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Compte rendu de la revue Orients stratégiques numéro 10, « Le golfe Persique : nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente »

Par Gabriel Malek
Publié le 06/07/2020 • modifié le 08/07/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Contextualisation critique de la présentation de l’ouvrage

La date choisie par Roland Lombardi et les auteurs pour débuter la présentation de l’ouvrage est celle du 8 mai 2018, date du retrait américain de l’accord de Vienne. Annihilant de fait les efforts diplomatiques de Barack Obama à la Maison Blanche pour faire avancer un dossier iranien embourbé depuis 1979, ce retrait a été le point de départ d’un regain des tensions dans le Golfe. En dépit des provocations de part et d’autre, le sentiment collectif des auteurs de cet ouvrage demeure celle de l’impossibilité d’un conflit ouvert et d’une confrontation générale majeure dans la région (p. 7). Selon ces derniers, les incidents entre partisans des États-Unis et de l’Iran rythmant l’actualité géopolitique du Golfe ces deniers mois seraient plutôt un moyen de faire monter les enchères en vue d’une régociation de l’accord iranien.

La libération du militaire américain Michael White le 4 juin dernier, a d’ailleurs mené à une invitation surprenante de Donald Trump qui souhaiterait signer un accord en Iran avant l’élection présidentielle de novembre 2020. Dans le contexte des manifestations ayant suivi la mort de George Floyd qui affaiblissent le Président américain sur la scène intérieure, un accord avec l’Iran semble plausible et confirme de façon prémonitoire l’analyse des auteurs de la revue.

Selon Roland Lombardi, les complexes militaro-industriels américain, russes et français de la région auraient encore de beaux jours devant eux en dépit de la situation tendue dans le Golfe. Cependant, l’historien affirme que les démonstrations de force de Donald Trump ne doivent pas masquer le fait qu’il est hostile à tout interventionnisme et toute ingérence américaine au Moyen-Orient. Il serait opposé aux utopiques et catastrophistes regime change dont l’état de l’Irak actuel montre bien les désastreuses conséquences.

Cette thèse semblerait pourtant se heurter à la présence de conseillers évangélistes, proches du président américain, des « va-t-en-guerre » et convaincus de la mission civilisatrice de l’Amérique, à l’instar de John Bolton. Loin de voir dans la guerre économique livrée à l’Iran un révélateur de la volonté expansionniste américaine au Moyen-Orient, Roland Lombardi l’appréhende comme une décision très politicienne sur le plan intérieur, qui permet aussi de lancer un message fort à Téhéran en rassurant les alliés historiques de la région comme Israël et l’Arabie saoudite. Ainsi, Donald Trump acterait un « désengagement américain » de la région qui s’est explicité avec le « lâchage » des Kurdes en Syrie et souhaiterait même un « Yalta régional » avec la Russie (p. 8).

De nombreux arguments semblent de fait corroborer cette conclusion. Devenant le premier producteur mondial d’or noir avec le gaz de schiste, les États-Unis sont devenus indépendants sur le plan énergétique et l’enjeu stratégique du Moyen-Orient a été relégué au second plan face à la puissance montante de Pékin. Avec l’influence grandissante de la Russie dans la région, et la question de la Cisjordanie, le contexte d’un désengagement américain se précise.

Il faudrait auparavant un accord clair et sécurisant avec l’Iran dont la présence géopolitique dans la région est palpable, à l’instar de la Turquie. Les Iraniens ont su démontrer leur résilience et leur pouvoir d’influence politique dans région en dépit de la complexe situation intérieure économique et sociale précipitée par la désertion de l’accord de Vienne par les Occidentaux. A travers le Hezbollah libanais et les milices chiites en Irak et au Yémen, Téhéran reste donc une menace pour les alliés des États-Unis dans la région et la « perestroïka persane » prévue par Washington ne semble pas d’actualité (p. 10).

Présentation du dossier

Dresser un état de l’art et les perspectives d’évolution de cette géopolitique complexe, où s’entrechoquent influences et intérêts contradictoires, pour des enjeux locaux, régionaux voire globaux, est l’objectif que se sont fixés les auteurs.

