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Coronavirus : la Turquie sera-t-elle la « prochaine Italie » ?

Par Emile Bouvier
Publié le 27/03/2020 • modifié le 16/06/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

A view of the Galata Bridge and Suleymaniye Mosque ® in central Istanbul, deserted due to the novel coronavirus, COVID-19, outbreak on March 26, 2020.

BULENT KILIC / AFP

I. Etat des lieux de l’épidémie

Alors que le COVID-19 est apparu en décembre 2019 en Chine et que des pays très impliqués commercialement et culturellement avec la Turquie comme l’Italie et l’Iran détectaient respectivement leurs premiers cas de coronavirus le 31 janvier et le 19 février, la Turquie a dit jusqu’au 10 mars n’avoir diagnostiqué aucun malade. Cette apparition tardive du virus, dans un pays s’avérant pourtant être un carrefour tant géographique, commercial que de transport, a amené plusieurs mouvements d’opposition au régime turc à soupçonner ce dernier d’avoir caché l’existence de personnes atteintes du virus en Turquie afin de ne pas décrédibiliser l’action gouvernementale, ne pas créer de mouvements de panique dans le pays et ne pas affecter l’économie nationale (6).

Dans les jours qui suivront la détection du premier cas de coronavirus, et sans surprise, le nombre de malades augmentera exponentiellement : d’un seul malade recensé au premier jour de l’épidémie, le nombre de personnes contaminées passera à 98 au septième jour, puis à 1 529 au quatorzième. Le 24 mars, le ministre turc de la Santé, Fahrettin Koca, annonçait que 1 872 personnes étaient atteintes et que 44 d’entre elles étaient décédées des suites du coronavirus (7). Comme dans le reste du monde, la grande majorité des victimes s’avère âgée et présentait, dans la plupart des cas, une comorbidité, c’est-à-dire des pathologies ou des troubles de santé préexistants que le coronavirus est venu aggraver brutalement.

Aujourd’hui encore toutefois, comme ailleurs dans le monde, la question du décompte des malades se pose en Turquie : une large part se montrant asymptomatique et ne se présentant donc pas auprès des services de santé nationaux (urgences, médecins de proximité, etc.), le nombre de personnes contaminées est certainement sous-évalué. La pratique de tests n’est pas assez généralisée pour permettre l’établissement de tendances fiables sur la croissance de l’épidémie dans le pays : selon des données du ministre turc de la Santé, seuls 3 656 patients ont été testés le 20 mars par exemple, avant de passer à 2 953 le lendemain et à 1 758 le 22 mars.

II. La réponse des autorités au coronavirus

Dans ce cadre, quelles ont été les mesures prises par les autorités turques ? Dans un premier temps, et dans un souci de ne pas paralyser le pays, le gouvernement s’est employé à isoler la Turquie des pays à risques, sans pour autant confiner sa population. Le 13 mars, les vols reliant la Turquie à la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, l’Autriche, les Pays-Bas et les pays scandinaves ont ainsi été suspendus jusqu’à nouvel ordre ; dans les jours qui suivront, les frontières avec l’Azerbaïdjan et la Géorgie seront également fermées.

Rapidement toutefois, face à la propagation galopante du virus, les autorités se résoudront le 16 mars à fermer les commerces non indispensables (cafés, salles de sports, théâtres, etc.), tout en allongeant la liste des pays avec qui les vols sont interrompus (Egypte, Royaume-Uni, Irlande, Suisse, Arabie saoudite et Emirats arabes unis). La pratique religieuse a elle aussi été encadrée le 19 mars, la Direction turque des affaires religieuses (Diyanet) ayant annoncé la fermeture des mosquées le vendredi (jour où les mosquées sont les plus fréquentées en raison de la prière du vendredi, la Jumu’ah).

Concernant les établissements scolaires, la Turquie a voulu ici aussi se montrer prudente, fermant partiellement les écoles le 12 mars avant, finalement, de clôturer la totalité des établissements. Les autorités turques se sont toutefois employées, dès la fermeture, à concevoir un système éducatif alternatif, à la télévision notamment. Finalisé le 23 mars, ce nouveau programme a été inauguré le même jour par un premier cours télévisé dispensé par le ministre de l’Education nationale, Ziya Selçuk (8), sur la chaîne TRT EBA TV.

