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Intégration de la Corne de l’Afrique à l’espace sécuritaire du Golfe : rôle catalytique de la guerre au Yémen (2/3)

Par Brendon Novel
Publié le 21/12/2018 • modifié le 21/12/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Qatari leader Sheikh Hamad bin Khalifa al-Thani (L) welcomes Djibouti’s president, Ismail Omar Guelleh, at the opening session of the Connect Arab Summit in Doha on March 6, 2012. The Summit is organized by the International Telecommunication Union in partnership with the League of Arab States, featuring discussion panels and roundtables focusing on the challenges posed to emerging and transition economies.

AFP PHOTO/STR

Soutien politico-militaire à la coalition

Après que les représentations saoudiennes en Iran ont été saccagées le 3 janvier 2016, Djibouti, la Somalie et le Soudan décident de rompre leurs liens avec Téhéran. Ces pays avaient déjà apporté leur soutien à la coalition arabe à partir de mars 2015. Mogadiscio et Djibouti fournissent un appui politique et logistique, alors que Khartoum apporte un appui militaire en envoyant plusieurs milliers de soldats sur le front dès le mois d’août 2015.

Par ailleurs, alors qu’une base militaire saoudo-émiratie devait voir le jour sur les côtes du Bâb el-Mandeb à Djibouti, une brouille diplomatique entre les gouvernements djiboutien et émirati en avril 2015 a mis un terme à ce projet. Suite à cet événement, Riyad et Abu Dhabi se sont tournés vers l’Érythrée où une base militaire a été érigée dans le sud du pays à Assab. Bien qu’un accord ait été conclu à la fin du mois d’avril entre Asmara et Riyad, celui-ci n’a jamais été rendu public. Ses termes auraient été négociés par Abu Dhabi qui, quelques mois plus tard seulement, a rendu opérationnelle cette nouvelle base très stratégique aux opérations de reconquête du Yémen par la coalition.

Les revirements érythréen et soudanais sont particulièrement frappants. Leur isolement diplomatique de longue date a permis à la République islamique d’Iran de se rapprocher des régimes parias d’Isaias Afewerki et d’Omar El-Beshir. Dans un contexte de « guerre froide » entre Téhéran et Riyad, leurs relations avec le royaume saoudien ont été longtemps tendues. Cependant, pour des raisons politico-économiques qui leur sont propres, Omar El-Beshir et Isaias Afewerki ont profité de la guerre au Yémen pour restructurer leurs politiques étrangères et effectuer un changement radical d’alliances. Dès septembre 2014, le régime soudanais montrait déjà des signes annonciateurs et fermait les centres culturels iraniens de la capitale.

La stratégie émiratie d’optimisation géopolitique en Somalie

Au début des années 2000, la diplomatie économique de Dubaï avait déjà gagné les côtes du Golfe d’Aden où de nombreux investissements ont été réalisés à Djibouti. À partir de 2015, cette vision économico-commerciale dubaïote a été enrichie du volet politico-militaire d’Abu Dhabi qui vise à accroitre sa présence, notamment à travers le contrôle des côtes. Cette nouvelle stratégie reflète la nature double de la politique étrangère des EAU qui s’illustre très bien dans la ville côtière de Berbera au Somaliland. En septembre 2016, la gestion et réhabilitation de son port commercial sont confiées à la société émiratie DP World. Quelques mois plus tard, en février 2017, ce premier contrat est suivi d’un deuxième accord qui prévoit la construction d’une base militaire. Des cérémonies officielles censées marquer le début des travaux sur le port ont eu lieu à Berbera et Hargeisa les 10 et 11 octobre dernier. Quant à la base militaire, les images satellites témoignent d’avancées majeures au cours de l’année 2018.