Débutant par un entretien avec Pierre Razoux, auteur de l’ouvrage de référence La Guerre Iran-Irak 1980-1988, le numéro commence par un panorama général de la situation. Selon l’auteur, « en humiliant la défense saoudienne » à l’été 2019, Téhéran a fait comprendre à Benjamin Netanyahou que l’Arabie saoudite est « militairement incapable et politiquement imprévisible » (p. 14), ce qui éloignerait la possibilité d’une alliance militaire bancale entre Ryad et Tel Aviv. L’historien salue l’effort isolé d’Emmanuel Macron sur le cas iranien, mais explicite la nécessité d’une diplomatie européenne commune, pour ne pas subir l’extra-territorialité du droit américain. Bien qu’une intervention militaire européenne au Moyen-Orient est peu crédible (et souhaitable), Pierre Razoux voit un rôle de médiateur pour l’Union européenne dans la région. La mise en place d’une Conférence sur la sécurité et la coopération dans le Golfe, dans le pays neutre d’Oman, impulsée par l’Union européenne serait une victoire diplomatique pour l’Europe et un facteur d’apaisement d’une région meurtrie. Selon Pierre Razoux, ce faisant les Européens « prendront un avantage décisif dans la compétition mondiale qui les oppose aux Etats-Unis » (p. 21), pays dont la crédibilité politique est largement émoussée au Moyen-Orient.

Après cet entretien, suivent dix articles indépendants dans le ton et l’analyse mais liés dans le prisme de lecture.

• « La contribution de Jean Chardin à l’image de l’enfermement continental de la Perse » par Thomas Flichy qui y déconstruit le fameux Voyages en Perse (1711) du voyageur français, ami du Shah Abbas. Dans un contexte de montée en puissance de la marine française fin XVIIème, le Chevalier Chardin est surpris de l’apparent désintérêt pour la mer de l’Empire perse, bien que ce dernier soit cerné par des étendues d’eau. Reprenant les théories orientalistes d’Aristote, Jean Chardin explique cette situation par le « climat répulsif des côtes » (p. 28) que la chaleur rendrait inhabitables comme à Bander-Abbas dans le Sud-Ouest de l’empire. En tout les cas, le Chevalier n’impute pas cette faiblesse structurelle au gouvernement perse, mais bien aux contraintes géographiques et climatiques du pays (p. 31). Historiquement, Thomas Flichy rappelle que l’Iran a souvent contrôlé la mer grâce aux peuples navigateurs conquis comme les Phéniciens et les Egyptiens sous les Achéménides. Dans le contexte actuel pourtant, la maîtrise des eaux dans le Golfe est cruciale pour le commerce. Thomas Flichy rappelle qu’un couloir de navigation a été bâti entre la Chine et le golfe Persique à travers le Pakistan. Cette voie de navigation sur la route de la Soie sera sans nul doute un nœud de tension pour les années à venir (p. 34).

• « Le martyr idéologique iranien : un modèle adopté par le djihadisme sunnite » par Amélie M. Chelly qui y présente l’utilisation politique de la martyrologie par les Pasdarans iraniens et sa diffusion chez les sunnites. Figure fondatrice de la théologie chiite, la martyrologie a été institutionnalisée par l’Iran pendant la guerre Iran-Irak puis « instrumentalisée » lors des opérations terroristes tout au long du XXème siècle et aujourd’hui par Daech (p. 36). Cette instrumentalisation politique de la figure par la République islamique est selon Amélie M. Chelly une utilisation inédite afin d’exalter une armée iranienne pourtant « en situation d’infériorité matérielle et numérique » (p. 40) en 1980. Si l’Etat iranien tente de conserver cette massification de la figure de martyre dans le champ public, notamment à travers les Pasdarans, « la population iranienne n’est plus prête à s’engager massivement dans la voie de la mort au nom du sacré » selon l’auteure (p. 46). La post-modernité en Iran se solderait sur un constat d’échec de l’exaltation khomeyniste, ce qui expliquerait que la population iranienne y soit moins réceptive que de nombreuses sociétés sunnites au Moyen-Orient. Une des perspectives intéressantes de cet article est la comparaison du martyre iranien, moyen stratégique, avec le martyre sunnite, dont la mort constitue parfois un objectif en soi.

• « L’interminable crise iranienne » de François Géré, fait le lien entre les actes diplomatiques que mène et surtout subit l’Iran avec la situation interne alarmante, lien trop peu souvent fait pas les media. L’auteur y décrit les impacts du mécanisme d’extra-territorialité des sanctions des Etats-Unis et la paralysie des grandes banques européennes, frappées par l’amende subie par la BNP. Bien que l’auteur souligne la tentative du Président Macron au G7 de Biarritz en 2019 (p. 57), la position américaine semble surtout être appelée à évoluer en fonction de la situation politique interne des Etats-Unis. En conséquence, « le gouvernement succédant au président Rohani serait acculé, quelque soit le nouvel élu, à la reforme ou a une crise aggravée dont on ne saurait mesurer les conséquences » (p. 62). Article intriguant qui montre bien que les autorités iraniennes ont longtemps essayé d’engager un dialogue constructif avec l’Occident, mais que la défection américaine et européenne engendrera probablement une victoire des conservateurs à la présidentielle iranienne de 2021.

