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RIA NOVOSTI/KLIMENTYEV MIKHAIL/AFP
Clément Therme est membre associé du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Il est docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS. Il est l’auteur de "Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979" (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage "Iran and the Challenges of the Twenty-First Century" (Mazda Publishers, 2013).
A partir du XIXe siècle, du point de vue de Moscou, le Moyen-Orient est d’abord un enjeu lié au Grand Jeu entre les impérialismes russe et britannique. Alors que les Russes poursuivent une politique expansionniste vers les mers chaudes, les Britanniques s’efforcent de mettre en place un glacis protecteur autour des Indes britanniques en établissement des zones d’influence en Iran et en Afghanistan. Le début du XXe siècle constitue une période de redéfinition des relations entre Moscou et le Moyen-Orient. En Perse, après la signature de la convention anglo-russe du 31 août 1907, qui règle les divergences d’intérêts entre les deux puissances rivales en Asie, le territoire iranien est divisé en trois zones : les provinces du Nord sont une zone d’influence russe, le Sud, britannique et la région de Téhéran est déclarée « neutre ».
La fin de l’Empire tsariste et la phase révolutionnaire que traverse la Russie se traduisent par des ruptures (émergence du facteur idéologique avec le premier Congrès communiste d’Orient) et des continuités (le Moyen-Orient n’est pas un objectif prioritaire de la politique étrangère de Moscou). L’intérêt de Moscou pour le Moyen-Orient pendant l’entre-deux-guerres s’inscrit dans le cadre théorique de la construction du « socialisme dans un seul pays ». On observe donc un certain retrait soviétique de la zone. Néanmoins, si le Moyen-Orient n’est pas un objectif prioritaire pour la diplomatie soviétique, il n’en reste pas moins que certaines continuités peuvent être décelées comme, par exemple, la centralité de la Turquie kémaliste dans la stratégie de Moscou en Méditerranée orientale [1].
La diplomatie soviétique est construite à la fois sur le principe d’un renforcement de partenariats avec les Etats mais aussi sur la volonté d’exporter son modèle idéologique socialiste au travers notamment du réseau régional des partis communistes locaux. Cependant, après le démentiellement du Komintern (1943), l’Union soviétique à travers le Département international du Parti communiste élargit son soutien politique au-delà des partis communistes locaux avec un appui apporté aux mouvements de libération nationale et à des fronts de paix et de solidarité. Cet appui à des partis politiques non-marxistes se traduit, par exemple, par un soutien au mouvement nassérien indépendant des communistes égyptiens [2].
L’Union soviétique privilégie les relations interétatiques dans ses relations avec le Moyen-Orient pendant la période de la guerre froide par rapport aux ambitions idéologiques. L’Egypte est l’un des principaux alliés de Moscou jusqu’au revirement de Sadate entre 1972 et 1973 qui choisit d’ancrer son pays dans le bloc pro-américain et de se détourner de l’alliance avec l’Union soviétique. Avec l’Iran les relations sont marquées par leur dimension trilatérale : elles évoluent principalement en fonction de l’état des relations soviéto-américaines et de la montée en puissance de la politique d’indépendance du Shah, Mohammad-Reza Pahlavi, sur la scène régionale après le choc pétrolier de 1973 jusqu’à la révolution islamique de 1978-1979. On passe donc d’une guerre froide irano-soviétique (1946-1962) à une phase de détente puis de rapprochement dans les années 1970.
Les relations avec la Syrie sont d’abord marquées par la signature d’accords commerciaux en novembre 1955 et par l’échange d’ambassadeurs cette même année [3]. Cela étant, l’URSS ne devient un véritable allié de la Syrie qu’après l’attentat de Munich (1972) avec une offre d’aide illimitée pour que Damas puisse riposter aux raids de représailles israéliens. Il s’agit surtout pour Moscou d’un rééquilibrage stratégique après l’intégration de l’Egypte dans la sphère d’influence de Washington. Cette relation soviéto-syrienne reste néanmoins d’abord caractérisée, selon l’expression d’Hélène Carrère d’Encausse, comme une « alliance sans traité » [4].
