évolutions dans la compréhension du mouvement. Les Taliban de 2020 ne sont pas ceux de 1996, et si les fondements idéologiques mobilisateurs ont peu évolué, les modes d’action et l’organisation du mouvement a su faire preuve de souplesse.

Structure hiérarchisée

Dans sa forme insurrectionnelle, le mouvement des Taliban est passé entre 2001 et 2020 d’une guérilla éparse menée par des groupes locaux sans coordination, à un mouvement politique organisé, s’appuyant sur un outil militaire rationnalisé et sur une administration parallèle. Cette transition progressive s’est appuyée sur une légitimité religieuse réaffirmée de l’Émir et des organes de commandement.

Dès 2006, la publication par la commission culturelle du mouvement de guides de conduite (lahya) souligne la volonté d’assurer la cohérence hiérarchique et d’apparaître comme un mouvement unifié et politiquement stable. Ces manuels s’appuient sur des citations coraniques et des éléments de jurisprudence hanafite, tout en étant beaucoup plus opérationnels et accessibles que des travaux savants. S’appuyant sur le principe d’allégeance à l’Émir, entendu autant comme le commandant suprême que comme le commandant local, le guide fixe le comportement attendu de chaque combattant vis-à-vis des populations civiles, mais aussi des combattants ennemis.

La centralisation politique du mouvement doit pourtant être nuancée. Deux conseils subordonnés opèrent sous l’égide de la Rahbari shura (ou shura de Quetta) : la Miran Shah Shura (composée exclusivement du réseau Haqqani) et la Peshawar shura. Ces deux dernières opèrent comme commandement régional dans leurs zones d’activité. Sans remettre en cause la centralité des décisions stratégiques, ces conseils sont responsables de la conduite des opérations [6] et bénéficient d’un réel poids politique.

A l’échelon tactique, le mouvement s’organise autour des mahaz. Ces unités militaires sont composées de combattants locaux, dont le commandement est à la fois coopté localement et nommé par les structures centrales. À l’autre bout du spectre, l’Émir incarne l’échelon de commandement suprême, conseillé par la Rahbari shura ou conseil dirigeant. La jonction hiérarchique est décentralisée et repose sur des gouverneurs de provinces et de districts compétents pour les affaires civiles et militaires.

Dès 2010, les Taliban contrôlent des pans entiers du territoire afghan, et veulent s’attirer le soutien des populations locales. Ils créent des commissions civiles qui s’ajoutent aux structures militaires existantes et les déchargent de l’administration des zones qu’elles contrôlent. Les commandants de mahaz ne sont ainsi plus en charge des problématiques d’administration civile, ce qui permet également au mouvement de s’assurer une mainmise plus centralisée sur les pratiques de gouvernance [7].

Islam traditionnel et particularisme culturel

Le corpus idéologique et les références coraniques et législatives convoqués par les Taliban se rattachent au réformisme sunnite radical des madrasa déobandies enseigné dans les madrasa pakistanaises. Fondé au XVIIIe siècle sur la base de la jurisprudence hanafite, il y ajoute une empreinte politique de lutte anticoloniale [8].

La pratique religieuse des Taliban est cependant marquée par le caractère ethnique des origines du mouvement. L’Islam chez les pachtouns du grand Kandahar est empreint d’une forte dimension culturelle, notamment en ce qui concerne les codes comportementaux. La fusion des normes opérée depuis plusieurs siècles entre une normativité religieuse, reposant sur le Coran, les Hadith et la jurisprudence hanafite, et une normativité culturelle qui, elle, repose sur le Pashtunwali, entraine une spécificité locale dans la pratique religieuse et la compréhension du djihad. Le Pashtunwali, code d’honneur et de conduite, fait de la pratique de l’Islam un élément intrinsèque de l’identité pachtoune. De cette double influence religieuse et culturelle, dépend le corpus législatif et l’interprétation juridique mis en œuvre par les Taliban. Les publications doctrinales du mouvement incitent ainsi leurs responsables locaux à privilégier les résolutions des conflits au cours d’assemblées traditionnelles et selon les normes du Pashtunwali, et à limiter aux cas insolvables dans ce cadre les sollicitations des tribunaux islamiques [9].