• Jean-François Coustillière dans son article « Provocations croisée dans le Golfe Persique » fait un exercice complexe et intriguant, en élaborant des scénarios militaires qui pourraient se développer en cas d’embrasement régional. Il s’agit d’une analyse précise des forces géopolitiques en présence dans la région classifiées en trois grands ensembles. Les grandes puissances (Etats-Unis, Russie), les puissances moyennes (Royaume Uni, Union européenne), les puissances régionales (Iran, Israël, Turquie, Egypte) et enfin les puissances périphériques. Rejoignant un paradigme semblant faire consensus au sein de cet ouvrage, Jean-François Coustillière classe l’Arabie saoudite dans cette derrière catégorie, notamment au regard de sa « conscience des limites de ses capacités militaire et de son système de défense » (p. 74). On retrouve dans la catégorie des puissances périphériques des Etats comme le Liban, laboratoire politique du Moyen-Orient, au sein duquel le Hezbollah soutenu par l’Iran joue les premiers rôles sur le plan militaire et gagne de plus en plus sur le politique. En dépit des tensions qui animent cet espace, l’auteur comprend les provocations actuelles dans la région comme une manière de préparer la négociation plutôt que la guerre.

• « Brumes de chaleur sur le détroit d’Ormuz… Importance stratégique maintenue, blocage improbable, architecture de sécurité à redéfinir » par Jean-Paul Burdy, qui prend l’angle de lecture des relations internationales afin d’expliciter les complexes mécanismes en œuvre dans le Golfe. L’auteur commence par rappeler l’importance commerciale et stratégique du détroit d’Ormuz, dont les eaux « doivent rester ouvertes » (p. 89) selon le droit coutumier non écrit et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Pour l’Iran, cet espace est à la fois « ressource et enjeu » (p. 93) depuis des millénaires. Lors de la politique des deux piliers, entre l’Iran et l’Arabie saoudite, le Shah était même le « gendarme du Golfe » pour Washington. C’est pourquoi les menaces de fermeture du détroit par Téhéran inquiètent l’Occident, bien que remporter une bataille navale classique face à la Vème flotte américaine ne soit pas l’objectif (p. 96). Jean-Paul Burdy émet l’hypothèse selon laquelle « le président Trump est en train d’échouer dans son bras de fer avec Téhéran » (p. 100), ce qui pourrait mener à terme à un retrait américain de la région et à la montée en puissance de l’Iran dans le Golfe.

• « Coups de projecteurs sur le guerre secrète au Proche et Moyen-Orient » par Alain Rodier, délaisse les analyses des armées régulières pour se concentrer sur les luttes entre services secrets. Si la stratégie de l’administration Trump est de rediriger ses forces vers la Chine, se dégager militairement du Moyen-Orient apparaît délicat. L’auteur rappelle que cette stratégie reste « confrontée à une problématique incontournable pour Washington : la sécurité de l’Etat d’Israël » (p. 104). L’article décrit comment les services secrets américains s’appuient sur des mouvements d’opposition iranien comme les Moudjahidines du peuple (p. 108), qui avaient participé à l’invasion irakienne en 1980. Très présent au Parlement américain, et dans une moindre mesure à l’Assemblée nationale, ce mouvement semble le fer de lance de l’impérialisme américain en Iran. L’auteur nous apporte une vision très exhaustive des luttes secrètes dans la région qui met en lumière le rôle en apparence discret, mais pourtant central de la Russie (p. 119). Alain Rodier conclut finalement que les Occidentaux « malgré des discours énergiques destinés à se faire élire, n’ont presque plus de marge de manœuvre, tout particulièrement en matière de politique internationale ». C’est en tout cas une thèse qui se vérifie pour les Européens sur le cas iranien.

