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Entretien avec François Burgat – Quelle situation au Yémen à la veille de la conférence humanitaire co-organisée par la France et l’Arabie saoudite à Paris ? (1/2)

Par Chakib Ararou, François Burgat
Publié le 26/06/2018 • modifié le 27/06/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

François Burgat

À propos de la guerre en cours au Yémen, vous insistez ordinairement sur les causes internes à la société yéménite et sur l’histoire récente du pays. Comment le printemps yéménite de 2011 a-t-il débouché sur cette guerre ?

On peut effectivement dissocier assez clairement, chronologiquement, les causes initiales, internes, de la crise et de celles qui sont venues s’y greffer avec l’irruption des ambitions étrangères, régionales d’abord, puis plus largement internationales (1). Les causes internes ont été un temps attribuées trop exclusivement à la rébellion armée - trop vite qualifiée de “sectaire” - des “Houthis”, l’un des groupes vainqueurs du printemps arabe et donc l’un des tombeurs d’Ali Abdallah Saleh, le président au long cours (1978-2011). Ces Houthis, longtemps ostracisés par le régime de ce Président Ali Abdallah Saleh s’étaient, à partir de 2012, estimés lésés dans la redistribution post-révolutionnaire du pouvoir. Leur assise est certes, au moins en partie, d’ordre confessionnel du fait de leur attachement à cette culture politique zaydite de l’imamat qui a présidé aux destinées du pays pendant près de mille ans. Mais leur emprise est devenue plus simplement régionaliste, répondant aux attentes d’une partie de la population du nord du pays, installée dans la zone frontalière avec l’Arabie saoudite.

Les Houthis relaient aujourd’hui les attentes de ceux qui, depuis cette révolution républicaine qui dans les années soixante a mis un terme à “leur” imamat (2), s’estiment être les mal-aimés et les laissés pour compte du pouvoir central. En 2013, ils se sont braqués contre un projet de constitution fédérale qui leur attribuait une province qu’ils estimaient doublement amputée d’un accès à la mer et à la capitale Sanaa. Mais ces Houthis, au cœur du camp “rebelle”, n’auraient jamais réussi à prendre (en janvier 2015) le contrôle de tout le nord du pays, capitale incluse, et à en chasser Abderabo Mansour Hadi, le successeur d’Ali Abdallah Saleh, s’ils n’avaient pas bénéficié du soutien décisif de ce dernier à qui des pans entiers de l’armée et des tribus étaient demeurés fidèles, et qui avait vu dans cette alliance improbable avec ceux qu’il avait durement combattus quand il était au pouvoir, la possibilité de retrouver, quitte à le partager, son trône perdu. La crise yéménite a donc pris naissance en tant d’abord que guerre contre révolutionnaire. Enfin, et on l’a moins souvent relevé, les Houthis n’auraient pas non plus réussi leur percée militaire vers la capitale si l’Arabie saoudite - très influente dans le nord du pays - ne s’était pas montrée, a minima, passive face à cette entreprise contre révolutionnaire qu’elle avait activement soutenue partout ailleurs, notamment en Egypte.

Depuis mars 2015, une coalition dite « sunnite » menée par l’Arabie saoudite intervient militairement au Yémen. Quels sont les objectifs de cette coalition ? Où en est cette intervention et qu’attendent encore les Saoudiens et leurs alliés de cette guerre après plus de trois années de frappes ?

Après avoir toléré la poussée militaire des Houthis (dans laquelle elle voyait un moyen d’affaiblir un mouvement révolutionnaire et également un parti “Islah” lié aux Frères musulmans, cette force politique que, tout comme les Emiratis, elle redoute le plus), l’Arabie saoudite, dès lors qu’ils ont été sur le point de prendre le contrôle de l’ensemble du pays, Aden inclus, a commencé à s’émouvoir de leur succès. La présence même seulement théorique de l’Iran à leurs côtés a commencé à donner alors au conflit une nouvelle coloration. Il ne s’agissait plus seulement d’une guerre contre-révolutionnaire, à laquelle les monarchies sunnites du Golfe auraient été tentées de s’associer, mais bien d’une percée régionale de Téhéran, sectaire et/ou simplement stratégique, qu’elles se devaient d’entraver. Cela allait se faire d’autant plus facilement qu’à l’échelle interne saoudienne, Mohamed Ben Salman, omni-puissant nouveau prince héritier, cherchait les moyens de s’affirmer et que à l’échelon mondial cette implication de l’Iran liait le conflit à l’agenda des obsessions anti-iraniennes de l’administration Trump et de son allié israélien.

