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Entretien avec Philippe Pétriat - La diplomatie américaine en Arabie saoudite et au Moyen-Orient sous Donald Trump et Joe Biden

Par Justine Clément, Philippe Pétriat
Publié le 24/10/2023 • modifié le 24/10/2023 • Durée de lecture : 9 minutes

Sous Donald Trump, la diplomatie américaine est souvent décrite comme le symbole d’une « nouvelle ère » des États-Unis au Moyen-Orient. Les relations avec l’Arabie saoudite semblent prospères et le président américain choisit Riyad pour sa première visite à l’étranger, en 2017. De même, son mandat est clôturé par la signature des Accords d’Abraham. Lors de sa campagne et de son accession à la présidence, Joe Biden semble opérer une « rupture », en qualifiant l’Arabie saoudite d’« État paria » et en concrétisant le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Assiste-t-on à un réel revirement de la politique étrangère américaine entre les deux mandats présidentiels ?

Les relations saoudo-américaines sous le mandat de Donald Trump (2016-2020), puis sous la présidence de Joe Biden (2021-2025) apparaissent comme une rupture, sans qu’elle soit réelle. Trump a vraiment affiché une diplomatie qualifiée de « transactionnelle », c’est-à-dire basée sur des intérêts purement économiques et financiers. Il partait du principe que si la relation bilatérale répondait aux intérêts économiques américains, l’Arabie saoudite « pouvait » mener sa libre politique étrangère et intérieure (question des alliances, des interventions extérieures, des droits de l’Homme…). Lorsque Joe Biden est arrivé à la Maison Blanche, après le choc des révélations sur l’assassinat de Jamal Khashoggi et l’aggravation humanitaire du conflit au Yémen, il a annoncé reprendre une diplomatie « moins transactionnelle » et plus attachée aux principes démocratiques.

Mais dans la réalité, on assiste plutôt à la continuité de la politique étrangère américaine, sous d’autres formes. Le fameux « pivot vers l’Asie », impulsé par Barack Obama et presque « concrétisé » par Joe Biden, était également l’objet de la diplomatie de Donald Trump. Les États-Unis ne se sont pas réellement désengagés du Moyen-Orient – bien que ce retrait soit largement diffusé dans la presse mais également utilisé par certaines puissances qui profitent du « vide » laissé par Washington pour s’imposer au Moyen-Orient (Chine, Russie…). Depuis Barack Obama, les États-Unis n’ont pas fait du Moyen-Orient le centre de leur diplomatie, mais ils n’en ont pas moins considéré que les dossiers les plus déstabilisateurs devaient être tranchés. Le département d’État a ainsi soutenu les médiations régionales pour rapprocher le royaume saoudien et la République islamique, avant que la Chine n’en prenne le parrainage. Au Moyen-Orient, leurs moyens militaires n’ont pas tant été réduits. Dans certaines bases même, comme dans le Golfe d’Ormuz, à Bahreïn, ils ont manifestement été augmentés ou du moins, améliorés technologiquement. On a tout de même assisté à la réduction de troupes sur le terrain et à des annonces « emblématiques » et souvent surprises, comme leur désengagement d’Afghanistan et plus tôt, celui d’Irak et de Syrie.

La première différence entre les deux présidents peut donc d’abord être exprimée en termes de « style » et de principes affichés (une diplomatie « transactionnelle » pour Donald Trump, et moins pour Joe Biden). Joe Biden a fait plus profil bas que son prédécesseur lors de l’annonce du retrait des troupes américaines d’Afghanistan alors que Trump n’avait pas consulté ses alliés occidentaux et arabes avant de rappeler les militaires américains d’Irak et de Syrie. Il avait presque surpris ses propres troupes et chaînes de commandement. Le président actuel semble davantage discuter avec ses partenaires avant de décider de tels changements, sans que cela ne remette en question l’idée de continuité stratégique de la politique étrangère américaine et le primat décisif accordé aux intérêts américains dans chaque choix stratégique. En cela, les diplomates américains s’accordent à l’autonomie prise par leurs homologues saoudiens, plus attachés à la défense de leurs intérêts qu’au maintien de vieilles alliances qui les ont déçus depuis plus de dix ans.

