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Entretien avec Elisabeth Marteu sur l’accord d’Abraham : « le rapprochement entre Israël et les Emirats arabes unis se fait surtout contre la Turquie »

Par Elisabeth Marteu, Ines Gil
Publié le 18/08/2020 • modifié le 18/08/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Elisabeth Marteu

Pour la première fois, un Etat arabe du Golfe normalise ses relations avec Israël. Pourriez-vous revenir sur l’historique des relations entre Abou Dhabi et Tel-Aviv ?

Historiquement, un consensus a longtemps existé parmi les pays arabes pour ne pas engager de relations avec Israël, considéré comme un pays ennemi. Les premiers à briser ce consensus parmi les pays arabes sont les Egyptiens avec le traité de paix de Camp David en 1978, puis les Jordaniens, qui font la paix en 1994 avec Israël.

Concernant les Etats du Golfe, le rapprochement avec Israël débute progressivement dans les années 1990-2000 (après la mise en place du processus d’Oslo) de manière informelle, le Qatar établit par exemple des relations économiques avec Israël et quelques visites de diplomates israéliens sont effectuées dans la zone, comme Itzhak Rabin à Oman en 1994. Le Koweït, par contre, est resté en retrait car il entretient un rapport étroit avec les Palestiniens, notamment au travers l’Organisation de Libération de la Palestine.

Les Etats du Golfe ont toujours tenu une position plus mesurée que d’autres pays arabes à l’égard d’Israël. Géographiquement et historiquement, le Golfe est éloigné du Levant, la problématique palestinienne n’y est donc pas aussi sensible, épidermique et mobilisatrice que dans des pays comme le Liban ou la Syrie. Ils n’ont jamais été les fers de lance d’un axe anti-israélien, contrairement aux Syriens, aux Irakiens, voire aux Algériens, qui ont constamment défendu une position ferme contre Israël au sein de la Ligue Arabe. Certes, la cause palestinienne a toujours été défendue par les Etats du Golfe, elle reste un leitmotiv traditionnel dans l’opinion publique, mais les familles régnantes de ces pays n’ont pas endossé de positionnement anti-israélien virulent. D’ailleurs la première esquisse de « paix régionale », communément appelée « Initiative de paix arabe », a été proposée par les Saoudiens en 2002.

Au milieu des années 2000, Israël et les Emirats arabes unis initient un rapprochement autour d’intérêts économiques. La nouvelle génération dirigeante et les milieux d’affaires voient un intérêt à échanger avec la « start-up nation » israélienne. Des coopérations ont alors commencé à se nouer avec des entreprises israéliennes, notamment dans les secteurs de la sécurité et la haute technologie, à travers leurs branches européennes ou américaines. Les Israéliens sont parvenus à vendre leur technologie à travers des intermédiaires, car le commerce avec l’Etat hébreu est alors officiellement interdit avec les pays du Golfe.

Ce rapprochement se fait aussi autour d’intérêts stratégiques. A partir du milieu des années 2000, avec l’élection d’Ahmadinejad en Iran en 2005, la question du nucléaire iranien revient sur le devant de la scène. Elle est considérée comme une menace tant par les Israéliens que par les dirigeants arabes du Golfe. Des contacts sont noués entre les diplomaties et les services de renseignement israéliens et golfiens. Quand je parle des Golfiens, je parle essentiellement des Emiriens et, dans une moindre mesure, des Saoudiens. Concernant Bahreïn, le rapprochement avec Israël est plus récent, il a lieu à partir des années 2010. Lorsque le dossier nucléaire iranien devient une problématique internationale, une vraie convergence de vue s’installe entre les Israéliens et les Bahreïnis face à l’Iran. En parallèle, le printemps arabe éclate en 2011, l’ensemble des régimes de la région sont frappés par la contestation et les Israéliens, autant que les Golfiens, s’inquiètent de la prise de pouvoir des Frères musulmans dans la région. La reprise en main par Abdel Fattah Al-Sisi après la présidence de Mohammed Morsi (issu de la confrérie) a été vécu comme un soulagement tant en Israël que dans le Golfe.

L’élection de Donald Trump fin 2017 a renforcé cette dynamique, elle est venue cimenter des relations jusque-là limitées et très discrètes. Le volet fondamental du « Deal du siècle » proposé par les Américains est d’ailleurs basé sur un rapprochement entre les Israéliens et les pays du Golfe. Depuis le début de son mandat, Donal Trump, et surtout ses conseillers dont Jared Kushner, cherchent à parrainer la normalisation des relations entre Israël et les pays arabes « amis » de Washington.

Le traité de paix entre Israël et les Emirats arabes unis marque-t-il une différence par rapport aux traités de paix passés des années plus tôt avec l’Egypte et la Jordanie, qui eux, ont été signés après plusieurs guerres contre Israël ?