C’est dans ce contexte, pour “chasser les Iraniens et les chiites” du Yémen et limiter la liste des capitales arabes (Bagdad, Damas et Beyrouth) que Téhéran pouvait se prévaloir - par alliés chiites interposés - de contrôler, que les Saoudiens ont mobilisé une coalition de dix pays définis comme “sunnites”. Les tâches militaires, soutenues de facto par les USA, la Grande-Bretagne et la France, vont alors se répartir entre, au Sud, une offensive terrestre coordonnée par les Emiratis, et au Nord, une campagne aérienne coordonnée par les Saoudiens. Les Emiratis, après avoir subi des pertes humaines importantes (notamment 45 hommes lors d’une attaque au missile, le 4 septembre 2015), vont vite renoncer à engager en première ligne leurs propres troupes au profit d’abord des quelques résidus de l’armée nationale (dont Tareq Saleh prendra le commandement à la mort de son père en décembre 2017) mais plus encore de milices recrutées au Sud ainsi que de bataillons de la “légion étrangère” (Colombiens, Panaméens, Chiliens, etc.) mise sur pied, à partir de 2010, par Erik Prince, l’ancien dirigeant de Blackwater, sous le commandement d’un officier australien, pour compléter leur potentiel défensif. Irrésistiblement, le remède saoudo-émirati va pourtant s’avérer pire que le mal. Après trois années de guerre, les résultats strictement militaires sont relativement limités. Les Houthis ont certes été chassés assez vite de leur point avancé d’Aden. Mais l’offensive terrestre n’a jamais réussi à faire tomber le pôle urbain de Taez ni aucune partie du Yémen des montagnes. Après avoir pris le contrôle de son aéroport, elle s’apprêterait toutefois à réussir, au cours du mois de juin 2018 - et ce serait là son premier succès militaire majeur - à prendre le contrôle du grand port de Hodeida, sur la mer Rouge, point d’acheminement de près de 80 % de l’approvisionnement des territoires contrôlés par les Houthis.

Qui combat qui au Yémen ?

Sous l’effet des divisions nées de la séquence révolutionnaire du printemps puis de leur exacerbation par les ingérences étrangères, les principaux clans politiques ont tous volé en éclats. Le Président Ali Abdallah Saleh, l’allié occasionnel des Houthis, a choisi en décembre 2017 de changer de camp et de tendre la main aux Saoudiens. Encerclé dans son fief et lâché par la plupart de ses anciens affidés, l’auteur de cette “trahison” a été puni, on le sait, de la peine capitale. À la mort de son fondateur, son parti, le Congrès Général du Peuple, s’est divisé. Certains de ses militants suivent depuis lors l’un des fils du défunt, Tariq, exilé aux Emirats et qui s’est lancé dans la reconquête militaire avec les troupes sponsorisées par Abou Dhabi. Sur le terrain, il n’est pas invraisemblable que la précision accrue des bombardements saoudiens ait bénéficié des renseignements collectés par ceux des partisans d’Ali Abdallah Saleh qui ont suivi sa consigne de ralliement à la coalition. D’autres de ces anciens alliés des Houthis ont simplement abandonné le navire. Certains, enfin, refusant le ralliement aux Saoudiens, se sont manifestement rapprochés, de gré et pour certains sans doute de force, des Houthis.

Le “Rassemblement yéménite pour la réforme” (“L’Islah”), qui était le principal soutien électoral d’Abderrabo Mansour Hadi lorsqu’il a succédé à Ali Abdallah Saleh et donc l’un des principaux bénéficiaires de la campagne saoudo-émiratie qui devait le ramener au pouvoir, s’est lui aussi divisé entre partisans et adversaires de l’action de la coalition. Ceux qui, à l’instar de Tawakul Karman (récipiendaire en 2011 du prix Nobel de la paix), avaient appelé les Saoudiens et tous les “sunnites” de la région à intervenir militairement contre ce qu’ils qualifiaient d’“occupation iranienne”, se sont ensuite démarqués de l’action de la coalition. L’assise intérieure de l’intervention saoudo-émiratie était déjà fragilisée par le fait que les “alliés” saoudiens et émiratis de l’Islah étaient des adversaires très virulents des Frères musulmans dont sont issus les membres ce parti, qu’ils perçoivent - à très juste titre - comme la plus grande menace pour leurs trônes respectifs. Le point de rupture a été, en juin 2017, dans l’atmosphère de jusqu’au-boutisme instillée par l’agenda anti-iranien de Donald Trump, l’imposition au Qatar par l’Arabie saoudite et les Emirats, suivis par Bahreïn et l’Egypte, d’un embargo aussi sévère qu’inattendu. Pour lever ce malentendu, ils ont dû récemment opérer à Abou Dhabi une réconciliation volontariste avec la direction de l’Islah dont ils ont en échange obtenu qu’elle se désolidarise de la famille des Frères musulmans et qu’elle exclut ceux de ses cadres, dont Tawakul Karman, restés proches du Qatar et devenus de ce fait hostiles à leur intervention.