• David Rigoulet-Roze, dans « L’ostracisation du Qatar : un aspect singulier d’une crise multiforme dans le Golfe », se concentre sur cet acteur intrigant, qui tente de rester proche de l’Iran tout en cherchant à éviter un conflit diplomatique avec ses grands voisins sunnites. Le caractère spectaculaire de cette crise qui affecte aujourd’hui les relations du Qatar avec une partie des membres du Conseil de Coopération des Etats arabes du Golfe se manifeste particulièrement en juin 2017 (p. 124). De manière unilatérale et simultanément, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Bahreïn et l’Egypte rompent leurs relations diplomatiques avec Doha en les accusant de « soutenir le terrorisme ». Outre la proximité avec l’Iran, le Qatar subit de plein fouet la « contre-révolution » à caractère « anti-frériste » portée par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (p. 140). Pour l’auteur, l’alliance avec Téhéran, théocratie issue d’une révolution à caractère « républicain » et donc anti-monarchiste, présenterait un vrai risque de déstabilisation pour les pétromonarchies du Golfe.

• « L’Iran, la Syrie, le Golfe et le futur en perspective » par Barah Mikaïl, revient sur les opérations armées iraniennes, des Pasdarans notamment, dans la Syrie de la guerre civile, et interroge la pérennité de la présence militaire de Téhéran outre-Tigre. Théâtre d’opération clé pour l’influence iranienne dans la région, notamment à travers le Hezbollah, il s’agit d’un motif d’animosité et de méfiance envers l’Iran, partagé par les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite comme le rappelle l’auteur (p. 145). Barah Mikaïl cherche à comprendre si l’espace syrien peut devenir un lieu de guerre par procuration pour ces trois acteurs contre Téhéran. Si les réponses à cette interrogation ne peuvent être que spéculatives comme le reconnaît l’auteur, elles posent la question de l’ingérence des pays du Golfe en Syrie. Selon Barah Mikaïl, les Etats qui ont montré une forte volonté de faire chuter les Alaouites à Damas depuis 2011 ne sont plus sur cette ligne, ce qui acterait l’ajout de la Syrie à la sphère d’influence durable de l’Iran (p. 154).

• « L’Irak au cœur de la rivalité stratégique régionale irano-saoudienne » par Myriam Benraad, explicite les luttes d’influence en Irak, et évoque le déchirement politique et populaire du pays entre Iran et Arabie saoudite. Si l’Iran voyait dans l’Irak de Saddam Hussein un rival et un danger pour son intégrité territoriale, le chaos ayant surgi de l’intervention américaine de 2003 lui a offert une « configuration optimale pour avancer ses pions » (p. 159). Cette tentative de prise pérenne et politique du pouvoir à Bagdad a largement été préparée par le soft power iranien chiite et par des échanges scientifiques et culturels toujours plus nombreux. Enfin, la vallée du Tigre géographique bénéficie d’une cohérence historique certaine. Bien que l’Arabie saoudite ait débuté une stratégie de rapprochement avec la population irakienne, « beaucoup estiment que Ryad a joué un rôle de premier plan dans la montée du salafisme-jihadisme sur leur territoire » (p. 168). En lisant cet article, on peut faire le parallèle de cette instrumentalisation des communautés religieuses avec le Liban.

• « Golfe : l’après pétrole reconfigure l’équilibre régional » par Stephan Silvestre, interroge le futur de certains acteurs dont l’Arabie saoudite, dont la place dans le concert des nations ne dépendait pas du poids historique ni culturel, mais bien des réserves d’Or noir. Le désengagement militaire américain du Moyen-Orient est une conséquence de sa perte d’intérêt pour le versant énergétique de la région. Selon l’auteur, une même logique va gagner les pays importateurs d’Asie du Sud Est qui se tournent de plus en plus vers des modes alternatifs pour l’énergie (p. 176), ce qui provoquera sans doute une forte baisse de prix du baril. Chacun dans la région tente donc de diversifier son économie, en développant son nouvel atout : les énergies renouvelables pour la Turquie, le nucléaire civil en Iran, le solaire en Arabie saoudite. La transition à venir est encore plus critique pour cette dernière qui cherche notamment à développer ses services publics. Pour Stephan Silvestre, le leadership régional futur « ne passera plus par la maitrise des ressources minières, mais bien par celle des technologies associées à l’exploitation de l’énergie » (p. 178), enjeu déjà très bien compris par les Russes qui avancent leurs pions.

Rassemblant des articles de grande qualité, dévoilant autant de facettes sur le nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente qu’est le golfe Persique, en lien avec sa proche région, cet excellent ouvrage est une somme contemporaine qui rend compte de manière critique de la complexité d’un espace clé du Moyen-Orient.

Publié le 06/07/2020


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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