Les personnes âgées, particulièrement vulnérables au virus, ont également fait l’objet de mesures spéciales. Le 20 mars par exemple, dans plusieurs grandes villes de Turquie (Konya, Malatya et Bal ?kesir notamment), la gratuité des transports publics pour les personnes de plus 65 ans a été suspendue, afin de dissuader ces dernières d’emprunter ces moyens de transport souvent densément fréquentés. Le 21 mars, un confinement total a finalement été imposé à cette tranche d’âge de la population (9).

Afin de soutenir l’économie, le Président Recep Tayyip Erdo ?an a annoncé la mise en place d’un plan Marshall de 14,3 milliards de dollars, tout en promettant l’adaptation du corpus législatif régissant l’économie turque afin de la protéger autant que possible des effets de la crise.

Le confinement total de la population n’a toutefois pas été imposé par les autorités : si les Turcs sont fortement encouragés à rester chez eux, de nombreux internautes s’offusquent des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, montrant de larges rassemblements de personnes dans les grandes villes ou sur les fronts de mer (10). Par ailleurs, si les cafés et les écoles ont été fermés par les autorités, il n’en va pas de même des parcs, des restaurants ou encore des transports publics. La tolérance accordée ainsi par le gouvernement vis-à-vis du respect du confinement et des mesures dites de « distanciation sociale » explique, entre autres choses, les critiques formulées à l’encontre de l’action gouvernementale.

III. Critiques de l’action gouvernementale

Si certains experts craignent que la Turquie ne devienne une « nouvelle Italie », c’est-à-dire un nouveau foyer de l’épidémie, c’est que l’action gouvernementale n’a pas été à la hauteur de ce que certains scientifiques ou figures de l’opposition auraient souhaité.

Ainsi, alors que le ministre de la Santé Fahrettin Koca avait annoncé que la Corée du Sud était un exemple à suivre, cette dernière étant parvenue à endiguer l’épidémie en partie grâce à la réalisation journalière de 20 000 tests, la réalisation de ces derniers reste pour le moment marginale en Turquie : au 24 mars, soit 14 jours après la détection du premier cas, seuls 21 874 citoyens turcs auraient été testés selon le ministère turc de la Santé (11).

L’absence de transparence des autorités est également abondamment critiquée par l’opposition mais aussi par un grand nombre de membres du corps médical. Le 23 mars par exemple, l’Association médicale turque (TTB) a pressé le gouvernement de se montrer davantage communicatif : « le gouvernement turc cache les véritables chiffres […] et fait de la propagande pour montrer combien il gère bien le problème. Ils savent que cette situation va avoir de sévères conséquences politiques et économiques », affirmait le 24 mars le docteur turc Emrah Alt ?nd ?s au quotidien Balkan Insight (12).

Les critiques font également état de l’inadaptation des mesures prises par le gouvernement mais, plus encore, du retard de l’implémentation de ces dernières et des préparatifs face à l’arrivée du virus. Faik Öztrak, co-président du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a ainsi souligné que le personnel médical a manqué d’équipement de protection (masques et gels hydroalcooliques) dès le début de la crise, tandis que les hôpitaux n’étaient, quant à eux, pas préparés à l’arrivée massive et soudaine de patients atteints par le virus (13).

En réaction à ces critiques, le ministère de la Santé a par exemple initié une enquête contre la directrice d’une clinique après que celle-ci ait averti par vidéo ses homologues de la sous-évaluation du nombre de personnes contaminées pratiquée, selon elle, par le gouvernement (14). Au cours de la semaine du 16 au 22 mars par ailleurs, 137 personnes ont été arrêtées pour « propagation de mensonges et critique de ministres et hauts responsables sur les réseaux sociaux » (15) : ces personnes auraient attiré l’attention des autorités en affirmant que ces dernières diffusaient des chiffres volontairement biaisés afin de minimiser l’ampleur de l’épidémie en Turquie.

Ainsi, de manière générale, il est reproché au gouvernement turc de ne pas prendre assez au sérieux l’ampleur de la crise et de ne pas mettre en place, en conséquence, de mesures assez drastiques pour contenir l’épidémie. A cet égard, le respect très relatif du confinement par la population turque en est une illustration.

