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François Burgat est directeur de recherches au CNRS, politologue, spécialiste du monde arabe contemporain, il a été directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales au Yémen de 1997 à 2003, puis il a été directeur de l’Institut Français du Proche Orient (IFPO).
Lire la partie 1 : Entretien avec François Burgat – Quelle situation au Yémen à la veille de la conférence humanitaire co-organisée par la France et l’Arabie saoudite à Paris ? (1/2)
Les rangs de la coalition saoudo-émiratie ont eu en effet tendance à se distendre. Plusieurs membres (dont le Pakistan) l’ont purement et simplement quittée. Certains (dont la Jordanie et le Maroc) ont une présence qui est aujourd’hui seulement formelle. D’autres, comme le Soudan qui “vend” ses troupes à l’Arabie saoudite, ont une présence plus clientéliste que politique. Le Qatar enfin, on l’a dit, en a été de facto exclu depuis juin 2017 lorsqu’il a été frappé par l’embargo. Depuis janvier 2018, au plus haut niveau cette fois, celui du duo directeur, des divergences s’exacerbent. Les Emiratis se sont désolidarisés à deux reprises, au Sud, de la stratégie globale ou nationale de leur partenaire saoudien. En y faisant de claires entorses, ils ont avant tout contribué à miner clairement la crédibilité de leur mission auto-attribuée de “rétablissement de l’Etat de droit”. Ils ont d’abord explicité diverses mesures de soutien à un ‘Conseil de transition du Sud’ qui exprime et organise les attentes indépendantistes de ceux qui voudraient faire revenir le Yémen à la division qui précédait la réunification de 1990. Début mai 2018, malgré les protestations officielles de leur “partenaire” gouvernemental yéménite et même de leurs alliés saoudiens, ils ont pris pied militairement sur l’île de Socotra qu’ils occupent depuis lors. Ce faisant, ils ont franchi très spectaculairement un seuil qui les met désormais en porte à faux avec la mission que s’est officiellement assignée la coalition de soutien au gouvernement renversé par les Houthis.
Les appels à la conciliation, où se sont illustrés des acteurs extérieurs (Sultanat d’Oman, Koweit et bien sûr ONU) n’ayant pas été si fréquents depuis le début du conflit, l’initiative des Houthis d’appeler début juin 2018 leurs adversaires de l’Islah à surmonter les divergences qui séparent leurs camps respectifs est bien évidemment intéressante. Pour en saisir l’exacte portée et les raisons de son rejet brutal par les principaux intéressés, il est utile de la situer dans le paysage particulièrement complexe du moment. La sortie de la crise exige au Yémen deux étapes distinctes. Premièrement, l’offensive militaire aérienne et terrestre, et l’embargo imposé au Yémen depuis mars 2015 par les Saoudiens, les Emiratis, leurs diverses “recrues” (du Soudan aux mercenaires sud-américains) et autres sponsors notamment occidentaux (en théorie au moins au service du gouvernement déchu d’Abderrabo Mansour Hadi) doit cesser. Deuxièmement, un compromis doit être élaboré par les différentes composantes du tissu politique yéménite, y compris d’ailleurs à l’intérieur du camp de la coalition, et recueillir l’approbation de leurs différents alliés et sponsors étrangers. Si le port de Hodeida devait être libéré, il est peu vraisemblable que la gestion de ce segment vital du territoire national ne donne pas lieu à de virulentes compétitions internes, comme cela est le cas jusqu’à aujourd’hui du port d’Aden. Cet accord devra inévitablement prendre en compte le nouveau rapport de force dans le pays et notamment, la double réalité de l’enracinement des Houthis, coercitif et militaire mais pas seulement, et celle de la fragilité avérée du support national de la coalition le président déchu Abderrabo Mansour Hadi. Or ce réalisme a jusqu’à présent été très largement absent des bases de négociations proposées par la coalition et ses alliés, qui exigeaient régulièrement en préalable des Houthis un retour à la case départ de l’année 2014, impliquant le repli dans leurs bastions du Nord et la restitution de toutes les armes lourdes prises dans les arsenaux de l’Etat.
