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Clément Therme est membre associé au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) et au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Il est docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS. Il est l’auteur de Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage Iran and the Challenges of the Twenty-First Century (Mazda Publishers, 2013).
Pour comprendre les relations entre Téhéran et Moscou dans le monde post-Guerre froide, il est nécessaire d’envisager cette relation bilatérale dans la longue durée. Entre le XVIe et le début du XXe siècle, il s’agit de la relation entre deux Empires voisins qui entretiennent des relations trilatérales avec un troisième Etat : l’Empire ottoman. Cet héritage historique impérial est déterminant pour appréhender à la fois la connaissance intime que les Russes, les Iraniens et les Turcs ont les uns des autres mais aussi les référents historiques mobilisés dans les relations bilatérales par ces trois Etats à l’époque contemporaine. Cet imaginaire historique commun est ainsi un élément majeur à prendre en compte dans l’analyse de la mise en œuvre des diplomaties des Etats héritiers de ces trois Empires : la République islamique d’Iran, la Fédération de Russie et la République de Turquie. Cet article se limite à l’analyse des relations irano-russes et vise à présenter de manière succincte les perceptions iraniennes de la Russie depuis le XVIe siècle. En d’autres termes, dans quelle mesure le passé continue-t-il de jouer un rôle dans la construction des perceptions mutuelles ? Plus particulièrement, nous poserons la question du rôle de l’héritage historique dans le projet des dirigeants de la République islamique visant à la mise en œuvre d’une « alliance stratégique » entre les deux voisins.
Alors que les premiers échanges commerciaux remontent au IXe siècle, c’est au XVIe siècle que s’établissement des relations diplomatiques entre l’Etat safavide et l’Empire tsariste. Dès ces premiers contacts, prévaut une perception majoritairement négative des Russes par les Iraniens : ils sont vus comme des barbares et des impurs (najes) [1]. Cette relation difficile avec le grand voisin du Nord s’explique essentiellement par l’importance du territoire (Iran zamin) dans la construction du nationalisme iranien : ainsi, les pertes territoriales face à la Russie suscitent le renforcement des sentiments anti-russes (Traités du Golestan et de Turkmentchaï, 1813 et 1828). Pendant la période Qadjar (1796-1925), les pertes territoriales, en particulier dans la partie nord du territoire de la Perse, contribuent à l’émergence d’un sentiment national (mellat) [2].
On remarque néanmoins que la prégnance des sentiments anti-russes est plus forte dans les provinces du nord que dans le sud où les sentiments de rejet des étrangers se cristallisent autour de l’Angleterre. Dans son récit de sa visite en Perse pendant l’année 1900, intitulé Vers Ispahan, Pierre Loti, l’écrivain du voyage, relate sa rencontre avec Zelleh-sultan, « vizir d’Ispahan » et l’opinion de ce dernier qu’il affirme être « textuellement de lui, sur deux peuples du voisinage » : « De la part des Russes, nous n’avons jamais reçu que de bons offices. De la part des Anglais, dans le sud de notre pays, perpétuelle tentative d’envahissement, par ces moyens que l’univers entier connaît » [3]. Compte tenu du Grand Jeu qui oppose Russes et Britanniques en Perse au XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, les Iraniens se divisent entre anglophiles et russophiles. Il faut noter que dès cette période, des clercs iraniens se posent en défenseurs de la Perse contre les impérialismes britannique et russe, rejetant toute influence étrangère sur la gestion des affaires économiques et politiques internes.
Pour la période de la dynastie Pahlavi (1925-1979), les dirigeants iraniens estiment que la principale menace à la sécurité nationale provient du grand voisin du Nord. Cela n’empêche pas la poursuite ininterrompue des relations diplomatiques entre Téhéran et Moscou. Mais en matière de politique étrangère, Reza shah et son fils font le choix de l’alliance avec la Grande-Bretagne puis avec les Etats-Unis – telle est la ligne politique principale de leur stratégie internationale. Après 1962, les velléités d’indépendance de Mohammad-Reza Pahlavi conduisent à un rapprochement avec Moscou dans un contexte international de détente qui permet à l’Iran de disposer de nouvelles marges de manœuvre par rapport à l’allié américain. Il existe donc une coopération énergétique (secteur gazier en particulier), des négociations pour une possible coopération dans le nucléaire civil, des relations militaires, mais aussi des projets industriels russo-iraniens comme la construction de l’aciérie d’Ispahan.
Après 1979 et l’avènement de la République islamique, la stratégie internationale de l’Iran est d’abord fondée sur deux piliers : ambition théorique d’exporter la révolution islamique et tiers-mondisme militant. Depuis lors, la République islamique perçoit les Etats-Unis non seulement comme une menace pour la sécurité nationale, mais aussi pour l’identité islamique puis irano-islamique du nouveau régime. En dépit du slogan “Ni est, ni Ouest, République islamique”, Téhéran doit trouver un modus vivendi avec Moscou dès les années 1980. Après 1988-1989, la fin de la Première Guerre du Golfe (1980-1988) et le retrait de l’Armée Rouge de l’Afghanistan, s’ouvre une période de rapprochement entre Téhéran et Moscou. Aujourd’hui, il s’agit d’une entente tactique entre deux pays voisins qui tend à se renforcer dans le contexte des soulèvements arabes et de la réélection de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie (mars 2012).