Les accords de paix avec les Egyptiens et les Jordaniens sont très pragmatiques. Ces pays limitrophes ont été en guerre avec Israël. Les traités de paix permettent alors de sécuriser leurs frontières et d’établir des relations pacifiées.
Avec les Emiriens en revanche, il n’y a pas cette même urgence à signer un accord de paix. Je dirais même qu’il n’y a pas de nécessité à normaliser les relations. Nous assistons plus ici à une sorte de « coming-out », à l’officialisation de relations qui existaient déjà et qui nécessitaient de devenir officielles pour des raisons très politiques et stratégiques. Ces dernières années, plusieurs ballons d’essais avaient été lancés, notamment via la participation d’Israéliens et de Saoudiens dans des conférences organisées par des think tanks américains, ou encore l’interview de Mohammed Ben Salman donné au journal The Atlantic en 2018. Le prince héritier saoudien envisageait alors, publiquement, la possibilité d’un accord de paix avec Israël. Il affirmait cependant qu’il fallait en contrepartie des avancées sur la question palestinienne. Depuis deux ans, on assistait indéniablement à une intensification et à une visibilisation accrue de ces relations.

Ce traité ouvre-t-il la voie à la normalisation entre Israël et l’ensemble des pays du Golfe ? (Oman s’est empressé de féliciter l’accord) Peut-être même au-delà du Golfe ? Certains articles font mention de négociations avec le Liban, avec le Maroc…

C’est probablement dans l’esprit des Américains de faire plier l’ensemble du monde arabe sur la reconnaissance de l’existence d’Israël. Mais la priorité pour la Maison blanche reste les pays du Golfe. Après Abou Dhabi, l’étape suivante sera probablement Bahreïn et Oman, au-delà cela pourrait être le Maroc. L’étape ultime serait de faire plier les Saoudiens.

Pour Bahreïn, c’est quasiment déjà fait. Les Bahreïnis ont été plus allants que les autres Etats sunnites dans leurs rapprochements avec Israël. On aurait par ailleurs pu imaginer qu’ils soient les premiers à engager des relations officielles avec Tel-Aviv. Ils ont notamment accueilli la conférence portant sur le volet économique du plan de paix américain en juin 2019 ; depuis plusieurs années ils envoient des délégations œcuméniques à Jérusalem et une petite communauté juive vit à Bahreïn (une cinquantaine de personnes environ). Les Bahreïnis pourraient donc être les prochains à normaliser leurs relations avec Israël.

Pour Ryad en revanche, la démarche est plus difficile à assumer à cause de la question de Jérusalem et des lieux saints musulmans. Les Saoudiens ne veulent pas perdre le rôle de leader du monde sunnite. Mais à présent tout devient envisageable.

Cet accord fait voler en éclat l’initiative de paix arabe de 2002 conditionnant toute reconnaissance d’Israël à la création d’un Etat palestinien sur les frontières de 1967. La marge de manœuvre des Palestiniens se réduit donc

Aujourd’hui, les pays qui normalisent les relations avec Israël s’assoient sur le volet fondamental de l’initiative de 2002 : la paix avec les Israéliens, seulement en cas de création d’un Etat palestinien.

Actuellement, une nouvelle équation, impensable il y a 20 ans, s’est établie : la normalisation des relations avec Israël en échange de la promesse qu’Israël n’annexera pas des pans de la Cisjordanie dans les mois qui viennent. Il n’y a aucune conditionnalité posée au rapprochement avec Israël. On parle d’ailleurs d’un gel ou d’une suspension du projet d’annexion d’une partie de la Cisjordanie, et non plus de son arrêt. Benyamin Netanyahou a déjà dit qu’il n’abandonnerait pas sa promesse d’annexer une partie des Territoires palestiniens, il souhaite seulement reporter son projet. Ainsi, on peut dire que les Emiriens ont accepté de négocier sans rien obtenir en échange. C’est un cadeau diplomatique fait à Benyamin Netanyahou et à Donald Trump, qui bénéficient largement de cette normalisation. Pour le président américain, cela répond à une promesse de campagne (à l’approche de l’élection présidentielle américaine, il fait plaisir à une partie de son électorat évangéliste en poussant à la normalisation entre Israël et les pays arabes). Côté israélien, Benyamin Netanyahou réalise un rêve, car depuis de nombreuses années, il veut montrer que la question palestinienne est une épine dans le pied des dirigeants arabes, que cette problématique n’est plus centrale pour la région. Pour le Premier ministre israélien, c’est une victoire immense. L’annexion de la zone C lui posait de toute façon problème. Elle a créé une forte opposition à la droite du Likoud car le plan de paix américain proposait un Etat palestinien. Elle n’est pas acceptable pour les pro-annexion les plus radicaux, qui rêvent toujours du « grand Israël ». Benyamin Netanyahou obtient donc une victoire diplomatique et parvient en même temps à repousser la controversée annexion.

Le Premier ministre pourrait cependant perdre des points parmi les défenseurs de l’annexion. Les radicaux de droite ont critiqué l’accord avec les Emirats, affirmant que B. Netanyahou « vendait » le rêve de l’annexion contre des arrangements diplomatiques

En effet, cela pourrait lui coûter cher en interne car les colons exercent une pression forte sur le Premier ministre. Le rapprochement avec Abou Dhabi ne les intéresse pas. Mais de toute façon, Benyamin Netanyahou n’aurait jamais réalisé l’annexion de toute la Cisjordanie demandée par de nombreux colons.