Il faut ensuite ajouter l’émergence ou la réémergence, à la faveur de l’affaiblissement du pouvoir central, d’une dynamique sudiste indépendantiste qu’appuie Abou Dhabi pour mieux contrôler le sud du pays et donc d’acteurs qui s’opposent, sur une base strictement régionaliste, à la quasi-totalité des autres forces en présence. Pour être complet, il faut enfin mentionner la présence des deux groupes radicaux sunnites : Al-Qaïda, très solidement implantée au Yémen depuis que les Etats-Unis, dès l’an 2000 et l’attaque contre le destroyer Cole dans le port d’Aden, lui ont déclaré la guerre, et son challenger Daech. Ces deux organisations combattent bien sûr les Houthis, sur une base sectaire sunnite chiite, ce qui explique qu’ils n’aient pas été ciblés très spécifiquement par la coalition. Mais, tout particulièrement dans le Sud, ils ont continué à frapper le camp de leur ennemi intérieur initial, le gouvernement d’Abderrabo Mansour Hadi et ses divers alliés étrangers. Enfin bien sûr, ces deux groupes s’affrontent entre eux, leur agenda stratégique et leurs références idéologiques étant significativement différentes, notamment sur le terrain de la division sectaire que Daech - en ciblant spécifiquement des mosquées zaydites - cultive beaucoup plus systématiquement qu’Al-Qaïda.

Revenons sur les acteurs internationaux. Quel rôle joue véritablement l’Iran, accusé d’appuyer l’organisation chiite zaydite houthi pour s’implanter dans la Péninsule arabique ?

Les Saoudiens ont bien compris l’importance qu’il y avait à impliquer dans le conflit l’ennemi obsessionnel de leur puissant allié américain. Pourtant, autant en Syrie le rôle de l’Iran, présent à tous les niveaux du conflit, du commandement militaire suprême jusqu’au terrain des combats avec ses milices sectaires, est attesté comme ayant une importance décisive, autant dans la crise yéménite le rôle de Téhéran est beaucoup moins décisif. Quelle que puisse être la volonté iranienne, dont rien ne démontre que, face aux coûts croissants de sa présence en Syrie, elle soit véritablement investie sur ce second front, il faut rappeler la réalité de la géographie du conflit : l’embargo aérien, terrestre et maritime que la coalition impose, avec l’aide des Etats-Unis, aux territoires contrôlés par les Houthis, limite étroitement les possibilités d’intervention de leurs alliés extérieurs. Il n’est certes pas impensable que des armes et sans doute des pièces détachées de missiles en quantité très limitée, transitant peut-être par des ports de l’océan indien, aient permis de moderniser l’armement des “rebelles”. Il est en revanche beaucoup plus difficile de trouver d’autres traces d’une présence militaire, même indirecte, justifiant la qualification “anti-iranienne” des efforts militaires de la coalition.

Lire la partie 2 :
Entretien avec François Burgat – Quelle situation au Yémen à la veille de la conférence humanitaire co-organisée par la France et l’Arabie saoudite à Paris ? (2/2)

Notes :
(1) Cette problématique a été abordée dans FB, “Yémen : les ressorts d’un conflit “ in Questions internationales, (165), La Documentation française, 2017.
(2) Au terme d’une guerre où contre l’Egypte révolutionnaire de Nasser, ils avaient alors le soutien de l’Arabie des Saoud et du mercenaire français Bob Denard.

Publié le 26/06/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


François Burgat est directeur de recherches au CNRS, politologue, spécialiste du monde arabe contemporain, il a été directeur du Centre français d’archéologie et de sciences sociales au Yémen de 1997 à 2003, puis il a été directeur de l’Institut Français du Proche Orient (IFPO).


 


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