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Retours géopolitiques sur trois ans de crise dans le Golfe (2/4). Griefs hégémoniques régionaux et cyberguerre, MBS & MBZ contre l’influence médiatique qatarie

Par Jean-Baptiste Gaudin, Nicolas Klingelschmitt
Publié le 05/11/2020 • modifié le 05/11/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

This combination of pictures created on September 9, 2017 shows then-Saudi Defence Minister and Deputy Crown Prince Mohammed bin Salman (L) during a press conference in the capital Riyadh on April 25, 2016 ; and Qatar’s Emir Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani ® attending the 136th Gulf Cooperation Council (GCC) summit in Riyadh on December 10, 2015. The Qatari ruler called Saudi Crown Prince Mohammed bin Salman to express interest in talks to resolve a three-month-old diplomatic crisis, Saudi state media said early on September 9, 2017.

Fayez Nureldine / AFP

Lire la partie 1

Une rupture diplomatique totale

Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis annoncent la rupture des relations diplomatiques avec le Qatar et adoptent « un ensemble de mesure restrictives visant les voies de communication terrestre, maritimes et aérienne visant cet Etat » [1]. La seule frontière terrestre du Qatar est fermée.
Dans ce contexte, les mesures d’exclusion aérienne mises en place contre le Qatar sont les suivantes : elles « interdisaient à tout aéronef immatriculé au Qatar de voler à destination ou en provenance de leurs aéroports ou de survoler leurs territoires, y compris les mers territoriales » [2] mais « certaines restrictions s’appliquaient également aux aéronefs non immatriculés au Qatar mais volant à destination ou en provenance de cet Etat » [3].

Politiquement, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis justifient ces mesures en accusant Doha de soutien au terrorisme et d’ingérence dans les affaires internes de ses voisins [4]. Plus précisément, l’Arabie saoudite résume l’ensemble de ses motifs de tensions diplomatiques dans un ultimatum de 13 points lancé à l’Emirat qatari en 2017.

Celui-ci peut se résumer en trois axes essentiels : premièrement, l’Arabie saoudite accuse le Qatar de soutenir l’Iran et la Turquie, que Riyad considère comme de potentiels rivaux dans sa quête d’hégémonie régionale, et l’enjoint à mettre fin à ce soutien principalement d’ordre financier et diplomatique. L’Iran et le Qatar se partagent en effet la propriété du plus grand gisement de gaz naturel, à la frontière maritime entre les deux États, au nord de l’émirat. Le gisement « North Dome » du Qatar et « South Pars » de l’Iran sont une seule et même source de gaz dont Doha a augmenté le rythme d’exploitation depuis avril 2017 en bonne intelligence avec Téhéran, alors que la crise diplomatique du Golfe s’intensifiait [5].

Deuxièmement, Riyad exhorte le Qatar à mettre fin à tout soutien aux mouvances apparentées au terrorisme international, aux Frères musulmans en Égypte et leurs ramifications autour de la Méditerranée, et aux lobbies cherchant à enrayer les actions du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Ce dernier, dont le siège est à Riyad, est une organisation régionale fondée en 1981, regroupant l’Arabie saoudite, le Sultanat d’Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar. Son but est d’encourager et de garantir la coopération, la coordination et l’intégration entre les six monarchies sunnites [6], au regard de leurs caractéristiques communes, de leurs systèmes de fonctionnement similaires, de leurs fondements et liens à travers l’Islam, et de leurs relations spéciales, selon la charte constitutive de l’organisation [7].
La crise politique régionale de 2017 a considérablement paralysé le CCG, notamment dans la mesure où ce dernier considère comme menace sécuritaire majeure l’Iran, auprès de qui le Qatar semblait maintenir un comportement diplomatique neutre du fait de leur possession gazière commune mentionnée précédemment [8].

Troisièmement, l’Arabie saoudite reproche au Qatar ses velléités de soft-power matérialisées d’une part dans ses investissements massifs dans le domaine sportif, avec comme vitrine la l’acquisition du célèbre Paris Saint-Germain par l’émir du Qatar ou encore l’obtention de la prochaine Coupe du Monde de football, et d’autre part dans le domaine des médias, à travers les chaines Al-Jazeera dont le rayonnement au Moyen-Orient et dans le monde n’est pas négligeable, et Bein Sport disposant des droits de diffusion de plusieurs licences sportives dont les principaux championnats de football européens.

Riyad et Abu-Dhabi en cyber-campagne contre Doha

Parallèlement à la rupture de leurs liens diplomatiques, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis engagent une cyber campagne visant à discréditer le Qatar. Celle-ci se fait avec plusieurs moyens d’action :

 A travers l’usage de bots sur les réseaux sociaux fustigeant la diplomatie qatarie en ayant pour but de « générer l’impression d’une vague populaire de scandale » [9] notamment en utilisant massivement de faux comptes Twitter rendant populaire un hashtag pouvant être traduit par « Le Qatar est le trésorier du terrorisme », ensuite relayé par de véritables comptes suivant le mouvement. Les analyses réalisées par Marc Jones de l’Institute of Arab and Islamic Studies de l’Université d’Exeter révèlent qu’environ 20% des tweets postés sous l’hashtag « #AlJazeeraInsultsKingSalman » étaient générés par des comptes de bots [10].

