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Entretien avec Alain Dieckhoff : « l’échec de la diplomatie [sur le conflit israélo-palestinien] est consommé depuis 20 ans »

Par Alain Dieckhoff, Ines Gil
Publié le 09/07/2020 • modifié le 09/07/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Alain Dieckhoff

La volonté d’annexion unilatérale d’un tiers de la Cisjordanie par Israël marque-t-elle l’échec de la diplomatie sur le conflit israélo-palestinien ?

Selon moi, oui. Depuis l’échec du sommet de Camp David et le début de la Seconde Intifada en 2000, les négociations n’ont pas apporté beaucoup d’espoir pour la résolution du conflit. L’échec de la diplomatie est donc consommé depuis 20 ans car depuis, en terme diplomatique, la situation a peu bougé. La question de l’annexion n’est selon moi pas le début d’une nouvelle phase dans le conflit, mais plutôt l’aboutissement de l’impasse de ces 20 dernières années.

La rencontre d’Annapolis (2007 : le président palestinien Mahmoud Abbas et le Premier ministre israélien Ehud Olmert appellent à appliquer la solution à deux Etats), ou encore la tentative de relance des négociations par John Kerry en 2014 n’étaient que des discussions de façade ?

Concernant Annapolis, la rencontre n’a pas abouti à des engagements sérieux. A l’époque, le républicain Georges W. Bush était à la Maison blanche. Il n’y avait pas de vraie volonté de faire bouger les choses.

En revanche, concernant les négociations de paix chapeautées par Kerry, c’est un peu différent. Il y a eu, c’est vrai, un engagement américain sérieux sur ce sujet : d’abord de la part de Barack Obama lui-même pendant son premier mandat, puis de la part du Secrétaire d’Etat américain John Kerry pendant le second mandat du président démocrate. Mais malgré ces efforts, cela n’a abouti à rien de concret.

Au final, la diplomatie n’a pas été en mesure d’enclencher quelque chose de crédible sur le long terme. De fait, la dégradation de la situation sur le terrain n’en a été que plus importante. Ces dernières années, on note une forte expansion démographique dans les colonies juives. L’annexion est devenue, du côté israélien, une manière de formaliser une situation de fait en Cisjordanie.

Justement, les débats sont vifs sur ce sujet : l’annexion marque-t-elle une rupture (dangereuse pour beaucoup d’observateurs), ou finalement, n’est-elle pas la continuité des dynamiques observées depuis 1967 (début de l’occupation de la Cisjordanie par Israël) ?

C’est à la fois l’aboutissement d’années d’évolutions négatives sur le terrain, et le démarrage d’une nouvelle étape.

L’annexion formalise la situation actuelle. De facto, Israël contrôle la Cisjordanie, et les civils israéliens présents sur ce territoire sont traités de la même façon que les citoyens israéliens vivant à Tel-Aviv ou à Haïfa [villes en Israël, NDLR], alors même qu’ils évoluent dans un espace différent sur le plan juridique. Les Israéliens en Cisjordanie votent, ils ont les mêmes droits sociaux, ils dépendent du droit civil israélien. Je dirais même qu’ils bénéficient de certains avantages, notamment l’accès à des prêts bonifiés pour l’achat de leurs maisons dans certaines zones de Cisjordanie.

D’un autre côté, l’annexion peut être vue comme une rupture. Sur le plan juridique, elle marquerait un tournant important sur le terrain. Ce n’est pas la même chose de considérer les colonies comme un territoire israélien de facto ou de jure.

Je faisais référence à 1967 car en voyant le plan Trump, on ne peut s’empêcher de remarquer les similitudes avec le plan Rabin et, plus tôt, avec le plan Allon (juin 1967).

Évidemment, des similitudes existent entre ces différents plans, concernant par exemple la question de la Vallée du Jourdain et sa démilitarisation. La grande différence est que cette fois-ci, le plan préconisé pourrait être mis effectivement en œuvre.

La stratégie de Benyamin Netanyahou nourrit de nombreux questionnements : pour certains, le Premier ministre est convaincu par les bienfaits du projet annexionniste. Mais certains observateurs considèrent au contraire que l’annexion est une diversion pour faire oublier son procès pour corruption, la crise sanitaire et la crise économique. Quelle analyse portez-vous sur la stratégie du Premier ministre israélien ?

Idéologiquement, Benyamin Netanyahou a toujours considéré que cet espace cisjordanien était au cœur d’« Eretz Israel » (la « Terre d’Israël »). Il ne faut pas oublier qu’il vient d’une vieille famille révisionniste, un courant nationaliste de droite qui s’appuie principalement sur la pensée de Jabotinsky, et qui se retrouve dans les politiques menées par les anciens Premiers ministres Menahem Begin et Yitzhak Shamir. Cette famille politique a toujours été claire concernant ce qu’elle appelle la « Judée-Samarie » (nom biblique correspondant à la Cisjordanie). Pour la droite israélienne, ce territoire constitue le cœur de la terre d’Israël. Il n’y a donc jamais eu, pour Benyamin Netanyahou, d’ambiguïté sur ce point.