Où que ce soit dans le monde, l’explication par le sectarisme sert très souvent aux analystes éloignés du terrain à pallier leur méconnaissance des arcanes banalement profanes des conflits. La crise yéménite, trop souvent réduite à un “affrontement entre Sunnites et Chiites”, ne fait pas exception à cette règle.
Les appartenances confessionnelles, et donc les différences, les différends, les rivalités dont elles sont le support potentiel, jouent bien évidemment un rôle qui ne saurait être nié au Yémen comme dans tous les conflits qui déchirent le Moyen- Orient. Lorsque le lien national est affaibli, concomitamment avec l’Etat qui le personnalise, les appartenances “secondaires”, infra-nationales, ont naturellement tendance à reprendre du service. Mais cette variable sectaire est trop souvent érigée au rang de causalité fondatrice qu’elle n’est pas, ainsi accessoirement qu’en indice d’un certain exceptionnalisme oriental qui encouragerait de surcroît à déduire l’irresponsabilité des interlocuteurs et partenaires occidentaux du monde musulman (“ce n’est pas de notre faute si les Sunnites et les Chiites se battent entre eux”). Cette interprétation doit être strictement contextualisée. Il est d’abord utile de rappeler que - fut-ce à l’aube du XXIème siècle - la confessionnalisation des appartenances politiques n’est pas l’apanage du monde musulman. Chez de nombreux acteurs occidentaux, fût-ce de façon moins ostentatoire, la variable de la « christianité politique » est tout aussi agissante en politique. Exemple entre beaucoup d’autres, le très chrétien Poutine a régulièrement cédé à la facilité d’identifier indistinctement l’opposition syrienne qu’il écrasait sous ses bombes à ces « rebelles musulmans » que les Soviétiques avaient combattus en Afghanistan puis les Russes en Tchétchénie et à l’égard desquels il avait déjà manifesté très explicitement sa détestation. Pour ne rien dire des résurgences diverses de la référence chrétienne dans les thématiques identitaires du discours de politique intérieure, la très laïque France du Président Hollande a elle-même hiérarchisé sa politique d’accueil des réfugiés (irakiens) sur des critères explicitement confessionnels, etc. Pour le reste, on l’a rappelé, le spectre politique yéménite interne a des lignes de fracture beaucoup plus complexes - banalement régionalistes ou plus banalement encore clientélistes - que les appartenances confessionnelles. Rappelons enfin que de Bachar al-Assad à Ali Abdallah Saleh, l’exploitation des clivages confessionnels a été plus souvent le fait des autocrates cyniquement désireux de diviser leurs opposants que de ces derniers dans leurs tentatives de conquête du pouvoir (1).
Après trois ans d’une guerre - faite d’affrontements au sol, de bombardements aériens et d’un blocus sévère - qui a conduit au délitement complet des services publics (les fonctionnaires ne recevant plus aucune rémunération), l’ampleur des besoins des Yéménites - au premier rang desquels la nutrition infantile et la prévention des épidémies - est telle qu’il serait bien évidemment très malvenu de condamner les efforts de Paris et de Riyad sur le terrain humanitaire.
