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Entretien avec Jean Marcou – Le sommet Turquie Iran Russie du 19 juillet 2022 : retour sur les relations turco-iraniennes et turco-russes au Moyen-Orient

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Jean Marcou
Publié le 21/07/2022 • modifié le 21/07/2022 • Durée de lecture : 6 minutes

Jean Marcou

Au Moyen-Orient, quels sont les points économiques et diplomatiques pouvant réunir les intérêts de la Turquie et de l’Iran ? Quelles sont les divergences entre ces deux États ?

 
Depuis une dizaine d’années, les relations commerciales entre l’Iran et la Turquie ont connu une forte hausse, mais celle-ci a été atténuée par la reprise de l’embargo lié au dossier nucléaire et par l’épidémie.
 
Sur le plan diplomatique, les relations turco-iraniennes ont toujours été inégales. Les points de désaccord sont nombreux, notamment en Syrie où les deux pays soutiennent des camps opposés ou dans le Caucase où Ankara est liée à l’Azerbaïdjan dont Téhéran se méfie en raison des liens de ce dernier avec Israël, préférant apporter son appui à l’Arménie (même si cela n’a pas été le cas lors de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, en 2020). L’Iran et la Turquie sont également rivaux en Irak même si l’un et l’autre se retrouvent pour s’opposer à l’indépendance de sa région kurde. Dans le Golfe, en 2017, ils ont appuyé le Qatar face à l’embargo décrété par l’Arabie saoudite et ses alliés. Mais ce qui a le plus rapproché ces deux voisins, souvent rivaux, est le désir d’éloigner les Occidentaux, et les Américains en particulier, de la région, qui s’est illustré depuis 2017 par le processus d’Astana qui voit trois pays pourtant en désaccord s’employer à essayer de stabiliser le conflit syrien.
 

De même, qu’en est-il pour la Turquie et la Russie ?

 
Le volume des échanges turco-russes qui atteint près de 35 milliards de dollars aujourd’hui est près de dix fois supérieur à celui des échanges turco-iraniens. Ce succès économique s’est construit sur la coopération énergétique, notamment gazière, même si la Turquie n’a cessé de diversifier ses approvisionnements, ces dernières années, au point que les importations de gaz russe représentent désormais moins de 35% de ses importations totales. La Russie construit également la première centrale nucléaire de la Turquie, fournit également à celle-ci des produits agricoles (céréales, huile de tournesol, en particulier), et lui envoie chaque année son contingent le plus important de touristes étrangers.
 
Sur le plan politique, en revanche, on peut dire que bien des ambiguïtés subsistent, ici aussi. On relève, en réalité, peu de convergences convaincantes. La Turquie notamment n’a jamais approuvé l’annexion de la Crimée, et elle a immédiatement condamné l’invasion russe de l’Ukraine. Toutefois, au cours de la dernière décennie, les deux pays se sont retrouvés pour écarter les Occidentaux, comme on a pu le voir en Syrie, dans le Caucase, voire dans une certaine mesure, en Afrique. Cette connivence explique qu’en février dernier, après avoir dénoncé la violation de la souveraineté de l’Ukraine, Ankara ait refusé d’appliquer les sanctions européennes contre Moscou.
 

Lors de ce sommet, la question de la Syrie a été à l’ordre du jour. Quels ont été les positionnements de chacun ?

 
C’est un point particulier de la guerre en Syrie qui a surtout été abordé, celui d’une nouvelle intervention militaire turque dans le nord de ce pays contre les milices kurdes YPG. Rappelons que ce projet a été lancé, depuis mai dernier, parallèlement à la candidature de la Suède et la Finlande, accusées par Ankara de soutenir « le terrorisme kurde ». Certes, au sommet de l’OTAN à Madrid, le 28 juin, la Turquie a levé son véto à l’adhésion de ces deux pays, mais elle entend bien les maintenir sous pression. Montrer que l’on combat militairement « le terrorisme » permet ainsi de se préparer à demander des comptes, voire à brandir de nouveau la menace d’un véto, avant l’intégration définitive d’Helsinki et de Stockholm. En outre, la question de cette nouvelle intervention turque avait déjà été posée, lors de la venue de Sergueï Lavrov, à Ankara, le 8 juin dernier. Mais le chef de la diplomatie russe était resté très évasif. On ne peut pas dire que la Turquie ait eu plus de succès à Téhéran, car ses deux partenaires du processus d’Astana, tout en disant comprendre sa crainte du « terrorisme », ne lui ont pas donné le blanc sein qu’elle espérait, l’Iran manifestant même une franche hostilité à une nouvelle incursion militaire turque en Syrie. Les trois pays sont cependant tombés d’accord pour demander le départ des forces spéciales américaines, stationnées au Rojava pour apporter leur soutien aux YPG. Mais pour Recep Tayyip Erdoğan, ce n’aura été qu’un maigre lot de consolation, alors même que son projet de nouvelle offensive en Syrie semble compromis par ce nouveau refus.
 

D’autres sujets ont-ils été évoqués ?