La seconde différence concerne la relation israélo-américaine. Avant même l’élection de 2016, Netanyahou, en visite officielle aux États-Unis, avait affiché son soutien à Donald Trump. Cela avait été perçu comme un premier « affront » par Joe Biden et l’équipe d’Antony Blinken. C’est un acte assez exceptionnel, surtout pour un Premier ministre israélien puisque les deux partis – démocrate ou républicain – restent fortement attachés à la défense d’Israël. Le mandat de Donald Trump a été clôturé par la signature des Accords. L’entourage de Donald Trump, et lui-même, sont très proches de la droite néo-libérale israélienne, incarnée par le Likoud et la figure de Netanyahu. Son gendre et conseiller, Jared Kushner, ainsi que son conseiller pour le Moyen-Orient, Jason Greenblatt, n’ont pas caché leurs inclinations pro-israéliennes. Ils ont fortement contribué au rapprochement entre les deux gouvernements et ont accéléré la mise en place des Accords. Pour rappel, c’est sous la présidence de Trump que l’Ambassadeur américain en Israël, David Friedman, a déménagé pour s’installer à Jérusalem – reconnaissant de facto la ville comme la capitale de l’État hébreu. De son côté, l’équipe de Blinken, à l’unisson de l’évolution de l’électorat démocrate (jeune notamment), se méfie des gouvernements Netanyahu et ne fait plus du soutien à Israël un principe inconditionnel.

Entre les deux mandats présidentiels, on assiste donc à une rupture en termes de « style » (gestion des grands dossiers et communication), de principes affichés et de lien avec le gouvernement israélien. Cependant, la continuité stratégique persiste.

Durant son mandat, Donald Trump s’est assuré d’isoler l’Iran, en se retirant de l’accord sur le nucléaire conclu en 2015, et a prôné l’unité de ses partenaires régionaux contre Téhéran, en poussant à la signature des Accords d’Abraham avec l’État hébreu. Cet évènement, qui implique deux proches de Riyad (Émirats arabes unis et Bahreïn) a-t-il endommagé les relations entre l’Arabie saoudite et les États-Unis ?

L’Arabie saoudite n’a pas été mise de côté. Elle a plutôt refusé de s’associer. Il est presque certain que l’objectif de Donald Trump était d’y inclure Riyad. D’ailleurs, l’équipe de Joe Biden s’efforce de rallier le Royaume dans ces négociations : elles sont un sujet récurrent des rencontres saoudo-américaines. L’Arabie saoudite est depuis le début, au centre du dossier de la normalisation d’Israël avec des partenaires régionaux.

Riyad n’a pas explicitement condamné la signature des Accords en 2020. Elle a pris ses distances, en montrant qu’elle restait attachée au processus de paix israélo-palestinien mais a regardé avec attention cette nouvelle dynamique régionale. Le gouvernement saoudien a pris soin de laisser fuiter les informations sur l’entrevue de B. Netanyahu avec MBS en novembre 2020. Il faut rappeler que sous Donald Trump, l’Arabie saoudite est revenue au centre du jeu, à la fois pour des questions énergétiques, de grands contrats, mais également grâce à l’immense travail de lobbying saoudien en pleine affaire Khashoggi. La normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et Israël et le Bahreïn d’autre part a forcément eu l’aval du gouvernement saoudien.

Il est souvent affirmé que tant que le Roi Salmane, père de Mohammed ben Salmane (MBS), est encore en vie, le Royaume saoudien ne normalisera pas ses relations avec Israël. Une sorte d’assignation de « rôles » entre un père issu du nationalisme arabe et pro-palestinien et un fils, moins concerné par ce dossier car plus jeune.

