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Principaux soutiens du régime syrien dans la guerre civile en cours, l’Iran et la Russie entretiennent des relations anciennes, asymétriques et paradoxales. Clément Therme, docteur en sociologie (EHESS) et docteur en relations internationales (IHEID, Genève) ainsi que membre associé au CADIS (EHESS-CNRS), revient sur leur histoire récente et propose un cadre théorique permettant de les penser du point de vue de Téhéran.
La dégradation de la crise syrienne en guerre civile et son enlisement persistant ont poussé à l’internationalisation de ses enjeux. Bien que la scène mondiale ne se soit pas subitement restructurée selon une configuration bipolaire où deux superpuissances s’affronteraient par acteurs interposés, le conflit en cours oppose des systèmes d’alliances de plus en plus ordonnés. Bien qu’ils restent hétérogènes, liés à des convergences d’intérêts potentiellement contingentes et parfois traversés par des tensions internes, ils offrent des clés de lecture dont le cours des événements paraît sanctionner la validité. Avant 2011, les relations altérées sous la présidence de George Bush entre les Etats-Unis et la Russie, paraissaient en voie d’amélioration tandis que le Qatar et la Turquie proposaient leurs missions de bons offices dans le dossier du nucléaire iranien. L’irruption des soulèvements arabes et son entrée rapide dans une phase conflictuelle ont cependant mis fin à ces dynamiques conciliatrices encore embryonnaires.
L’intervention occidentale en Libye a placé la Russie dans une posture d’opposition systématique aux options européennes et américaines dans le monde arabe, renforçant dans le même temps son soutien à un allié syrien en difficulté. Simultanément, les menaces pesant sur le régime de Bachar el-Assad avaient de quoi alarmer l’Iran, confronté au risque de voir s’effondrer le jeu d’alliance que la République islamique avait patiemment échafaudé dans le Levant et donc au voisinage d’Israël, avec le Hezbollah et les appuis syriens du parti chiite. Le rapport de force avec l’Etat hébreu, constituant un des fondements idéologiques (plus que purement stratégique) du régime, la sauvegarde de ses positions dans son environnement régional immédiat revêtait un caractère existentiel. Les convergences russo-iraniennes face à l’Occident, déjà existantes sur le dossier nucléaire, n’ont pu que s’en retrouver renforcées et le champ de bataille syrien s’est rapidement affirmé comme le centre de gravité des rapports entre Moscou et Téhéran à travers leurs soutiens conjoints au régime de Bachar el-Assad.
L’analyse actuelle de ces relations bilatérales, bien que soumise à l’urgence du suivi quotidien de ses évolutions, ne pourra cependant faire l’économie d’une mise en perspective historique et théorique. L’ouvrage de Clément Therme n’en aborde pas les tous derniers développements mais en constitue cependant un outil indispensable à leur compréhension. Cette thèse universitaire invite effectivement à penser la relation russo-iranienne et, se plaçant dans la perspective de Téhéran. Elle propose également une ouverture sur la question plus vaste de la perception, par l’Iran, de son environnement stratégique. Vu d’Europe occidentale, la relation russo-iranienne peut être envisagée au premier abord et au prisme des perceptions géopolitiques reçues comme mettant en jeu un acteur relevant de l’espace européen et un pays moyen-oriental. Elles doivent pourtant être appréhendée comme des relations de voisinage.
Remontant au IXe siècle, les relations entre la Russie et la Perse, d’abord de nature commerciale, prennent une dimension diplomatique à partir du XVIe siècle. Relativement équilibrées, elles sont bouleversées sous le règne de Pierre le Grand par l’arrimage de l’empire russe à la dynamique de la modernité européenne. Associant à une supériorité technique en cours de consolidation des velléités territoriales de plus en plus affirmées vers ses marges méridionales et orientales de part et d’autre de la mer Caspienne, à travers le Caucase et l’Asie centrale, la Russie prendra définitivement l’ascendant sur son voisin iranien au XIXe siècle. L’Iran condamné à l’affaiblissement graduel de sa position sur la scène internationale devient l’un des terrains d’affrontement du « Grand jeu » qui oppose Moscou à Londres pour la maîtrise de l’Asie centrale. Le nord du pays est progressivement placé sous tutelle russe, tandis que la Grande-Bretagne étend sa zone d’influence au sud, en lien avec ses avancées dans le Golfe. Les premières décennies de la période soviétique ne démentent pas cette politique d’influence mais, si l’URSS occupe le nord de l’Iran pendant la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide qui débute en 1947 y met un terme. L’Iran de Reza Shah Pahlavi appartiendra désormais au système de défense occidentale et son intégrité territoriale ne se trouvera plus contestée par le grand voisin soviétique.
Bien qu’essentiellement conflictuelles, les relations entre l’Empire russe, puis l’URSS, et les dynasties Safavide, Qadjar et Pahlévi ont contribué à structurer la modernité iranienne. Le voisinage d’un ennemi supérieur militairement et techniquement a contraint la Perse à prendre conscience de son retard et à tenter de se lancer dans une dynamique modernisatrice. C’est en partie par Saint-Pétersbourg et par Moscou que les idées européennes ont transité avant d’atteindre l’Iran, tandis que l’avancée de l’empire russe rendait nécessaire la délimitation d’un territoire « national » iranien et des structures étatiques conformes au nouvelles règles du jeu des puissances. C’est dans cette perspective qu’il faut également comprendre l’influence du marxisme en Iran depuis le début du XXe siècle. Cet élément communiste incarné par le parti Toudeh, opposant de premier ordre à la dynastie Pahlavi, jouera un rôle décisif dans la révolution de 1979 avant que cette dernière ne soit réappropriée par les islamistes sous la houlette de l’ayatollah Khomeiny.