 
Une autre question majeure évoquée a été la question de l’ouverture de couloirs sécurisés en mer Noire pour permettre la reprise des exportations de céréales ukrainiennes et prévenir la crise alimentaire mondiale qui se profile, si le gel de ces exportations persiste. La Turquie déploie un fort activisme diplomatique à ce sujet depuis le mois de juin et elle a même réussi, la semaine dernière, à organiser une rencontre entre Russes et Ukrainiens à laquelle l’ONU est associée. Ankara espérait donc voir consacrer son rôle de premier médiateur du conflit ukrainien, mais là encore le résultat n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Vladimir Poutine a expliqué que des progrès indiscutables avaient été accomplis en la matière, et il a remercié son homologue turc du rôle qu’il a joué, mais il n’a pas donné définitivement son accord, en le conditionnant à la levée du blocage des exportations de céréales russes. La Turquie a néanmoins assuré qu’un accord serait trouvé dès la semaine prochaine.
 
Le dernier volet de ce sommet concernait en fait surtout les relations russo-iraniennes, notamment en matière énergétique. Gazprom (le géant russe du gaz) a signé avec la NIOC (la compagnie nationale pétrolière iranienne) un accord de 40 milliards de dollars d’investissements, concernant des projets de liquéfaction du gaz et de construction de pipelines. Mais ce moment russo-iranien du sommet aurait aussi concerné la livraison de drones par l’Iran à la Russie qui en a grand besoin face à l’Ukraine, équipée en la matière par… la Turquie. L’affaire, démentie par les deux intéressés, concernerait plus d’une centaine de drones, et n’a pas échappé d’ailleurs au Pentagone, qui a mis en garde l’Iran contre un tel soutien apporté à la Russie.
 

La Russie, dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, a-t-elle eu un intérêt particulier à cette rencontre avec la Turquie et l’Iran, au-delà de la question syrienne ?

 
Bien sûr, pour la Russie, il est capital de montrer qu’au-delà du conflit qu’elle conduit en Ukraine et qui s’éternise, elle reste présente sur la scène diplomatique internationale. À cet égard, pour elle, plus que celle de l’Iran isolé qui est l’objet de sanction, c’était surtout la présence de la Turquie, membre de l’OTAN, qui était importante. Recep Tayyip Erdoğan, qui s’est permis de faire attendre son homologue russe, avant leur tête-à-tête, a bien senti que, lors de ce sommet du processus d’Astana (le premier depuis la fin de l’épidémie), Vladimir Poutine était dans une position beaucoup moins favorable que précédemment.
 

Cette rencontre s’est déroulée quelques jours après la venue au Moyen-Orient du président Biden (13 au 16 juillet). Peut-on penser que la Turquie, la Russie et l’Iran peuvent resserrer leurs intérêts au Moyen-Orient afin de faire contrepoids aux Etats-Unis ?

 
« Resserrer leurs intérêts » est beaucoup dire, compte tenu des dissensions qui persistent entre les trois partenaires et que Vladimir Poutine n’a pas manqué d’ailleurs de faire remarquer, mais il est sûr que le rapprochement des deux événements a amené le sommet de Téhéran à être perçu comme une réponse à la récente tournée de Joe Biden au Moyen-Orient. Avant de se rendre dans le Golfe, le président américain avait en effet rencontré le Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, et s’était engagé à ne jamais permettre l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran. Peu après en Arabie saoudite, il avait assuré que les États-Unis n’avaient pas l’intention de se détourner du Moyen-Orient et de laisser la place à la Chine, la Russie et l’Iran. Des propos vivement condamnés par l’Iran dans la perspective du sommet de Téhéran qui s’est tenu quelques jours plus tard.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
A Astana, la redéfinition des rapports de force dans les négociations sur la Syrie

Publié le 21/07/2022


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble (France) après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/). Il a été aussi directeur de la Section francophone de la Faculté d’Économie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (Égypte), entre 2000 et 2006.
A l’IEP de Grenoble, il est directeur des relations internationales et dirige également le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient. » Ses principaux champs d’enseignement et de recherche concernent la vie politique turque (Constitutions, élections et partis politiques…), les transitions politiques dans le sud de l’Europe, l’Union européenne, et l’évolution des équilibres politiques au Moyen-Orient (vue notamment au travers de la politique étrangère turque).

Derniers articles parus (2011-2012)
 Nombreux articles dans le « Blog de l’OVIPOT » : http://ovipot.hypotheses.org
 Marcou (Jean), « Turquie. La présidence de la République, au cœur des mutations du système politique », P@ges Europe, 26 mars 2012 – La Documentation française © DILA http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000481-turquie.-la-presidence-de-la-republique-au-caeur-des-mutations-du-systeme-politique-par/article
 Marcou (Jean). « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
 Marcou (Jean). « La place du monde arabe dans la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoglu », in Dorothée Schmid (dir.), Le retour de la Turquie au Moyen-Orient, Editions du CNRS - IFRI, décembre 2011, p. 49-68
 Marcou (Jean).- « La nouvelle politique étrangère de la Turquie », Les Clés du Moyen-Orient, décembre 2011, http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-nouvelle-politique-etrangere-de.html
 Marcou (Jean). « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, N°379, novembre 2011, p. 5 à 22.
 Marcou (Jean). « La politique turque de voisinage », EurOrient (L’Harmattan), N°35-36, novembre 2011, p. 163-179
 Marcou (Jean). « Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais maître à bord », Grande Europe (La Documentation française), N°36, Septembre 2011, p. 12 à 21.
 Marcou (Jean). « Turcs et Arabes : vers la réconciliation ? » in Qantara (Revue de l’Institut du Monde Arabe), N°78, janvier 2011, p. 49 à 54.


 


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