Enfin, un autre point d’appui pour la stratégie soviétique est l’Irak. Dès 1944, Moscou établit des relations diplomatiques avec la monarchie irakienne pourtant anticommuniste mais il faut attendre la période 1968-1975 pour que le rapprochement se traduise par l’établissement d’une véritable influence soviétique en Irak. En 1972, les deux pays signent d’ailleurs un traité d’amitié. Pendant la Première Guerre du Golfe (1980-1988), Moscou soutient plutôt l’Irak que la République islamique même si dès le lendemain de l’attaque irakienne contre l’Iran, Moscou proclame sa neutralité vis-à-vis du conflit qui oppose son allié irakien et le nouveau régime iranien révolutionnaire et anti-américain. Eu égard à ce conflit, la stratégie soviétique semble d’abord déterminée par la même motivation qui dicte sa politique iranienne : l’opportunisme et la volonté de promouvoir ses intérêts régionaux contre les pays occidentaux. Sur le plan de la diplomatie publique, Moscou accuse la CIA d’avoir fomenté la guerre irako-iranienne et, pendant les premières années de guerre, la propagande soviétique en persan et en arabe souligne les bénéfices tirés par Israël et les « impérialistes » en conséquence de la prolongation du conflit opposant deux puissances régionales.
Oui l’image de l’Union soviétique dans les pays du Tiers Monde s’est dégradée au lendemain de l’intervention militaire de l’Armée rouge en Afghanistan. De plus, la fin de la guerre froide se joue sur le théâtre afghan. Ainsi, c’est pendant la dernière décennie du régime soviétique qu’une nouvelle pensée dans la politique extérieure de Moscou vis-à-vis de cette zone, émerge. La chute de l’Empire soviétique a pour conséquence une décennie de repli sur soi de la Russie. Force est de constater que la zone allant de l’Afghanistan au Pakistan n’est pas la première priorité de la diplomatie russe postsoviétique. En effet, après la chute de l’Union soviétique, la Russie se préoccupe en premier lieu de préserver son influence dans l’ancien espace soviétique. Cependant, même si la diplomatie russe n’a pas comme objectif prioritaire cet espace, il n’en reste pas moins que Moscou a une doctrine diplomatique dans cette zone : renforcer la stabilité, promouvoir la lutte contre les djihadistes et le trafic d’armes et de drogues par des acteurs non-étatiques. Ces principes sont élaborés en fonction de deux critères déterminants : éviter la déstabilisation de l’Asie centrale par la frontière tadjiko-afghane et s’opposer à l’accroissement de l’influence des puissances externes à la zone.
L’héritage légué par l’Union soviétique en ce qui concerne les relations entre la Russie est le Moyen-Orient est double. D’abord, il y a une certaine continuité dans la nature des relations diplomatiques entre Moscou et les Etats de la région. Ensuite, sur le plan de la perception russe du Moyen-Orient les études orientalistes soviétiques contribuent, encore aujourd’hui, à forger une certaine vision de la Russie du Moyen-Orient fondée sur la prégnance des facteurs religieux et culturels. Pendant les années 1990, il y a eu une période de retrait russe des affaires moyen-orientales liée à la désintégration de l’Union soviétique et à la nécessité de reconstruire l’Etat russe tout en empêchant l’OTAN d’étendre son influence aux confins de l’ancien espace soviétique. Pendant la décennie, la priorité russe est donc la zone dite de « l’étranger proche » (le Caucase et l’Asie centrale notamment).