 En engageant une « guerre d’informations » [11]. Doha accuse ses rivaux d’avoir, le 23 mai 2017, hacké le site web de la Qatar News Agency et posté sur celui-ci un article relatant de fausses déclarations attribuées à l’Emir du Qatar, des déclarations particulièrement sensibles sur le plan politique décrivant le Hamas comme un représentant légitime du peuple palestinien, ou encore présentant l’Iran comme une grande puissance stabilisatrice dans la région. Ces propos auraient été prononcés par l’Emir du Qatar à l’occasion d’une cérémonie de remise de grades militaires, des déclarations niées en bloc par les militaires et les civils présents à cet événement assurant qu’aucun discours n’avait été prononcé par l’Emir Tamim Ben Hamad Al Thani à cette occasion. Le lendemain, le 24 mai, les organes officiels de communication du gouvernement qatari dénonçaient un hack du site web de l’agence de presse et la mise en ligne de faux documents sur ce dernier.
Malgré ces démentis, l’ensemble des médias du Golfe ont repris ces propos et participé à la mise au ban du Qatar, accusé d’être le maillon faible dans la lutte contre la menace hégémonique de l’Iran et contre le terrorisme.
La diffusion de la chaine Al Jazeera, basée à Doha, a instantanément été interrompue aux Émirats arabes unis ainsi qu’en Arabie saoudite, tout comme beIN Sport et l’ensemble des médias audiovisuels qataris [12].

La retransmission de matchs de football comme arme géopolitique

Depuis août 2017, soit deux mois après le début de la crise entre le Qatar et ses entités politiques voisines, la célèbre chaine de retransmission d’événements sportifs beIN Sport, particulièrement populaire en France puisqu’elle a retransmis plusieurs saisons de Ligue 1 et à travers l’Europe avec la Champions’ League, a vu ses programmes intégralement retransmis en direct par une chaine du nom de « BeOutQ », jeu de mots évocateur où l’on peut comprendre « Be Out, Qatar », c’est-à-dire « Qatar, dégage », reprenant le logo et les couleurs de la chaine qatarie [13].

La chaine beIN Sport, payante et appartenant au groupe beIN Media Group qui diffuse plus d’une soixantaine de chaines dans 43 pays, a déposé un recours juridique le 1er octobre 2018 contre l’Arabie saoudite, qu’elle accuse d’être à l’origine de cette chaine pirate. Celle-ci estime son préjudice à plus d’un milliard de dollars US. Les droits de diffusion de matchs internationaux de football officiels de la FIFA pendant la Coupe du Monde de 2018 en Russie, et des différentes ligues nationales étant particulièrement élevés, le manque à gagner de la chaine peut facilement avoisiner ce montant alors qu’un abonnement mensuel à celle-ci coûte en moyenne 15€. Outre des événements sportifs particulièrement suivis comme la Coupe du Monde de Football masculine en 2018 et féminine en 2019, beIN sport dispose également des droits de diffusion de la Formule 1, des compétitions de tennis majeures, et des Jeux Olympiques.

La chaine qatarie accuse ouvertement l’Arabie saoudite d’être responsable de la création et de la diffusion de cette chaine pirate ; beoutQ serait en effet diffusée par l’opérateur satellite saoudien Arabsat [14].
beoutQ est aujourd’hui toujours active en tant que chaine payante, à un prix largement inférieur à celui de beIN Sport, et continue à diffuser principalement du contenu appartenant aux dix chaines spécialisées de beIN Sport, en dépit des procédures judiciaires lancées qui n’ont pas abouti. A ce jour, les commentaires officiels des chaines de beIN eux-mêmes sont remplacés en direct tout comme les publicités sur la chaine pirate beOutQ [15].

Alors que les chaines Al Jazeera et beIN représentent pour le Qatar deux éléments clés de son soft-power sur les scènes régionales et internationales ciblées en particulier par l’Arabie saoudite, nous verrons dans une troisième partie que les luttes d’influence auxquelles se livrent les pétro-monarchies du Golfe ont aussi, voire surtout, des implications diplomatiques et stratégiques liées à des puissances militaires telles que la Turquie et les États-Unis.

Publié le 05/11/2020


Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.


Juriste en droit français et international, il est titulaire d’un Master en Droit des Relations Internationales et de l’Union Européenne de l’Université Paris Nanterre. Il a écrit un Mémoire sur les Réparations devant la Cour Pénale Internationale et travaillé sur les règles de droit international applicables pour le maintien de la paix et de la sécurité. Également passionné par les questions de géopolitique, il est titulaire d’une Maîtrise en Relations Internationales effectuée en échange à l’Université de Galatasaray à Istanbul.


 


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