Cette dimension locale de l’extrémisme religieux des Taliban trouve une résonnance particulière dans les pratiques culturelles et religieuses d’une large part de la population, en particulier dans les espaces ruraux. C’est déjà la source des premières révoltes islamistes en 1975 face aux réformes du gouvernement communiste. L’hostilité à la modernité (éducation, média et modes de vie), l’adhésion stricte à l’école hanafite et au taqleed (imitation des pratiques ancestrales), les liens avec le soufisme et avec des pratiques traditionnelles telles que le culte des saints (pir) en font une pratique religieuse spécifique à la région. Malgré les influences idéologiques des combattants arabes, les pratiques politiques et religieuses du mouvement n’ont jamais cessé de refléter ce particularisme local.

Mouvement politique nationaliste

Le mouvement des Taliban revendique une lutte nationaliste. Celle-ci se manifeste clairement dans sa propagande qui fait de la lutte contre l’invasion étrangère une continuité dans l’histoire afghane. Elle invoque notamment des épisodes historiques comme les guerres anglo-afghanes, ou des figures comme celle d’Ahmad Shah Durrani, fondateur de l’Afghanistan moderne au début du XVIIIe siècle. Des taranas, chants guerriers sans accompagnement diffusés par les Taliban dans tout le pays, sont utilisés dans ce but :

« Oh Afghan, les Britanniques (étrangers) sont présents dans ton pays,
Ils sont tes ennemis d’hier que tes ancêtres ont vaincus, et alors ils avaient fui.
Aujourd’hui ils siègent et dirigent et dominent ton pays »

« Oh dragon occidental ! Où pourras-tu aller quand nous aurons coupé toutes les routes ?
Ce pays appartient à Ghazi Abdullah. Ce pays appartient à Ghazi Abdullah.
Oh dragon occidental ! Où pourras-tu aller quand nous aurons coupé toutes les routes ?
C’est la demeure d’Ahmad Shah Baba [10]. »

Ce nationalisme des Taliban est propre au mouvement et lui permet de se distancier du terrorisme transnational qui a provoqué sa chute en 2001. Les Taliban se présentent comme un gouvernement national n’ayant pas de velléité de conflit avec ses voisins immédiats, et réclamant une reconnaissance internationale. Malgré tout, les liens qu’il entretient avec les services secrets pakistanais handicapent le mouvement. Ce soutien leur était absolument nécessaire jusqu’en 2014, et l’est de moins en moins par la suite du fait de leur plus grand contrôle du territoire afghan. La création en 2013 du bureau officiel au Qatar souligne la recherche d’indépendance et de distanciation vis-à-vis du protecteur pakistanais [11].

L’accueil par l’Émirat islamique d’Afghanistan de djihadistes internationaux était notoire dans les années 1990 et s’inscrit dans la suite de la participation au djihad afghan. Cette présence est subordonnée aux Taliban mais les groupes étrangers gardent une certaine autonomie. L’allégeance répétée du dirigeant d’Al Qaïda à l’Émir afghan souligne les liens entre eux mais aussi leur indépendance relative. Les perméabilités entre les doctrines des deux groupes sont visibles. Les éléments doctrinaux d’Al Qaïda mis en avant par Ayman al Zawahiri dans sa lettre à Abu Musab Zarqawi en juillet 2005 [12] s’appuient sur les expériences de terrain des Taliban et avancent des éléments intégrés dans la doctrine actuelle du mouvement afghan. On y trouve notamment le renvoi à un second temps de la lutte contre les populations chiites, la limitation maximale des pertes civiles, la retenue dans l’application des châtiment corporels prescrits par le hudud, et dans la pratique générale de la violence afin de ne pas s’aliéner les populations civiles. La volonté des Taliban de « gagner les cœurs et les esprits » [13] est centrale et s’applique à toute la population afghane, en théorie indépendamment des principes ethniques, tribaux ou sectaires.

Plusieurs éléments concourent à cette dynamique, en particulier la volonté de présenter un comportement militaire et administratif excluant toute tendance criminelle et corrompue. La mise en place d’unités spéciales, les red units a permis le renforcement des capacités coercitives du mouvement envers ses propres commandants locaux [14]. Elles sont composées de combattants professionnels formés et entraînés dans des centres nationaux, et sont indépendantes des commandements locaux. Cette politique, bien qu’accueillie avec froideur par lesdits commandants, a porté ses fruits en assurant une homogénéisation relative des pratiques du mouvement sur l’ensemble du territoire afghan.