Riyad n’a que très peu d’intérêts immédiats à un rapprochement avec l’État hébreu, d’autant plus dans le contexte des attaques du 7 octobre (MBS a notamment déclaré la suspension de la normalisation avec Israël). D’abord, certains alliés proches de l’Arabie saoudite, comme le Pakistan, ne comprendraient pas une normalisation aussi rapide avec Israël. Malgré les apparences, la diplomatie islamique du Royaume saoudien est toujours un outil utilisé par le prince héritier. Le prestige qu’elle confère et l’influence religieuse dans le monde entier qu’elle offre sont trop importants. C’est un soft power puissant, que les Émirats arabes unis ou le Bahreïn n’ont pas. L’Arabie saoudite et Israël entretiennent déjà des relations tacites, avantageuses pour les deux pays : les échanges économiques se poursuivent et l’utilisation de Pegasus par l’Arabie saoudite a montré que le partenariat technologique et sécuritaire est possible, même sans normalisation. Le coût actuel d’un rapprochement israélo-saoudien serait énorme, tant au niveau des partenaires étrangers que de l’opinion publique saoudienne. Même pour une question d’« affichage », l’Arabie saoudite prend un risque en normalisant ses relations avec Tel-Aviv au moment où Israël est dirigé par le gouvernement « le plus à droite de l’Histoire ». Au fond, ces négociations autour de la normalisation avec Israël montrent que les États-Unis restent le partenaire privilégié de la dynastie saoudienne et la Chine un second choix. Les conditions formulées par MBS pour un accord avec Israël reviennent à demander des garanties militaires et technologiques sans précédent à l’administration Biden. Ce soutien renforcé demandé aux États-Unis, couplé à la possibilité de développer une filière nucléaire civile, importe probablement plus à MBS qu’une éventuelle officialisation de la paix avec Israël.

En 2021, l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche – qui n’a pas hésité à qualifier l’Arabie saoudite d’« État Paria » – fait craindre à Riyad un « isolement » sur la scène internationale. Pourriez-vous revenir sur l’évolution du discours de Joe Biden depuis son élection, vis-à-vis du pouvoir saoudien ?

En 2018, l’affaire Jamal Khashoggi avait créé la sidération aux États-Unis. Le journaliste avait été assassiné dans une enceinte diplomatique et sur le territoire d’un pays membre de l’OTAN (la Turquie). Aux États-Unis, Jamal Khashoggi était connu dans le milieu journalistique et avait même sa chronique dans le New York Times. Mais surtout, à côté de ces révélations, les États-Unis avaient découvert l’envergure de l’espionnage saoudien – extrêmement sophistiqué – sur leur propre territoire. Les communications de milliers d’opposants avaient été interceptées et deux agents saoudiens chez Twitter avaient eu accès aux données des personnes visées. En outre, le monde commençait à documenter les conséquences de la Guerre au Yémen, avec une catastrophe humanitaire croissante et des destructions d’un patrimoine millénaire. C’est dans ce cadre d’une campagne américaine, où il faut marquer sa différence avec Donald Trump, que Joe Biden avait tenu ces propos. Il reste également plus attaché aux principes démocratiques et aux libertés que son prédécesseur.

Cependant, on a rapidement vu que les annonces de campagne électorale ne pouvaient être traduites concrètement. Il y a clairement eu de la part de Joe Biden une prise de conscience économique. D’un point de vue énergétique notamment, les États-Unis ne pouvaient pas se passer de leur partenaire saoudien. D’ailleurs, en octobre 2022, l’OPEP+ – dont le Royaume saoudien est le chef de file – avait annoncé une réduction drastique de ses quotas de production donnant lieu à une augmentation du prix du baril. Cette dynamique, perçue comme un affront par Washington, avait profité à Moscou, en pleine guerre contre l’Ukraine. Dans tous les cas, les relations entre l’Arabie saoudite et les États-Unis font partie d’une stratégie bien plus globale (investissements, soutiens au dollar, traités, infrastructures, énergie, sécurité…) et il était impossible pour l’administration Biden de l’abandonner.