Cependant, Benyamin Netanyahou l’a montré, et sa longévité politique le prouve, il sait s’adapter aux circonstances, faire preuve de pragmatisme. S’il a utilisé l’argument de l’annexion au cours des trois campagnes électorales successives de 2019-2020, c’est parce qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour mettre en place ses projets. Pour la première fois, à Washington, le président s’est montré extrêmement sensible à ses arguments pro-annexion. Le Premier ministre israélien a très bien compris qu’il pouvait jouer sur la conjoncture favorable et inédite qui s’offrait à lui avec la présidence Trump. C’est d’ailleurs pour lui une occasion à saisir s’il veut concrétiser ce qui a été, de tout temps, son rêve, car une telle occasion ne se représentera sans doute plus avant très longtemps. Son objectif est d’annexer avant la fin du mandat de Donald Trump (qui pourrait arriver très vite si celui-ci échoue à l’issue de l’élection de novembre prochain).

Un idéologue pragmatique donc, mais ne s’est-il pas fait prendre à son propre jeu ? Car en proposant l’annexion, il a aussi donné un souffle nouveau aux pro-annexionnistes les plus radicaux. Une partie de l’extrême droite rejette aujourd’hui le projet de Benyamin Netanyahou car le plan Trump rime, en théorie, avec la création d’un Etat palestinien sur ce qui restera de la Cisjordanie.

La droite israélienne depuis 1977 a toujours fait face à ces dynamiques. Menahem Begin (premier leader du Likoud à devenir Premier ministre) a aussi fait face à une opposition à sa droite. Tout comme Benyamin Netanyahou, il a tenté de concilier l’idéologie avec le réalisme. Idéologue, il a été le premier à revendiquer la « Judée-Samarie » comme étant le « cœur de l’Etat d’Israël ». Mais en même temps, il a aussi compris qu’il devait faire preuve de pragmatisme : il l’a montré avec le retrait israélien du Sinaï, condition essentielle pour obtenir la paix avec l’Egypte (traité de paix israélo-égyptien en 1979). A l’époque, ce retrait avait fait naître, à la droite de son parti (le Likoud, NDLR), une extrême droite, avec le parti Tehiya qui estimait qu’aucune concession ne pouvait être acceptée au profit des Egyptiens. Ainsi, à chaque fois que la droite israélienne, dont le credo est l’attachement à la terre (et surtout à la Cisjordanie/Judée-Samarie), a essayé de conjuguer son idéologie avec ce qui était vraiment possible à un moment donné, des « jusqu’au boutistes » refusant le compromis ont émergé. Il n’est donc pas étonnant que Benyamin Netanyahou, lui aussi, doive faire face à l’opposition de certains colons, qui sont d’ailleurs ceux qui contrôlent les institutions locales des implantations (le Conseil de Yesha notamment). Il faut bien comprendre que pour eux, le Likoud est presque un parti centriste. Ils ignorent toutes les contraintes qui peuvent peser sur l’action politique.

Ce qui est essentiel pour Benyamin Netanyahou, c’est de coordonner son projet avec les Américains. Le soutien au projet annexionniste ne peut venir que de Washington. Il ne viendra évidemment ni des Etats arabes, ni des Européens. Le Premier ministre ne fera rien s’il n’y a pas un minimum de coordination avec l’administration américaine.

Du côté palestinien, la démarche du Premier ministre Netanyahou n’invalide-t-elle pas les « pragmatiques » issus du Fatah, qui ont notamment signé Oslo et qui sont les plus susceptibles de trouver un compromis avec Israël (Mahmoud Abbas, Saeb Erekat, …) au profit d’acteurs qui défendent une ligne plus dure face à Israël, comme le Hamas notamment ? L’Autorité palestinienne est totalement marginalisée aujourd’hui, alors que le Hamas semble légèrement gagner en popularité parmi la population palestinienne.

Effectivement. Si les acteurs palestiniens à l’origine du processus mené avec Israël depuis les années 1990 font le bilan, qu’ont-ils obtenu ? Une Autorité palestinienne qui gère les Palestiniens sur 40% de la Cisjordanie, mais sans perspective de véritable souveraineté étatique. Ce n’est donc pas un franc succès par rapport à ce qu’ils espéraient quand ils se sont engagés dans le processus de paix en 1993 (et si on remonte un peu plus tôt, dès 1991 avec la conférence de Madrid). Certes, ils ont marqué des points au niveau économique (une certaine classe moyenne palestinienne a émergé depuis les années 1990, en particulier à Ramallah), mais ils n’ont pas obtenu de gains importants sur le plan politique. Leur bilan est difficile à défendre auprès de la population palestinienne. Evidemment, l’annexion va porter un coup encore plus important à leur stratégie.