La création d’une administration parallèle a permis, par le biais des commissions et des représentants provinciaux et locaux, de faire fonctionner des écoles, des établissements de soins, mais aussi d’assurer la justice, et l’entretien des infrastructures et des réseaux de communication. Dans son message sur « l’accord de Doha et la fin de l’occupation américaine », Haibatullah Akhunzada affirme que la tâche du mouvement est maintenant de « fournir une éducation scientifique et religieuse de qualité, des emplois, des opportunités de commerce et de développement et de croissance de tous les secteurs publics » [15]. Bien que souvent réduits à s’attribuer les moyens et les financements de l’État, les Taliban assurent donc une administration qui se veut une alternative crédible au gouvernement actuel de Kaboul. De fait, la justice rendue par les tribunaux des Taliban est souvent présentée par leurs administrés comme étant plus efficace et moins corrompue que la justice gouvernementale [16].

Mouvement insurgé qui ne peut s’appuyer sur des infrastructures permanentes, les Taliban sont dépendants du soutien des populations dans les zones qu’ils contrôlent ou qu’ils contestent. Leur approche de la gouvernance s’est donc adaptée depuis l’époque où ils étaient au pouvoir dans l’ensemble du pays. Leur positionnement vis-à-vis des pratiques locales, notamment religieuses, des traditions politiques et sociales et du positionnement des élites (dynamiques tribales et anciens des communautés) s’est adouci et est aujourd’hui moins répressif que dans les années 1990.

Recrutements et ancrage dans la population

Les recrutements actuels des Taliban sont fondés sur une empreinte locale et un appareil militaire et administratif professionnalisé [17]. Les combattants locaux sont rattachés à un commandant de mahaz, et sont sollicités régulièrement pour des opérations dans leur zone d’activité. Ils permettent au mouvement d’être très intégré dans les dynamiques locales et sont principalement loyaux à leurs commandants directs et aux instances traditionnelles. Faiblement endoctrinés et souvent relativement peu entrainés militairement, ils assurent la présence du mouvement, garantissent l’accessibilité de leur territoire aux mouvements logistiques et personnels et sont également responsables d’une part de l’acquisition du renseignement.

Les Taliban sont, et resteront probablement longtemps, profondément ancrés dans le grand Kandahar et les tribus pachtoun qui y vivent. La direction du mouvement est encore aujourd’hui dominée très largement par des hommes originaires de cette région. Pour autant, cet ancrage s’observe de moins en moins à mesure que l’on descend dans la structure hiérarchique. La volonté actuelle du mouvement est de recruter, pour les fonctions locales, des commandants qui soient le plus proches possible de la composition ethnique et culturelle du territoire qu’ils auront à administrer. L’actuel wali du district de Balkhab dans la province de Sar-e-Pul, Mawlawi Mehdi, est un chiite hazara. Seul chiite à occuper des responsabilités politiques au sein du mouvement Taliban, il a fait l’objet d’une interview publiée le 22 avril 2020 par les Taliban [18] qui veulent se présenter comme un mouvement inclusif. En 2010, environ 10% des cadres du mouvement n’étaient pas pachtouns et ce chiffre augmente de façon constante [19]. Les Taliban tadjikes et ouzbeks des provinces de Badakhshan, Faryab, Sar-e-Pul et Takhar en sont le parfait exemple [20].

Conclusion

L’Émirat islamique d’Afghanistan a construit dans les vingt dernières années une structure interne et un discours externe qui lui permettent de se présenter comme un mouvement djihadiste reconnu par ses pairs, tout en menant une politique nationaliste limitée à la volonté d’établir un État afghan et islamique dans les frontières actuelles du pays. Ils s’appuient sur une forte légitimité religieuse et sur le respect des pratiques et particularismes locaux. Conservant des liens proches avec des mouvements djihadistes transnationaux tels qu’Al Qaïda, notamment sur le plan doctrinal, les Taliban ne souhaitent cependant pas s’impliquer dans ce combat.

L’implantation territoriale du mouvement est désormais forte et ancienne. La structure décentralisée mais fondée sur une hiérarchie solide et disciplinée veut limiter les impacts négatifs du conflit sur les populations civiles, tout en se présentant comme une alternative au gouvernement en place. Mouvement résolument islamique et résolument afghan, les Taliban recueillent un soutien massif dans les zones rurales du pays, mais peinent encore à s’implanter dans les villes, où les élites occidentalisées sont hostiles à leur présence.

Publié le 16/08/2021


Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.


 


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