Ce rapprochement avec le Somaliland s’inscrit dans un conflit diplomatique latent qui oppose les Émirats à Djibouti depuis 2010. Peu après l’inauguration de la nouvelle concession portuaire du « Doraleh Container Terminal » en 2009 par DP World, leurs liens bilatéraux se sont tendus suite au refus d’Abu Dhabi d’extrader un opposant au président de Djibouti Ismail Omar Guelleh (IOG) réfugié aux EAU. Chassé en 2008, Abderrahmane Boreh, ancien directeur de l’autorité portuaire et proche du président, s’installe à Dubaï. Cette personnalité, au cœur du durcissement des relations entre les deux pays, est condamnée in absentia en juin 2009 à 15 ans de prison pour terrorisme. Dès 2012, Djibouti exige également que les termes du contrat avec DP World soient renégociés, ce que la société a toujours refusé de faire. Boreh et l’entreprise dubaïote sont alors accusés de corruption par les autorités djiboutiennes. L’affaire est finalement portée devant la Cour internationale d’arbitrage qui, en mai 2017, donne tort à ce petit État très stratégique. À peine un an plus tard, le 22 février 2018, le gouvernement décide d’expulser DP World et de s’emparer du terminal. Cet acte a été jugé illégal par la même Cour d’arbitrage en août dernier. Par conséquent, si les Emiratis furent un temps les investisseurs les plus importants à Djibouti, les tensions grandissantes entre les deux pays ont poussé ce dernier dans les bras de la Chine.

Le statut séparatiste non reconnu par la communauté internationale de la République autoproclamée du Somaliland complique ses relations avec les Émirats. Depuis février 2017, le nouvel occupant de la Villa Somalia, Farmaajo, fermement opposé aux projets émiriens dans cette province séparatiste, s’est activé à tuer dans l’œuf ce partenariat hors du contrôle de Mogadiscio. De plus, les élections présidentielles au Somaliland prévues pour novembre 2017 ont fait émerger un débat houleux sur la présence émiratie et notamment d’une base militaire. Si le candidat du principal parti d’opposition Waddani, Abdirahman Mohamed Abdullahi ‘Irro’, s’est montré critique, le candidat du parti au pouvoir Kulmiye, Muse Bihi Abdi, n’excluait pas de revoir les termes des contrats déjà approuvés. Pour ces raisons, les projets émiriens ont été mis en suspens. Ces derniers ont finalement été réactivés suite à la reconduite du Kulmiye et à une visite de six jours du nouveau président Muse Bihi Abdi aux EAU en mars 2018. Il est intéressant de mettre en avant deux personnages-clés qui illustrent la continuité du partenariat « émirato-somalilandais » entre les présidences d’Ahmed Mohamed Mahmoud ‘Silanyo’ (2010-2017) et de Muse Bihi Abdi. Il s’agit de Saad Ali Shire, ministre des Affaires étrangères d’octobre 2015 à novembre 2018, et de Bashe Awil Omar, premier représentant du Somaliland à Dubaï depuis 2015, en poste jusqu’en août 2018 puis muté à Nairobi. Comme Abderrahmane Boreh à Djibouti dès 2000, le tandem Shire-Awil Omar a largement contribué à l’envolée du partenariat avec les EAU.

Par ailleurs, les États membres de la République fédérale de Somalie ont aussi profité des tensions avec le gouvernement djiboutien et de la percée turque sur Mogadiscio à compter de 2011 pour s’attirer les faveurs émiriennes. Dorénavant considérés par Abu Dhabi comme des partenaires quasi indépendants, le cas du Puntland est emblématique. En avril 2017, la société P&O Ports (une filiale de DP World) a signé un contrat pour gérer et développer le port de Bossaso sur les 30 prochaines années. Par ailleurs, le président de cette région autonome, Abdiweli Mohamed Ali ‘Gaas’, s’est rendu aux Émirats pour une visite officielle de cinq jours en avril 2018 afin d’y défendre un partenaire de premier ordre, deux semaines seulement après le début d’une crise majeure qui a opposé Abu Dhabi à Mogadishu.