Ces efforts ont effectivement débouché sur une initiative, annoncée le 10 avril au cours de la visite en France du prince héritier Mohammed ben Salmane, de convier à Paris le 27 juin les donateurs susceptibles de se mobiliser au bénéfice du Yémen. Sachant que les deux co-organisateurs de la conférence sont, chacun dans sa catégorie, des co-belligérants directement impliqués dans cette guerre, il est toutefois bien difficile de ne pas souligner la part “d’hypocrisie” d’une telle initiative. L’annonce, par Paris, le vendredi 14 juin, de sa volonté de participer aux efforts de déminage du port de Hodeida soumis depuis le 12 juin à l’assaut des troupes de la coalition a seulement confirmé l’ambiguïté voire la duplicité de la ligne d’action française. La France prétend en quelque sorte soigner d’une main les dégâts que, dans le meilleur des cas, elle a laissé causer par ses alliés saoudiens et émiratis, et auxquels, dans le pire des cas, elle a en réalité contribué elle-même, par ses armes et munitions d’une part mais également par ses divers appuis logistiques. Du ciblage satellitaire des bombardements jusqu’à l’aide directe des forces spéciales, ces appuis se poursuivent malgré les avertissements venus des propres rangs de la majorité présidentielle. Plusieurs parlementaires - fût-ce de leur propre initiative - sont allés se féliciter naïvement, dans la province de Mareb contrôlée par les Saoudiens, de l’excellence des efforts humanitaires de leurs hôtes. A l’initiative de Sébastien Jadot (LREM), d’autres parlementaires tentent en revanche de mettre sur pied une commission d’enquête sur les ventes d’armes aux Emirats et à l’Arabie. Dans une lettre adressée au chef de l’Etat, une quinzaine d’ONG ont “exhorté la France à faire pression sur l’ensemble des belligérants pour qu’ils s’engagent dans les efforts de paix de l’Envoyé spécial de l’ONU”. Sur le terrain, avec l’assentiment explicite des Occidentaux, l’assaut aérien, maritime et terrestre de la coalition se poursuit pourtant imperturbablement. Pourquoi ? Sans doute parce que l’une des clefs de la légitimité internationale de la campagne saoudo-émiratie est la facilité avec laquelle ses promoteurs ont réussi à la faire entrer en résonance avec l’obsessionnel agenda anti-iranien de l’administration Trump et de tous ceux qui en Europe répugnent à prendre le risque de s’y opposer.
La première des interventions humanitaires, a-t-on envie de redire aujourd’hui, consisterait bien plus utilement à convaincre Riyad et ses soutiens de l’impasse de son option du “tout militaire”. Et fût-ce avec des Houthis, piètres négociateurs et dont les pratiques ne sont bien évidemment pas exemptes de travers, à l’encourager à envisager une solution réalistement négociée, tant il est peu vraisemblable que même en cas de reprise de Hodeida, les mercenaires émiratis ou les milices salafies recrutées au Sud, qui constituent aujourd’hui la colonne vertébrale des troupes au sol de la coalition, puissent parvenir ensuite à s’entendre entre elles d’une part et à l’emporter militairement ensuite contre les Houthis solidement retranchés dans les hautes terres.
A défaut, il restera à espérer que les généreux efforts de la main “gauche” humanitaire de la France suffiront à pallier les dégâts que tolèrent ou encouragent le clientélisme de sa main “droite”, dont l’action nourrit aujourd’hui la crise bien plus qu’elle n’aide à y trouver une issue.
Aux Yéménites, il restera ensuite à faire l’essentiel : apprendre à se passer progressivement des ressources extérieures à leur nation, ces ingérences étant avant tout porteuses de divisions. Ils devront donc restaurer leur capacité à gérer en interne - fût-ce avec l’aide des ressources du fédéralisme, entrevues avant la crise - les exigences de cette belle diversité de leur société qui a de tous temps fait… leur force.
Note :
(1) Sur le cynisme du maniement changeant de l’appartenance sectaire (zaydite) par Ali Abdallah Saleh ainsi que pour d’autres compléments d’information, cf F.Burgat, “Trois ans de guerre au Yémen”, Les Cahiers de l’Islam, mars 2018.
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
François Burgat
François Burgat est directeur de recherches au CNRS, politologue, spécialiste du monde arabe contemporain, il a été directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales au Yémen de 1997 à 2003, puis il a été directeur de l’Institut Français du Proche Orient (IFPO).
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