Ces éléments font ainsi craindre aux chercheurs une aggravation de l’épidémie en Turquie, synonyme par ailleurs de crise économique, sociale et humanitaire - la Turquie accueillant plus de 3,6 millions de réfugiés syriens.

IV. Perspectives à moyen terme de la crise en Turquie

En ce qui concerne la crise sanitaire, elle attire l’attention en raison de la courbe de croissance du nombre de malades : celle-ci se montre plus accentuée que celle de l’Italie aux premiers jours respectifs de l’épidémie : alors qu’au terme de la première semaine de l’épidémie les Italiens étaient 98 à être infectés, les Turcs étaient déjà 191 ; au dixième jour, l’écart s’est davantage creusé, l’Italie comptant 229 malades contre 670 en Turquie ; au treizième jour, les autorités italiennes déploraient 655 malades, contre 1 529 sur le territoire turc (16). L’absence de mesures de confinement général pour l’ensemble de la population, seul remède fiable pour le moment à la crise, comme le montre l’exemple chinois, n’est pas encore appliqué en Turquie et n’est pas évoqué par les autorités à Ankara. L’épidémie risque donc de poursuivre sa progression exponentielle.

Sur le plan économique, la crise sanitaire impactera probablement la Turquie, notamment en matière de tourisme : si une majorité de Turcs continue pour le moment à travailler en raison de l’absence de confinement obligatoire, la cessation d’une très large majorité des vols reliant la Turquie au reste du monde grèvera très substantiellement le secteur touristique, essentiel à l’économie du pays. Le think tank britannique Capital Economics estime ainsi que la crise sanitaire en Turquie devrait provoquer une contraction de 2% du PIB cette année (17), malgré les assurances du ministre turc des Finances Berat Albayrak qui affirme que la Turquie atteindra ses objectifs de 5% de croissance pour 2020 (18).

Les 4 millions de réfugiés (syriens, afghans, irakiens…) présents sur le territoire turc constituent, quant à eux, une préoccupation humanitaire majeure pour les organisations de solidarité internationale. L’irrégularité du suivi médical dont bénéficient les réfugiés, couplée aux infrastructures sanitaires précaires dans les camps, font d’eux des cibles de l’épidémie (19) et de potentiels futurs malades qui ne bénéficieront que de soins très limités. Les camps, souvent surpeuplés, constituent de plus des endroits où le confinement s’avère difficile et la transmission du virus aisée.

La tendance suivie actuellement par l’épidémie en Turquie inquiète ainsi les observateurs nationaux et internationaux. Le silence du gouvernement sur la propagation du virus, additionné à sa volonté de ne pas paralyser le pays par des mesures sanitaires trop drastiques, risquent d’accroître la gravité de la crise épidémiologique. L’évolution de l’épidémie dans les jours à venir devrait déterminer, assez rapidement, si les craintes des chercheurs sont avérées, et si la Turquie s’achemine vers la situation que connaît l’Italie.