Depuis le déclenchement de la crise syrienne au printemps 2011, la ligne diplomatique énoncée de concert par Téhéran et Moscou a suscité l’irritation des chancelleries occidentales. La rhétorique diplomatique de Moscou et de Téhéran insiste en effet sur le risque terroriste en Syrie, la non-ingérence dans les affaires internes d’un Etat étranger avec comme idée sous-jacente les accusations irano-russes d’un agenda occidental visant aux changements des régimes hostiles à leurs intérêts politiques sous couvert de volonté affichée de défense des droits de l’homme et de démocratisation. Un autre aspect de la doctrine diplomatique irano-russe est la nécessité de préserver le statu quo en Syrie car il est, pour leurs intérêts respectifs, préférable à l’émergence d’un nouveau régime qui pourrait décider d’une réorientation stratégique de la politique régionale et internationale de la Syrie. Force est de reconnaître que la crise syrienne a d’abord été une poussée démocratique avant d’évoluer vers une guerre civile inter-syrienne pour devenir, à l’été 2013, un affrontement aux ramifications régionales et internationales. Dans ce nouveau contexte d’extension du conflit syrien au Liban et à l’Irak qui demeure un foyer d’instabilité plus de dix ans après l’invasion américaine, toute solution politique en Syrie doit se construire autour de l’impérieuse nécessité de la stabilisation régionale incluant à la fois les acteurs régionaux (Arabie saoudite, Iran, Turquie, Qatar etc) mais aussi l’ensemble des puissances, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.
Depuis la réélection de Vladimir Poutine à la présidence en mars 2012, la Russie a réaffirmé sa stratégie d’indépendance vis-à-vis de l’Occident à propos des questions de politique interne : interdiction des financements des ONG par des fonds étrangers, régression démocratique, accroissement de l’influence de l’Eglise orthodoxe de Russie sur la vie politique et sociale [4], augmentation des investissements dans le complexe militaro-industriel. Le président russe a également décidé d’insister sur l’identité eurasiste de la Russie sur la scène internationale et sur le rôle traditionnel de la Russie, depuis l’Empire tsariste, en tant que protectrice des minorités au Moyen-Orient en général et des chrétiens d’Orient en particulier. Cette stratégie russe rejoint les préoccupations iraniennes concernant la montée des mouvements jihadistes financés et soutenus militairement par les pétromonarchies du Golfe à la suite de la crise syrienne et les deux pays partagent la même réflexion stratégique concernant les liens entre la situation au Moyen-Orient et le risque de voir un développement des activités des réseaux terroristes au Caucase notamment. Dans cet espace, Téhéran et Moscou sont tous deux alliés avec Erevan, l’un des principaux soutiens du régime de Bachar al-Assad. L’Arménie, la Russie et l’Iran s’inquiètent ainsi pour l’avenir de la minorité arménienne de Syrie.
Autrement dit, au-delà de ces sensibilités culturelles et religieuses partagées, il existe une alliance stratégique avec la Syrie qui est au centre de la stratégie moyen-orientale de l’Iran et de la Russie. Cette dimension stratégique est à la fois une question de prestige pour deux acteurs qui ont été marginalisés au Moyen-Orient dans les années 1990. Ils craignent également le basculement de la Syrie dans le camp pro-occidental. Cependant, il existe aussi des divergences irano-russes sur la question des relations avec Israël, de la notion de « résistance » au Moyen-Orient et des relations avec les islamistes des Frères musulmans. Les élites politiques russes sont très prudentes quant aux relations entre les islamistes radicaux chiites et sunnites qui partagent une matrice idéologique ayant de nombreux points communs (rejet de l’existence d’Israël, de « l’impérialisme américain » etc) et entretenant des coopérations tactiques. Il est donc inexact d’analyser les bouleversements stratégiques en cours au Moyen-Orient entre, d’un côté, un axe pro-sunnite soutenu par l’Occident et, de l’autre, une alliance pro-chiite soutenu par la Russie et la Chine.
Les objectifs de la Russie au Moyen-Orient relèvent de la realpolitik avec un refus de l’expansion de l’OTAN sur le territoire du principal allié régional de Moscou depuis la période soviétique. La crise syrienne est aussi, pour la diplomatie russe, un moyen d’assurer son indépendance vis-à-vis des chancelleries occidentales dans un contexte politique interne de réaffirmation de l’identité eurasiste de la Russie et de rejet des projets occidentaux d’exportation de la démocratie et des « valeurs » des droits de l’homme. Enfin, il existe aussi une divergence sur la méthode diplomatique occidentale fondée sur la menace du recours à la force et de l’imposition de sanctions économiques unilatérales. Tout comme dans la gestion du dossier nucléaire iranien, Moscou est favorable au dialogue et au multilatéralisme pour la résolution des crises régionales et internationales.