Cette situation va renforcer ceux qui, comme le Hamas, se sont toujours dit opposés à Oslo. Mais il ne faut pas oublier que le Hamas est lui-même pris dans les limites de son opposition à Israël : il peut évidemment, comme il l’a fait au cours des dernières années, tirer des roquettes en direction du territoire israélien pour exprimer son opposition. Le groupe a, il est vrai, un certain pouvoir de nuisance. Mais, d’un autre côté, il n’est pas en mesure de changer le rapport de force avec Israël. Les dirigeants du Hamas n’ont donc pas non plus de solution satisfaisante à offrir aux Palestiniens.

Il faut rappeler que ces deux lignes (incarnées d’un côté par le Fatah et de l’autre par le Hamas) sont très marquées à l’intérieur du camp palestinien depuis 30 ans. Cela explique notamment l’échec des diverses tentatives de réconciliation entre le Fatah et le Hamas.

Et au sein même du Fatah ? La marginalisation de l’Autorité palestinienne et de son président Mahmoud Abbas a-t-elle fait émerger une nouvelle génération dans le parti, en opposition avec les leaders historiques qui ont signé Oslo ? Pendant la Seconde Intifada, les oppositions au sein du Fatah étaient vives et avaient couté cher à Yasser Arafat.

Le Fatah a toujours été un mouvement « fédéraliste », avec des lignes diverses. C’est toujours le cas aujourd’hui. C’est ce qui fait sa force. La ligne plus « conciliante » a été à la manœuvre au cours des dernières décennies, c’est elle qui a construit l’Autorité palestinienne et continue à la gérer aujourd’hui. Elle contrôle les ministères et les administrations.
En parallèle, un Fatah plus militant a toujours coexisté aux côtés de la ligne « conciliante ». Des militants (notamment incarnés par Marwan Barghouti) qui sont prêts à entrer dans une logique de confrontation avec Israël.

Garder ce pied dans le militantisme est utile pour le Fatah, pour conserver une certaine crédibilité auprès d’une partie de la population palestinienne.

Du côté des pays de la région, le constat est le même : les pays plus proches d’Israël, comme la Jordanie, pourraient être affaiblis par l’annexion et les opposants les plus farouches à l’Etat hébreu pourraient, au contraire, en sortir renforcés.

Effectivement, la Jordanie et l’Egypte, les deux voisins d’Israël qui ont signé des traités de paix avec l’Etat hébreu, sont très gênés par l’annexion. L’annexion les décrédibilise car elle va à l’encontre de la solution à deux Etats qu’ils défendent aux côtés de la communauté internationale.
Cette opposition au projet annexionniste est d’autant plus vive en Jordanie. Amman craint de nouvelles mobilisations de sa population, qui est à majorité palestinienne. Les projets de Benyamin Netanyahou risquent donc bien d’affaiblir les « pragmatiques » dans la région.

Ces dernières semaines, une contre-proposition qui s’appuie sur les paramètres Clinton (décembre 2000) a été mise en avant par les Palestiniens, mais elle a peu fait de vague. Pourquoi n’a-t-elle pas rencontré de succès médiatique et politique ?

Selon moi, c’est la manifestation de leur faiblesse aujourd’hui. Les Palestiniens sont divisés, et n’arrivent pas à mobiliser des soutiens dans les Etats arabes. Leur voix n’est plus audible.

En outre, la question palestinienne, qui était pourtant centrale dans le monde arabe jusque dans les années 1980, est progressivement devenue périphérique. Les Etats du golfe sont aujourd’hui obsédés par la menace iranienne et depuis 10 ans, l’implosion de divers États de la région (la Syrie, le Yémen et la Libye notamment) est une source de préoccupation majeure. Dans ce contexte, la question palestinienne paraît moins importante en termes géopolitiques que par le passé.

Lire les autres articles du dossier :
 Israël/Palestine : une annexion à haut risque
 Entretien avec Jean-Paul Chagnollaud - Les enjeux juridiques de l’annexion de la Cisjordanie par Israël
 Entretien avec Denis Charbit sur le rapport à l’annexion dans la société israélienne : « B. Netanyahou est parvenu à transformer le débat politique en Israël sur le conflit israélo-palestinien et sur les moyens de le résoudre »

Publié le 09/07/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Directeur du CERI-Sciences Po, directeur de recherche au CNRS, Alain Dieckhoff a consacré l’essentiel de ses travaux à Israël et au conflit israélo-arabe. Il est l’auteur de nouveaux ouvrages, dont La nation dans tous ses États : les identités nationales en mouvement, Paris, Flammarion, 2012 et Le conflit israélo-palestinien, Paris, Armand Colin, 2017.


 


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