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Effondrement ou guerre de siège, quelles perspectives pour le gouvernement afghan ?

Par Gabriel Romanche
Publié le 28/05/2021 • modifié le 28/05/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Senator Bob Menendez (D-NJ) talks with Zalmay Khalilzad ®, special representative for Afghanistan reconciliation at the State Department, after a Senate Foreign Relations Committee hearing on Capitol Hill in Washington, DC, April 27, 2021, on the Biden administration’s Afghanistan policy and plans to withdraw troops after two decades of war.

Susan Walsh / POOL / AFP

Retrait américain et réorganisation de la lutte contre le terrorisme

La nouvelle annonce du retrait des forces armées américaines et otaniennes s’appuie sur l’accord de Doha négocié en février 2020 avec les insurgés de l’Émirat islamique d’Afghanistan et qui prévoyait un retrait complet du pays avant le 1er mai 2021. Toutefois, un point capital a disparu de la nouvelle stratégie de retrait américaine : la conditionnalité. L’accord négocié par Zalmay Khalilzad avec les insurgés, bien que déséquilibré, mettait toutefois en avant la rupture avec Al Qaïda et les organisations terroristes internationales comme condition du retrait occidental. Le discours récent de Joe Biden évacue cette conditionnalité et affirme en substance que la mission est accomplie et que le retrait se fera quoi qu’il advienne. Dans cet exercice d’expression politique, Joe Biden cherche d’une part à rappeler les raisons initiales de l’intervention américaine, d’autre part à faire de cette guerre de vingt ans une victoire militaire. « Nous sommes allés en Afghanistan en 2001 pour déraciner Al Qaïda, pour empêcher de futures attaques terroristes contre les États-Unis planifiées depuis l’Afghanistan. Notre objectif était clair. La cause était juste. Nos alliés de l’OTAN et nos partenaires se sont mobilisés avec nous. […] Je pensais alors que notre présence en Afghanistan devait se concentrer sur les raisons pour lesquelles nous y étions en premier lieu : faire en sorte que l’Afghanistan ne serait plus utilisé comme une base depuis laquelle notre pays serait de nouveau attaqué. Nous l’avons fait. Nous avons atteint cet objectif » [1].

En présentant les objectifs initiaux comme atteints, Joe Biden est en mesure de présenter un retrait responsable et ordonné, qui ne peut plus être assimilé à une retraite. C’est un mouvement stratégique dans un contexte plus grand. Certes, les liens entre les Taliban et Al Qaïda n’ont jamais été rompus et ne le seront pas prochainement. Toutefois la nouvelle analyse développée par l’administration américaine considère que la présence des troupes américaines sur le sol afghan n’apporte aucun résultat stratégique satisfaisant dans la guerre globale contre le terrorisme. C’est donc l’évolution de la menace qui justifie le retrait américain. Ce qui évite au passage de rappeler que la présence de ces troupes occidentales n’a jamais réussi à empêcher les insurgés de progresser militairement de façon constante depuis plus de dix ans.

Le constat dressé par le président américain est toutefois réel et tente de prendre en compte la réalité actuelle de la menace terroriste jihadiste : « Durant les 20 dernières années la menace est devenue plus diffuse, métastasant autour du globe : al-Shabaab en Somalie, Al Qaïda dans la péninsule Arabique, Al Nosra en Syrie, la tentative de l’État islamique d’établir un califat en Syrie et en Irak et d’établir ses filiales dans de nombreux pays en Afrique et en Asie. Avec la menace terroriste présente maintenant dans tant d’endroits, maintenir des milliers d’hommes concentrés dans un unique pays, pour des dépenses en milliards chaque année, est peu sensé pour moi et pour nos dirigeants » [2].

Concrètement, le départ des forces occidentales s’est rapidement engagé et se poursuit simultanément pour les unités sous commandement de l’OTAN et pour les forces américaines de l’opération Freedom Sentinel. Donald Trump avait quitté la Maison Blanche en laissant environ 2 500 militaires américains sur le sol afghan, et 7 000 militaires des alliés contributeurs de l’opération Resolute Support de l’OTAN [3]. Entre le 14 avril et le 18 mai, le Commandement central américain (U.S. Central Command) affirme avoir complété 13 à 20% du processus de retrait, notamment par la transmission de cinq enclaves militaires américaines aux forces afghanes [4].

Dans le même temps, l’administration américaine est en négociation avec plusieurs États d’Asie centrale pour y installer des unités permanentes afin de préserver une capacité d’action, même restreinte. Elle pourrait alors poursuivre l’effort de fond de lutte contre le terrorisme dans la région. Cette initiative souligne la volonté américaine de retrouver en Afghanistan une approche plus pragmatique et moins coûteuse [5]. Elle est cependant peu appréciée par Moscou et Pékin.

Guerre civile durable ou effondrement militaire ?

La nouvelle décision américaine a également permis aux autres acteurs du conflit de dévoiler leur propre stratégie et de mettre en place des postures de communication destinées à garantir leurs propres intérêts. Les insurgés voient dans le départ des forces étrangères une opportunité militaire inestimable qui limite à ce jour leur intérêt pour la négociation. Le gouvernement d’Ashraf Ghani tient à se montrer confiant dans l’efficacité de ses forces de sécurité et de ses institutions. Les chefs historiques des différentes communautés et partis afghans se tiennent eux prêts à reprendre les armes pour sauvegarder leur position, quelle que soit l’issue des affrontements militaires et politiques entre les deux principaux belligérants. Enfin la branche Khorasan de l’État islamique (ISKP) poursuit son travail de sape de la société afghane, jouant sur toutes les fractures et menant des attaques sanglantes qui divisent toujours davantage les Afghans.