Pour Téhéran, la crise syrienne constitue une question d’affirmation de son statut de puissance régionale incontournable et la politique de soutien à Bachar al-Assad s’explique d’abord par la volonté des chancelleries occidentales de rejeter l’Iran hors de son environnement régional en éliminant son influence au Levant. Il s’agit également de préserver l’unité de « l’axe de la résistance » contre Israël et de la route stratégique entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban pour continuer d’être un acteur incontournable dans le conflit israélo-palestinien et israélo-arabe. Toutefois, ce soutien au régime de Bachar al-Assad complique les relations avec le Hamas palestinien qui tend à se rapprocher des pétromonarchies du Golfe dans un contexte d’accroissement des tensions sectaires dans la guerre civile syrienne. Au-delà de ces nuances entre les stratégies iranienne et russe dans le nouveau Moyen-Orient, les bouleversements en cours au niveau régional ont conduit au renforcement de l’axe Moscou-Téhéran sur la base d’intérêts géopolitiques convergents, en quelque sorte, suivant les grandes lignes du rapprochement irano-russe au Caucase et en Asie Centrale dans les années 1990.
Les élites politiques de la République islamique sont, dans une certaine mesure, parvenues à surmonter l’héritage conflictuel entre les deux pays. Cependant, compte tenu de l’importance du territoire (Iran zamin) dans la construction du nationalisme iranien, les sentiments anti-russes sont toujours très présents dans la population iranienne (en particulier dans les provinces du Nord). Au sein des élites politiques, la campagne pour les élections présidentielles de juin 2013 a une nouvelle fois démontré qu’il existe deux stratégies possibles en Iran vis-à-vis de la Russie.
Selon la première ligne défendue par Haddad-Adel [5] et Jalili, le contentieux avec les Etats-Unis n’est pas politique mais culturel et historique. Les Etats-Unis n’auraient jamais accepté l’avènement de la République islamique, il est donc indispensable, pour l’Iran, de développer des alliances stratégiques avec les rivaux de Washington (en particulier la Russie et la Chine). La seconde ligne est défendue par des réformistes et des conservateurs pragmatiques (Velayati, Rezai, Aref et Rouhani). Ces derniers soulignent la nécessité d’équilibrer les relations avec la Russie et la Chine par un dialogue avec l’Europe mais surtout avec Washington afin de préserver l’indépendance du pays. Dans cette perspective, il s’agit surtout d’éviter de positionner le pays en situation de dépendance vis-à-vis de la Russie et de la Chine qui sont perçus comme des grandes puissances potentiellement hostiles aux intérêts de la République islamique.
La dimension idéologique anti-occidentale reste cependant l’une des principales motivations dans la définition de la position iranienne vis-à-vis de la Russie. Pour la Russie, les relations avec l’Iran sont principalement une monnaie d’échange dans les relations avec Washington et un moyen d’affirmer l’identité eurasiste de la Russie sur la scène internationale. In fine, les relations russo-iraniennes demeurent asymétriques malgré la désintégration de l’Union soviétique.
CLÉMENT THERME, LES RELATIONS ENTRE TÉHÉRAN ET MOSCOU DEPUIS 1979
Clément Therme
Clément Therme est Membre associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) et du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS, il est notamment l’auteur de Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage Iran and the Challenges of the Twenty-First Century (Mazda Publishers, 2013).
Notes
[1] Rudi Matthee, ‘Facing a Rude and Barbarous Neighbor : Iranian Perceptions of Russians from the Safavids to the Qadjars’, in Abbas Amanat, Farzin Vedjani (eds), Iran Facing Others : Identity Boundaries in a Historical Perspective, Palgrave Macmillan, New York, 2012, pp. 99-125.
[2] Firouzeh Kashani-Sabet, ‘Fragile Frontiers : the Diminishing Domains of Qajar Iran’, International Journal of Middle East Studies, No. 29, 1997, pp. 205-234.
[3] Pierre Loti, Vers Ispahan, Paris, Christian Pirot, 1988, p. 203.
[4] Dans son dernier ouvrage, l’opposant russe aujourd’hui en exil Garry Kasparov explique ainsi qu’ « à la différence de l’Iran, où les imans [sic] exercent une influence sournoise, Poutine met l’Eglise orthodoxe russe en avant pour légitimer son régime répressif byzantin. Kirill a appelé son Eglise à soutenir Poutine. Dès lors qu’une institution religieuse est instrumentalisée à des fins politiques, pourquoi ne viendrait-on pas invoquer la Sainte Vierge pour qu’elle chasse Poutine ? ». Garry Kasparov, Poutine échec et mat !, Editions de L’Herne, Paris, 2012, p. 25.
[5] Le candidat à la présidence Haddad-Adel s’est retiré le 10 juin 2013 de la course à la présidence afin de favoriser une victoire des conservateurs. Il a défendu cette position lors du troisième et dernier débat télévisé entre les candidats concernant la politique interne et extérieure du pays.
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