Notes :
(1) Cf. https://ahvalnews.com/turkey-coronavirus/coronavirus-turkey-growing-faster-italy-expert-says
(2) A l’instar de Michael Tanchum, chercheur spécialisé sur le bassin méditerranéen auprès du think tank « Austrian Institute for European and Security Policy ».
(3) A l’instar d’Emrah Altindis dans l’article “Turkey’s Coronavirus Crisis Risks Rivalling Italy, Experts Warn” diffusé par BalkanInsight le 24/03/2020 : https://balkaninsight.com/2020/03/24/turkeys-coronavirus-crisis-risks-rivalling-italy-experts-warn/
(4) https://english.alaraby.co.uk/english/news/2020/3/21/turkey-removes-benches-as-elderly-refuse-to-stay-home
(5) Au 24 mars 2020, l’Italie déplorait la mort de 6 077 malades, contre 3 283 pour la Chine, foyer originel de l’épidémie. Source : OMS https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/situation-reports/20200324-sitrep-64-covid-19.pdf?sfvrsn=703b2c40_2
(6) https://www.theguardian.com/world/2020/mar/11/turkey-announces-its-first-case-of-coronavirus
(7) https://www.aa.com.tr/en/latest-on-coronavirus-outbreak/turkey-coronavirus-death-toll-climbs-to-44/1778166#
(8) https://www.haaretz.com/middle-east-news/turkey/.premium-turkey-isn-t-buying-erdogan-s-cure-for-the-coronavirus-crisis-1.8695243
(9) https://www.hurriyet.com.tr/gundem/son-dakika-haberi-icisleri-bakanligi-duyurdu-65-yas-ustune-disari-cikma-sinirlandirildi-41474569
(10) https://www.turkishminute.com/2020/03/23/despite-increasing-covid-19-cases-many-turks-refuse-to-avoid-crowds/
(11) https://www.dailysabah.com/turkey/turkey-to-increase-health-personnel-as-coronavirus-cases-reach-1529/news
(12) https://balkaninsight.com/2020/03/24/turkeys-coronavirus-crisis-risks-rivalling-italy-experts-warn/
(13) https://www.turkishminute.com/2020/03/18/chp-politician-says-turkey-late-in-taking-economic-measures-against-coronavirus/
(14) https://www.birgun.net/haber/ankara-universitesi-nden-sosyal-medyadaki-koronavirus-videosu-hakkinda-aciklama-292332
(15) https://www.haaretz.com/middle-east-news/turkey/.premium-turkey-isn-t-buying-erdogan-s-cure-for-the-coronavirus-crisis-1.8695243
(16) https://balkaninsight.com/2020/03/24/turkeys-coronavirus-crisis-risks-rivalling-italy-experts-warn/
(17) https://research.cdn-1.capitaleconomics.com/9e8ef7/slashing-our-forecasts-across-the-region.pdf
(18) https://www.dw.com/tr/%C3%B6nlem-paketinde-i%C5%9Fsizler-unutuldu/a-52841304
(19) https://www.voanews.com/science-health/coronavirus-outbreak/chaos-refugees-scramble-shelter-coronavirus-turkey

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Coronavirus : la peur gagne Israël
 Le Majlis, miroir fragile des luttes de la société iranienne
 Point de situation sur les réfugiés en Turquie, leitmotiv diplomatique du Président turc

Sitographie :
 Turkey Promises €14.3 Billion Economic Support amid Pandemic, BalkanInsight, 18/03/2020
https://balkaninsight.com/2020/03/18/turkey-promises-e14-3-billion-economic-support-amid-pandemic/
 Turkey limits shopping, transportation over coronavirus, Anadolu Agency, 24/03/2020
https://www.aa.com.tr/en/latest-on-coronavirus-outbreak/turkey-limits-shopping-transportation-over-coronavirus/1776819#
 Turkey : Coronavirus death toll climbs to 44, Anadolu Agency, 24/03/2020
https://www.aa.com.tr/en/latest-on-coronavirus-outbreak/turkey-coronavirus-death-toll-climbs-to-44/1778166#
 Turkey tightens restrictions to curb coronavirus outbreak, Al Monitor, 24/03/2020
https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/03/turkey-tighten-restrictions-curb-coronavirus-outbreak.html
 Turkey’s Coronavirus Crisis Risks Rivalling Italy, Experts Warn, BalkanInsight, 24/03/2020
https://balkaninsight.com/2020/03/24/turkeys-coronavirus-crisis-risks-rivalling-italy-experts-warn/
 Chaos as Refugees Scramble to Shelter from Coronavirus in Turkey, VOA News, 23/03/2020
https://www.voanews.com/science-health/coronavirus-outbreak/chaos-refugees-scramble-shelter-coronavirus-turkey
 Coronavirus in Turkey growing faster than Italy, expert says, Ahval News, 20/03/2020
https://ahvalnews.com/turkey-coronavirus/coronavirus-turkey-growing-faster-italy-expert-says
 Turkey removes park benches as elderly ’refuse to stay home’ despite rising coronavirus death toll, The New Arab, 21/03/2020
https://english.alaraby.co.uk/english/news/2020/3/21/turkey-removes-benches-as-elderly-refuse-to-stay-home
 Turkey announces its first case of coronavirus, The Guardian, 11/03/2020
https://www.theguardian.com/world/2020/mar/11/turkey-announces-its-first-case-of-coronavirus
 Despite increasing COVID-19 cases, many Turks refuse to avoid crowds, Turkish Minute, 23/03/2020
https://www.turkishminute.com/2020/03/23/despite-increasing-covid-19-cases-many-turks-refuse-to-avoid-crowds/

Publié le 27/03/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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