« Tit-for-Tat » : stratégie de Coopération-Réciprocité

La guerre au Yémen a rapproché les deux rives de la mer Rouge où les intérêts militaires et politiques de court terme d’Abu Dhabi et de Riyad se sont progressivement transformés en un désir d’influence qui semble s’inscrire dans un temps plus long. Pour les pays de la Corne, les partenaires émiratis et saoudiens représentent une opportunité de satisfaire leurs propres agendas nationaux et régionaux (1). À Khartoum, économiquement étranglé par les sanctions américaines, les difficultés se sont aggravées depuis l’indépendance en 2011 du Sud-Soudan qui concentrait la majeure partie des réserves pétrolières. Le régime a dû faire face à d’importants soulèvements populaires en septembre 2013. C’est pourquoi l’amélioration de la situation économique est devenue la priorité du gouvernement. L’alliance politique avec Riyad et Abu Dhabi et son engagement militaire au sein de la coalition ont permis d’obtenir la levée des sanctions en octobre 2017. La démarche de l’Érythrée est comparable au cas soudanais puisque son rapprochement avec l’axe saoudo-émirati a contribué, le 14 novembre 2018, à obtenir du Conseil de sécurité des Nations unies un vote unanime en faveur de la levée de l’embargo auquel le pays était soumis depuis 2009. Aujourd’hui, la survie du régime d’Isaias Afewerki repose sur une nouvelle équation multilatérale dans laquelle Abu Dhabi et Riyad jouent un rôle important. Par ailleurs, en Somalie, la province séparatiste du Somaliland et les États membres avaient intérêt à répondre aux sollicitations émiriennes. À Hargeisa, les Émirats représentent une opportunité politico-économique majeure qui s’inscrit dans un souhait de développement et de reconnaissance internationale. Enfin, Abu Dhabi a permis aux capitales provinciales d’autonomiser davantage, économiquement et politiquement, leurs pouvoirs vis-à-vis de Mogadiscio.

Répercussions de la Crise du Golfe

Lors du 29ème sommet de l’Union Africaine les 3 et 4 juillet 2017, la présence du ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Jubeir a fait entrer la crise du Golfe dans les débats. Il a exprimé un désir clair de rassembler les pays africains derrière l’autoproclamé « quatuor antiterroriste » formé un mois plus tôt. Si l’Afrique de l’Ouest est visée, la partie orientale du continent l’est aussi. Dans la Corne de l’Afrique, seul Djibouti a réduit sa représentation diplomatique à Doha. Puisque ses relations sont peu développées avec le Qatar et tendues avec les EAU, Ismaël Omar Guelleh ne pouvait pas s’aliéner son allié saoudien qui prévoit la construction d’une base militaire dans le sud du pays à Damerjog – malgré l’échec du précédent de 2015. Un tel mouvement diplomatique a permis de geler superficiellement les tensions djibouto-émiriennes. Comme décrit ci-dessus, ce « réchauffement » n’a duré que quelques mois seulement. Par ailleurs, indisposés au regard de leurs liens avec Doha, les gouvernements somalien et soudanais ont rapidement déclaré leur neutralité. Quant à l’Érythrée, la position affichée fut ambiguë. Il est difficile de savoir à quel point ces pays ont subi des pressions, directes et indirectes, notamment économiques, pour se positionner contre le Qatar.