La Russie perçoit les événements du printemps arabe à partir de l’impérieuse nécessité en matière de droit international du respect de la souveraineté des Etats. La Russie s’inquiète également de la division confessionnelle croissante au Moyen-Orient entre sunnites et chiites. La lutte contre l’islamisme radical est aussi une priorité russe au Moyen-Orient avec une vision déterminée par l’expérience de l’Etat russe dans sa lutte contre les mouvements islamistes de la mouvance wahhabite au Caucase du Nord pendant les guerres de Tchétchénie et au Daghestan. En conséquence, la Russie s’oppose à ce qu’elle perçoit comme « la montée de l’islamisme » au Moyen-Orient en réaction à une crise des idéologies sécularistes. La Russie ne distingue pas véritablement les djihadistes des frères musulmans. Du point de vue de Moscou, il s’agit de mouvements islamistes hostiles aux intérêts russes dans la région. Son vote en faveur de la résolution qui a été utilisée par les Etats occidentaux comme justification juridique pour une intervention militaire en Libye s’explique d’abord par un malentendu. Les Occidentaux ont eu recours à une interprétation très extensive d’une résolution qui ne prévoyait pas clairement le recours à l’option militaire. Ce vote russe intervient dans le cadre de la présidence Medvedev (2008-2012) et il est considéré aujourd’hui par les partisans du Président Poutine comme une « erreur ».
La position actuelle de la Russie se construit principalement autour d’une question de prestige international. La voie de la Russie au Conseil de Sécurité défend une vision des relations internationales qui s’inscrit de plus en plus en porte à faux avec une perception occidentale du monde qu’elle considère comme à visée « hégémonique » et fondée sur une défense des droits de l’homme à géométrie variable en fonction des intérêts géopolitiques des Etats. Les questions géopolitiques occupent également une place significative dans la perception de Moscou avec notamment une opposition à l’Occident et à ses « valeurs ». Moscou a tiré les leçons diplomatiques des échecs de l’instauration par la force des « démocraties irakiennes et afghanes ».
Le rejet russe des politiques de changement de régime (regime change) est aussi lié à la conviction du rôle déterminant joué par l’Occident dans « les révolutions de couleur » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan) qui ont éloigné ces Etats de sa sphère d’influence. Lors du printemps iranien de juin 2009, la grille de lecture mise en avant par les autorités de la République islamique d’une assimilation entre le Mouvement vert et le programme occidental de démocratisation touchant des Etats hostiles à leurs intérêts a été reprise par Moscou. La connivence avec la Chine s’explique par le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et par leur méfiance réciproque vis-à-vis des initiatives occidentales concernant les crises du Moyen-Orient.
Moscou se pose en défenseur des minorités chrétiennes, en particulier en Syrie. La société arabe est majoritairement musulmane : les chrétiens représentent une population d’environ 15 millions d’habitants sur un total d’environ 260 millions [5]. Pour le président russe Vladimir Poutine et pour le patriarche Kirill, la présence des chrétiens au Moyen-Orient est menacée. Leur disparition du lieu de naissance du christianisme serait, à leurs yeux, une « catastrophe civilisationnelle » [6].
A lire :
– Clément Therme, Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979
– La crise syrienne : vers la formation d’une alliance irano-russe dans le nouveau Moyen-Orient ? par Clément Therme
Clément Therme
Clément Therme est Membre associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) et du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS, il est notamment l’auteur de Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage Iran and the Challenges of the Twenty-First Century (Mazda Publishers, 2013).
Notes
[1] Taline Ter Minassian, Colporteurs du Komintern. L’Union soviétique et les minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 28-29.
[2] Catherine Kaminsky, Simon Kruk, La stratégie soviétique au Moyen-Orient, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 47.
[3] Ibid., p. 117.
[4] Hélène Carrère d’Encausse, La politique soviétique au Moyen-Orient 1955-1975, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975, p. 244-248.
[5] De Sa Béatitude Gregorios III Lahhman, Patriarche gréco-melchite d’Antioche, d’Alexandrie, de Jérusalem et du reste de l’Orient Gregorios-III Laham, « L’Eglise des Arabes, une responsabilité spéciale », Oasis, 29 octobre 2012. Disponible : http://www.oasiscenter.eu/fr/articles/chr%C3%A9tiens-d-orient/2012/10/29/l-eglise-des-arabes-une-responsabilit%C3%A9-sp%C3%A9ciale (7 août 2013).
[6] Voir, sur cette question de l’influence de l’Eglise Orthodoxe sur la vision russe des relations internationales, Dmitri Trenin, « Orthodox Diplomacy », Eurasia Outlook, Carnegie Moscow Center, 26 juillet 2013. Disponible : http://carnegie.ru/eurasiaoutlook/?fa=52501 (consulté le 2 août 2013).
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