Par ce « revirement », Joe Biden avait également voulu éviter de laisser un vide qui aurait pu profiter à d’autres rivaux compétitifs, comme la Chine. L’Arabie saoudite est un pays qui a très bien su « jouer » de la compétition systémique entre Pékin et Washington et les Américains en ont rapidement pris conscience. Il ne fallait donc pas laisser l’impression d’un « désengagement » prononcé au Moyen-Orient.

Le 10 mars 2023, l’Arabie saoudite et l’Iran normalisent leurs relations, sous l’égide de la Chine, qui s’impose alors comme médiateur. Peut-on parler d’un « revers » pour la relation saoudo-américaine ?

La normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran a pu étonner les Américains par sa vitesse. Cependant, les États-Unis ont toujours encouragé ce rapprochement. Avant cette signature officielle, il y a eu de nombreuses phases préliminaires en Irak ou encore à Oman, auxquelles de nombreux diplomates américains ont participé. L’Arabie saoudite et l’Iran avaient presque tout intérêt à signer leur « réconciliation » à Pékin, leur partenaire commercial principal. Riyad envoie un message clair aux États-Unis : « nous sommes capables de nouer d’autres partenariats, avec d’autres alliés et nous nous emparons de la concurrence systémique que vous affichez avec Pékin pour notre propre bénéfice ».

Si d’apparences, cette normalisation a pu être présentée comme une menace supplémentaire pour Israël – l’allié premier des États-Unis dans la région – elle a pu finalement faciliter la stabilité régionale jusqu’avant les attaques du Hamas du 7 octobre. Pendant ces quelques mois, en signant cette officialisation avec le géant saoudien, Téhéran est rentré dans le jeu régional et a eu beaucoup moins intérêt à mener une politique étrangère agressive envers Tel-Aviv. D’ailleurs, depuis le 10 mars, les opérations « provocatrices » avaient diminué, on n’a plus été dans la phase d’attaques de tankers dans le Golfe d’Ormuz ou de missiles sur les installations pétrolières saoudiennes. Cependant, dans quelle mesure les événements du 7 octobre peuvent-ils remettre en question cette dynamique ?

Il y a chez les pays du Golfe, une autonomisation très nette des politiques étrangères. La France ou les États-Unis sont « choqués » parce que les pays ne suivent plus nos agendas et que nos intérêts ne sont plus une priorité. Cette dynamique s’est vérifiée avec l’éclatement du conflit russo-ukrainien : les pays du Golfe ne veulent pas entacher leurs relations économiques et technologiques avec la Russie pour un conflit qui ne les concerne qu’indirectement. Leurs relations avec la Chine répond aux mêmes enjeux : Pékin reste un partenaire commercial majeur et le premier acheteur de pétrole. Désormais, leurs intérêts priment et ils n’ont plus envie de s’adapter aux élections américaines ou aux craintes européennes.

L’Arabie saoudite a très bien compris que ce n’était pas un jeu à somme nulle : malgré cette autonomisation, les États-Unis conservent leurs relations avec le Royaume. Riyad, et plus généralement les États du Golfe, sont en position de négocier avec des acteurs multiples pour leurs propres intérêts : ils ne sont plus « otages » d’un partenariat américain érigé comme « exclusif ». Pour les monarchies du Golfe, cette nouvelle diplomatie est la suite logique de leur propre « pivot » vers l’Asie, entamé il y a plus de vingt ans.

Publié le 24/10/2023


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


Philippe Pétriat est historien et maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est aussi chercheur à l’Institut d’Histoire Moderne et contemporaine (CNRS) et spécialiste de l’histoire contemporaine de la péninsule Arabique et du Golfe. Philippe Pétriat est notamment l’auteur de Le Négoce des Lieux saints : Négociants hadramis de Djedda 1850-1950 (2019) et de Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (2021).


 


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