Cette crise a eu deux impacts majeurs. Le premier fait suite au départ des troupes qataries de la frontière érythréo-djiboutienne en poste dans le cadre d’un processus de médiation mené par Doha entre les deux pays depuis 2010. Djibouti a alors accusé le gouvernement d’Asmara de s’être déployé dans les zones disputées. Dans un second temps, cette confrontation géopolitique golfienne a aggravé les problèmes de factions propres à la Somalie où les acteurs du jeu politique se servent des puissances étrangères à leurs propres fins, fragilisant le processus de construction de l’État fédéral. Si la province séparatiste du Somaliland s’est immédiatement positionnée en faveur de Riyad et d’Abu Dhabi, les États fédérés somaliens ont ouvertement exprimé leur désaccord avec la position neutre de Mogadiscio. Sur cinq provinces, quatre d’entre elles, le Puntland, l’Hirshabelle, le Galmudug et l’État du Sud-Ouest ont soutenu la coalition anti-Qatar. Jusqu’à aujourd’hui, la coopération entre Mogadiscio et les administrations régionales n’a pas cessé de se détériorer. Si les États du Golfe ne sont pas à l’origine des fractures observées, ils les ont sans aucun doute amplifiée. De plus, au sein même de la capitale somalienne, certains observateurs accusent le gouvernement de manipuler cette question pour faire taire une opposition politique qu’il accuse d’être à la botte des Émirats (2).

La position neutre de Mogadiscio, perçue par les Emiriens comme un parti pris pro-Qatar, les a poussés à renforcer plus encore leur coopération avec les administrations provinciales. Pour Abu Dhabi, la main mise criante de l’axe qataro-turque sur la Villa Somalia constitue une réelle menace. Ainsi, la situation entre les deux capitales n’a pas cessé de se dégrader depuis l’arrivée au pouvoir du président Farmaajo. Elle s’est aggravée une première fois en juin 2017, puis une deuxième fois en avril 2018 lorsque 9,8 millions de dollars en provenance des Émirats ont été saisis à l’aéroport de Mogadiscio. Selon les Emiriens, cet argent était destiné aux forces armées entraînées dans la capitale et à la police maritime du Puntland. Selon les Somaliens, cet argent devait servir à corrompre les membres du Parlement dans le but d’ébranler l’exécutif. Suite à cela, Abu Dhabi a décidé de retirer son soutien financier et humain aux forces régulières, et de fermer l’hôpital Sheikh Zayed.

Coordination de l’axe saoudo-émirati dans la Corne de l’Afrique ?

En tant que puissance moyenne émergente, les EAU se sont renforcés et ont dynamisé leur rôle sur les scènes régionale et internationale, occupant aujourd’hui une place centrale dans les développements politiques et géopolitiques au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et, dorénavant, dans la Corne de l’Afrique. Depuis le début de la guerre au Yémen en 2015, il est certain que les Émirats et l’Arabie saoudite forment un axe stratégique dont Abu Dhabi se sert pour projeter sa puissance sur de nombreux fronts régionaux, y compris sur la rive opposée de la mer Rouge. Bien que des dissensions et divergences existent entre les deux alliés, notamment au Yémen, Mohammed bin Zayed a besoin de son partenaire saoudien qui, aujourd’hui, lui permet de démultiplier et d’optimiser sa propre force de frappe économique, politique et diplomatique. C’est le cas dans la Corne où les EAU tiennent de solides positions, mais où ils sont également embourbés dans des dynamiques conflictuelles qui persistent avec Djibouti et Mogadiscio. Ainsi, Riyad sert de tampon et a déjà joué un rôle d’intermédiaire qui pourrait se renouveler dans un futur proche.

Lire la partie 1 :
Corne de l’Afrique et Péninsule arabique : des relations déséquilibrées (1/3)

Notes :
(1) Meester, J., Van den Berg, W., Verhoeven H. (2018) Riyal Politik : The political economy of Gulf investments in the Horn of Africa. Clingendael, CRU Report, avril 2018.
(2) International Crisis Group. (2018) Somalia and the Gulf crisis. Africa Report, no. 260, 5 juin 2018.

Publié le 21/12/2018


Brendon Novel est diplômé du Master en affaires internationales (PSIA) de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a rédigé son mémoire sur les politiques étrangères golfiennes dans les pays de la Corne de l’Afrique (mars 2018). Une bourse octroyée par le Koweït Program at Sciences Po lui a permis de mener des recherches de terrain au Qatar, aux Émirats arabes unis, en Somalie, à Djibouti et au Soudan.


 


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