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Entretien avec Yohanan Benhaim - « Il est étonnant de voir que le représentant de la principale coalition d’opposition se soit maintenu si haut dans les sondages, alors que la visibilité dans les médias officiels n’a pas du tout été égale »

Par Ines Gil, Yohanan Benhaim
Publié le 16/05/2023 • modifié le 16/05/2023 • Durée de lecture : 9 minutes

Les deux principaux rivaux à l’élection présidentielle du 14 mai étaient Recep Tayyip Erdoğan (AKP) et Kemal Kılıçdaroğlu (CHP). Il semble qu’ils aient mobilisé leurs soutiens sur des thèmes très différents, quels sujets ont rythmé la campagne électorale ?

Concernant le pouvoir en place, son discours s’inscrit dans une continuité idéologique depuis 2015, année où l’Etat turc a rompu le processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Entre 2013 et 2015, ce processus de paix avait notamment mis en avant le Parti démocratique des peuples (HDP) et ne profitait pas réellement au Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan sur le plan électoral. En parallèle, les Unités de protection du peuple (YPG) gagnaient du terrain en Syrie, soutenues par Washington. La conjonction de la situation politique en Turquie et des développements en Syrie ont entraîné un changement de cap politique pour le pouvoir.

La même année, suite aux élections de juin 2015, l’AKP s’allie à l’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), pour se maintenir au pouvoir. A partir de là, l’AKP se repositionne dans le champ politique sur de nouvelles bases. Ses partisans traditionnels se maintiennent, mais il commence à développer un discours souverainiste, ultra-nationaliste, propre à l’extrême droite turque. Il puise alors dans un langage bien connu en Turquie, qui avait été omniprésent au cours des années 1990, au moment de la « sale guerre » entre le PKK et l’armée turque. Selon le pouvoir, la nation turque doit être soudée pour soutenir les institutions étatiques contre les forces intérieures (le mouvement kurde à partir de 2015 et les gulénistes à partir du coup d’Etat manqué de 2016). L’Etat doit être d’autant plus fort que ces mouvements sont soutenus, dans le discours de l’AKP, par des puissances étrangères, sous-entendu les anciennes puissances impériales qui avaient participé au démantèlement de l’Empire ottoman et qui essayeraient aujourd’hui de démanteler la Turquie. Ces « ennemis extérieurs » étant les Etats-Unis en particulier (qui soutiennent les forces kurdes en Syrie et où Fethullah Gülen séjourne), et plus généralement l’Union européenne, la France, les pays occidentaux.

Ces thématiques ont dominé le discours de l’AKP durant la campagne pour les élections de ce dimanche 14 mai, avec un discours récurrent sur « l’autonomie de la Turquie » durant les meetings du parti d’Erdoğan. La Turquie étant menacée par un certain nombre d’ennemis, elle doit développer une autonomie pouvant être assurée par l’autonomie des capacités de production, en particulier dans la haute technologie et la défense, avec l’inauguration d’une centrale nucléaire à Akkuyu en partenariat avec la Russie et la production de voitures électriques et de drones. La production locale est centrale dans le discours de l’AKP, qui se pose en garant de l’autonomie du pays. Il faut dire que ces productions locales s’ajoutent au bilan de l’AKP en termes d’infrastructures, avec la construction de nouveaux aéroports, d’universités, d’hôpitaux, de ponts, mais aussi le fait que durant ces deux dernières décennies, le niveau de vie a augmenté et que les services publics se sont développés (et libéralisés). Ce bilan est souvent rappelé et suffit en grande partie à garantir le soutien d’une large partie des électeurs. Alors que la campagne a lieu dans un contexte de crise économique, l’AKP a aussi relevé le salaire minimum et présenté d’autres mesures d’aides pour la population, sans remettre en question sa politique économique pour autant. Le développement du pays comme son affirmation sur le plan international comme puissance moyenne durant ces deux dernières décennies sont des sources de fierté pour l’opinion publique du pays.

Le pouvoir ne cesse de répéter que l’opposition est soutenue par des forces étrangères. La couverture des élections par la presse occidentale comme Der Spiegel, The Economist ou L’Express, a d’ailleurs été reprise par l’AKP comme la preuve d’un soutien international à l’opposition. Cela peut avoir un impact électoral, car l’opposition est présentée comme dépendante de forces étrangères, potentiellement ennemies, et l’AKP se place en position de victime contre ces forces supérieures. Quand Erdoğan reproche à Kemal Kılıçdaroğlu de soutenir les « terroristes kurdes », il utilise la même rhétorique, le soutien international étant lié au terrorisme.

L’AKP critique aussi Kılıçdaroğlu sur le plan des valeurs morales. Le candidat de l’opposition favoriserait la perte de repères de la société en remettant en question les traditions. Dans le discours du pouvoir, l’opposition est décrite comme infidèle (« Koufar »), elle est présentée comme une élite bourgeoise coupée de la réalité du pays qui ne respecte pas les traditions musulmanes, et elle est accusée de défendre les droits LGBT. Le ministre de l’Intérieur a été jusqu’à affirmer que le mariage avec les animaux sera bientôt permis, pour alimenter cette panique morale sur l’éventualité de la légalisation du mariage avec les personnes de même sexe. A noter que ce discours contredit la position d’Erdoğan à son arrivée au pouvoir au début des années 2000, il affirmait alors que les LGBT devaient pouvoir vivre en sécurité. Depuis, son discours a considérablement changé, car il a besoin du soutien des partis islamistes durs et de l’extrême droite pour se maintenir au pouvoir.