Concernant les opinions publiques du Golfe, n’y a-t-il pas un décalage avec leurs dirigeants sur la question palestinienne ?

Non, je ne pense pas. L’opinion publique dans le Golfe est bien différente de celle au Levant. Certes, dans les milieux intellectuels, une génération élevée au panarabisme continue de défendre la cause palestinienne, tout comme une petite partie de la jeunesse et de l’opposition, qu’il s’agisse des minorités chiites ou des militants des droits de l’homme. Mais au sein des opinions publiques en général, ce n’est pas une question mobilisatrice. Personne ne va descendre dans la rue à Abou Dhabi ou à Dubaï pour protester contre cet accord. Ceux qui voudraient le faire seraient de toute façon emprisonnés et accusés de porter atteinte à la sécurité nationale.

Ankara a vivement réagi contre l’accord, tout comme Téhéran. Ces deux Etats sont aujourd’hui les plus audibles sur la défense des Palestiniens. La cause palestinienne mobilise-t-elle donc bien plus des Etats non arabes aujourd’hui ?

Oui, mais ce n’est pas nouveau. Depuis 2011 et depuis que les Etats du Golfe ont lâché la question palestinienne, les Turcs et les Iraniens se sont posés comme les seuls défenseurs légitimes et sincères des Palestiniens. Par ailleurs, Téhéran et Ankara se posent aussi comme les seuls défenseurs de la cause musulmane, avec la rhétorique sur la protection des lieux saints à Jérusalem. Les accords d’Abraham constituent donc une étape supplémentaire dans la décrédibilisation des dirigeants arabes vis-à-vis de la cause palestinienne.

La question est de savoir si le discours d’Ankara et de Téhéran a un réel écho dans les opinions publiques arabes. Je ne pense pas. Cela prendra probablement auprès de certaines composantes des sociétés arabes, dans les milieux militants comme les Frères musulmans ou les communautés organisées (les chiites au Liban par exemple, à travers le discours du Hezbollah). Mais même au Levant, cet accord n’est pas susceptible de faire descendre les gens dans la rue, car les populations ont aujourd’hui d’autres préoccupations. A titre d’exemple, au Liban, la population fait face à une crise économique majeure et elle vient de vivre une catastrophe au cœur de sa capitale, Beyrouth.

Par ailleurs, et c’est un point essentiel : on parle beaucoup de la convergence des intérêts entre Israël et les Emirats arabes unis sur la question iranienne. Cependant, le rapprochement avec Israël se fait surtout contre la Turquie. Le leadership turc inquiète fortement Abou Dhabi, qui craint l’influence des Frères musulmans. Certes, la problématique iranienne joue aussi un rôle dans la diplomatie émiratie, mais les Iraniens sont avant tout une obsession saoudienne. La grande problématique aujourd’hui concerne les velléités turques en Méditerranée orientale et en Libye (où les Emiriens sont très impliqués). Un axe rassemblant Israël, l’Egypte, la Grèce et Chypre, soutenu par les Emirats, est en train de se constituer contre les Turcs autour de la question du forage du gaz en Méditerranée orientale. Il y a une nécessité pour ces pays de former un axe anti-turc assez fort, qui passe notamment par ce rapprochement entre Tel-Aviv et Abou Dhabi.

Concernant les relations entre les Emirats et Ramallah : on dit que Mohammed Dahlan, ancien membre du Fatah exilé à Abou Dhabi, a pu jouer un rôle dans les négociations. Cela inquiète-t-il Ramallah, à l’heure où la bataille pour la succession du président palestinien Mahmoud Abbas est ouverte ?

Bien sûr, Mahmoud Abbas est préoccupé par le rôle que pourrait jouer Mohammed Dahlan. Cet ancien du Fatah est soutenu par les Emiriens et par les Egyptiens, qui font pression pour un changement de leadership à Ramallah. Mohammed Dahlan étant en exil à Abou Dhabi, il est très proche des dirigeants émiriens. Ce qu’il cherche in fine, c’est évincer Mahmoud Abbas, voire reprendre la tête de la cause palestinienne.

Mais dans quelles conditions pourrait-il revenir en Cisjordanie ? L’Autorité palestinienne est asphyxiée. L’équation est tellement déséquilibrée entre Israéliens et Palestiniens qu’il n’y a plus grand-chose à négocier pour les Palestiniens. Je ne vois pas ce que les pays du Golfe peuvent aujourd’hui exiger d’Israël. Ils ont tout donné aux Israéliens, ils ne peuvent plus rien réclamer pour les Palestiniens, qui se trouvent plus isolés que jamais.

La communauté internationale ne semble d’ailleurs pas vouloir se mobiliser sur ce dossier, même les Russes ou les Chinois ont trop d’intérêts avec Israël et avec les pays du Golfe pour réagir.

Publié le 18/08/2020


Elisabeth Marteu est docteure en science politique de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Sa thèse de doctorat portait sur les associations de femmes arabes palestiniennes en Israël. Ses recherches portent sur les mobilisations politiques et les mobilités transfrontalières dans les espaces israélo-palestiniens.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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