Concrètement, la situation militaire semble être à l’avantage des insurgés. Dès la signature de l’accord de Doha en février 2020, ils ont maintenu le niveau de violence et la pression sur les unités des forces afghanes à un niveau jusque-là inégalé. Ils contrôleraient ainsi 87 des 398 districts afghans, et en contesteraient 214 aux forces gouvernementales [6]. Leur stratégie d’encerclement des centres provinciaux et de la capitale nationale, déjà décrite par de nombreux acteurs de terrain il y a un an progresse à grande allure. Entre février et mai 2021, cinq nouvelles capitales provinciales seraient ainsi directement menacées, portant le total à 17 province sur les 34 que compte le pays [7]. La ville de Kaboul elle-même est sous pression après la chute de plusieurs districts dans ses environs immédiats.

Les Taliban et l’ISKP ont également mené de larges campagnes d’assassinats ciblés au cours de l’année écoulée. Ces attaques visent des membres de la société civile aussi bien que des responsables politiques et militaires liés au gouvernement. Les journalistes et dirigeants d’organisations humanitaires sont ainsi particulièrement visés [8]. L’ISKP pour sa part mène de façon régulière des attaques visant spécifiquement les minorités, principalement chiites. L’attaque du 8 mai 2021 contre une école de fille dans le quartier de Dacht-e-Barchi à l’ouest de Kaboul rappelle ainsi singulièrement celle de la maternité de ce même quartier, précisément un an plus tôt. Le gouvernement qui persiste à nier l’existence de l’ISKP ou de le distinguer des Taliban perd en crédibilité à chaque nouvelle attaque visant les minorités. Le départ des forces occidentales, qui risque rapidement d’être accompagné du départ d’organisations non gouvernementales qui bénéficiaient de leur protection, va encore fragiliser la situation sécuritaire et sociale dans le pays. Abdul Rachid Dostom, l’un des principaux chef de guerre et leader de la communauté ouzbek du nord-ouest du pays, affiche lui sa méfiance dans le gouvernement afghan à l’occasion de la nomination du nouveau gouverneur de la province de Faryab et empêche celui-ci de prendre ses fonctions en occupant le centre administratif de la province [9].

Malgré tous ces éléments, le président Ashraf Ghani appelle quant à lui à cesser de parler d’un risque d’effondrement imminent. Il affichait dans une interview pour Der Spiegel le 14 mai dernier sa confiance dans les institutions afghanes et les forces de sécurité du pays. Il affirme ainsi que les forces afghanes pourraient résister « éternellement » aux assauts des Taliban [10]. Il concède la possibilité d’une guerre civile similaire à celle qui a suivi le retrait soviétique dans les années 1990 mais appelle la presse internationale à ne pas la présenter comme inéluctable. Selon lui, « plus le scénario de la déstabilisation est répandu, plus nous sommes confrontés à la violence ici ». Les faits montrent toutefois qu’il y a là bien plus qu’une question de narratif.

L’un des points pertinents mis en avant par le président Ghani est toutefois l’influence importante du Pakistan dans le processus de paix. Il conviendrait toutefois d’y ajouter la Chine et l’Iran afin d’avoir un tableau complet du contexte régional qui pèse sur le processus de paix en Afghanistan. « Les États Unis jouent maintenant un rôle mineur [dans le processus de paix], la question de la paix ou de la guerre est maintenant entre les mains du Pakistan » [11]. Selon lui, les Européens auraient tout intérêt à tenir un discours ferme, voire à décider de sanctions, contre le Pakistan pour le contraindre à la paix, tout en ajoutant habilement « plus vous nous aiderez à stabiliser l’Afghanistan, moins il y aura de réfugiés ».

Conclusion

La décision du président américain de retirer toutes ses unités d’Afghanistan risque de conduire à un durcissement des affrontements entre les insurgés et le gouvernement. Malgré les affirmations de victoire certaine des premiers et la confiance affichée par le second dans la défense du territoire par les forces afghanes, la réalité du terrain souligne d’une part une domination militaire dans les zones rurales, d’autre part la détermination à tenir les centres urbains. L’absence de progrès et la mauvaise volonté manifeste des deux parties dans la poursuite des négociations qui piétinent à Doha ne permet pas d’anticiper une issue négociée au conflit, même à moyen terme. Le scénario d’une guerre civile longue et violente, faite de sièges simultanés des grandes villes du pays par les insurgés est malheureusement le plus probable à ce stade. Les inévitables destructions et l’appauvrissement général de la population qui en résultera affaibliront la légitimité et la crédibilité de chacun des deux camps, même lorsque l’un d’entre eux se proclamera vainqueur.

Là encore, le gagnant de ces affrontements risque d’être l’ISKP. En profitant du ressentiment de la jeunesse urbaine contre le gouvernement et de l’image dépassée et archaïque du mouvement des Taliban, mais aussi sur les divisions ethno-religieuses qu’ils auront contribué à créer, les combattants de l’ISKP sauront probablement préserver leur présence, leur influence et leur capacité d’action dans un Afghanistan qui ne parvient pas à sortir de la spirale d’un conflit interne qui dure depuis les années 1970. Le retrait américain si révolutionnaire dans l’approche de la guerre contre le terrorisme, ne sera finalement pour les Afghans qu’un élément mineur dans le tableau général des cinquante dernières années de leur pays.

Publié le 28/05/2021


Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.


 


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