Renvoyant est et ouest dos à dos, la République islamique adopte une doctrine stratégique guidée par des principes idéologiques. Or, si URSS et Etats-Unis sont conjointement rejetés pour leurs matérialismes respectifs, c’est vers le « Grand Satan » américain, ancien soutien du Shah, que l’hostilité du nouveau régime se porte en priorité. Le système international bipolaire, déjà effrité, n’implique cependant pas de rapprochement mécanique, aussi nuancé et tacite soit-il avec l’Union soviétique. L’enjeu pour la République islamique et ses chefs sera dorénavant de concilier un corpus révolutionnaire à la réalité des intérêts nationaux de l’Iran, face à ce qui n’est pas une entité abstraite uniquement définie par son idéologie mais un voisin direct et puissant. Clément Therme consacre le second temps de sa réflexion à cette tension propre à tout Etat révolutionnaire fondé sur un appareil doctrinal structuré entre le pragmatisme qui préside aux rapports internationaux et la nécessité de conformer son action extérieure aux principes qui le légitiment. Son attention se porte notamment sur l’hétérogénéité des mécanismes de décisions en matière de politique étrangère qui coexistent au sein du régime.
La chute de l’URSS en 1991, suivant de près la mort de Khomeiny en 1989, rend ces incompatibilités idéologiques théoriques caduques et d’un point de vue stratégique, l’Iran et la nouvelle Russie construisent progressivement des rapports de bon voisinage. La République islamique ne prétend nullement accroître son influence dans « l’étranger proche » de la Russie, ensemble pourtant très troublé au début des années 1990 et appartenant largement à la sphère culturelle iranienne que constituent les nouvelles républiques indépendantes du Caucase et d’Asie centrale. Ainsi, l’Iran ne soutient nullement l’indépendance de la Tchétchénie, contrairement à ses rivaux du Golfe persique. Moscou et Téhéran voient par ailleurs leurs positions converger. D’un point de vue idéologique, les deux régimes peuvent être caractérisés comme relevant de « l’autoritarisme électif » et rejettent l’un comme l’autre les prétentions universalistes du modèle démocratique occidental. Une certaine convergence, quoique très asymétrique, peut également être constatée dans les rapports qu’ils entretiennent avec le religieux. Si la Russie ne s’est évidemment pas muée en Etat théocratique, l’Eglise orthodoxe, ancienne religion d’Etat, y occupe un rôle politique central, en soutien à un régime de nature autoritaire. A des degrés différents et selon des modalités distinctes, l’Iran et la Russie puisent dans leurs traditions religieuses respectives, toutes intrinsèquement liées à leur histoire étatique, les fondements de leur exceptionnalité et de leur opposition à une influence occidentale jugée corruptrice.
Cependant, la Russie et l’Iran ne se trouvent pas sur un pied d’égalité. L’ascendant pris par Moscou à l’aube du XIXe siècle n’a jamais été remis en question. Pour la Russie la coopération stratégique avec l’Iran en matière énergétique, militaire et aérospatiale doit être comprise dans sa volonté d’opposition à « l’unilatéralisme » américain. Isolée diplomatiquement, la République islamique ne peut qu’entretenir avec obligeance cette relation qui justifie sur le plan interne son opposition aux Etats-Unis. En ce sens, l’alliance iranienne de la Russie est déterminée par l’évolution des relations entre Moscou et Washington dans le cadre desquels l’Iran fait figure de monnaie d’échange. On ne peut donc pas parler de partenariat stratégique, d’autant plus que la configuration actuelle des relations russo-iraniennes demeure largement tributaire du corpus idéologique de la République islamique.
En effet, stratégiquement, la Russie a des raisons de s’opposer à la puissance américaine mais paradoxalement ce n’est pas le cas de l’Iran. Son hostilité aux Etats-Unis est liée avant tout à l’héritage idéologique khomeyniste qui détermine encore la politique étrangère de la République islamique. D’un point de vue pragmatique, l’Iran aurait tout à gagner à une ouverture internationale. Etranglée par les sanctions, son économie exsangue accroit les risques de contestation. Le pays dispose des deuxièmes réserves mondiales de gaz et de pétrole, mais ne peut les exploiter du fait du monopole occidental en matière d’équipement d’extraction. Ses ressources naturelles, le niveau d’éducation de sa population ainsi que son positionnement géographique pourraient faire de l’Iran un grand émergent au prix d’une réforme idéologique. Cependant, la préservation du corps doctrinal du régime et son hostilité incantatoire à l’Occident le contraignent à une alliance avec la Russie, un concurrent sur le plan énergétique avec lequel aucune complémentarité commerciale n’est possible.
Clément Therme, Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979, Paris, PUF, 2012
Lire également :
– Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner – 100 questions sur l’Iran
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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