Dans ce contexte, on a observé une exacerbation des tensions ces dernières semaines. Le 6 mai, le meeting du maire d’Istanbul, une des figures de l’opposition, a été interrompu par des jets de pierre à Erzurum, dans l’est du pays. De plus, le ministre de l’Intérieur a affirmé que les élections du 14 mai équivalaient à un coup d’Etat politique, en comparant le scrutin avec le coup d’Etat manqué de juillet 2016. Il a ainsi légitimé, a priori, la mobilisation populaire en cas de victoire de l’opposition, de la même manière que la mobilisation populaire avait permis l’échec du coup d’Etat en 2016.

Et concernant l’opposition ? Quels thèmes se sont dégagés ?

La coalition de six partis hétéroclites réunis derrière la candidature à la présidentielle de Kemal Kılıçdaroğlu a développé plusieurs grandes thématiques durant cette campagne.

Premièrement, la question de la réconciliation avec l’ensemble des composantes de la société turque, notamment en rassemblant les Kurdes et les conservateurs. Ce thème est récurrent dans le discours du leader du Parti républicain du peuple (CHP), qui entame depuis quelques années sa mue. Même si certaines formations parties à la coalition ne sont pas sur cette ligne, comme le parti nationaliste du Bon Parti (IYI).
Le parti kémaliste (CHP) cherche ainsi à montrer qu’il n’est plus une formation anti-religieuse. Ce discours semble en partie fonctionner. La présence de femmes voilées durant un grand meeting organisé à Istanbul le 6 mai, a en effet marqué les esprits. Si ce discours ne touche pas l’ensemble des milieux conservateurs, il permet au moins, pour le CHP, d’attirer certains électeurs indécis. Kılıçdaroğlu a été très clair concernant l’autorisation du port du voile à l’université instaurée par Erdoğan, elle ne sera pas remise en cause. Le leader de l’opposition veut que le CHP ne soit plus un vote repoussoir pour les conservateurs.
Concernant le mouvement kurde, le CHP cherche à porter un agenda de réforme. Ce discours porte dans les régions kurdes de l’Est, où la formation attire une partie de la jeunesse, ce qui est un fait extrêmement nouveau. Historiquement, le CHP est en effet associé à la répression des années kémalistes, aux massacres de Dersim, à la répression de la révolte de Cheïkh Saïd, etc. Mais les jeunes générations ont connu la guerre sous l’AKP et voient au contraire le parti kémaliste développer une politique d’ouverture, et ne se retrouvent plus toujours pour certains dans le discours d’un mouvement kurde affaibli par la répression.

Deuxièmement, Kılıçdaroğlu porte un discours sur la justice, sur la nécessité d’un retour de l’Etat de droit. Cette rhétorique trouve un écho en Turquie, et principalement dans les régions à majorité kurde, où l’Etat de droit a été particulièrement malmené (Ces dernières années, les représentants des partis pro-kurdes élus démocratiquement sont systématiquement remplacés par des préfets placés par l’AKP). Dans ce cadre, l’opposition a également placé le renouveau de l’Etat comme institution neutre et juste au centre de son discours, pour mettre fin aux pratiques népotiques du pouvoir.

Par ailleurs, sur la question des réfugiés, sur la même ligne que le pouvoir, l’opposition a développé un discours très dur, appelant au retour des Syriens dans leur pays. Aujourd’hui, la communauté syrienne craint l’arrivée de Kılıçdaroğlu au pouvoir. Son statut est déjà précaire avec l’AKP d’Erdoğan, mais la victoire de l’opposition pourrait accélérer son retour en Syrie. Cette rhétorique xénophobe cible également les Afghans, qui sont de plus en plus nombreux en Turquie. Mais c’est justement parce que l’opposition et l’AKP sont à peu près sur la même ligne concernant l’immigration que ce thème n’a pas été très important pendant la campagne. L’opposition veut se démarquer en imposant ses propres thèmes, pour maîtriser son agenda. Elle a donc évité de réagir aux provocations verbales ou physiques de l’AKP et de ses partisans.
Enfin il faut noter que l’opposition met aussi l’accent sur l’économie, dans un contexte de crise extrêmement forte, mais peine parfois à imposer des mesures fortes sur ce thème.

L’avancée de l’opposition dans les sondages a créé la surprise chez de nombreux observateurs

En effet. Kılıçdaroğlu n’a jamais été le candidat favori pour représenter l’opposition. Il y a un an et demi, il était même perdant dans les sondages face à Erdoğan. Il est loin d’être aussi charismatique que le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu. Il dégage l’image d’un personnage terne et bureaucrate.

Néanmoins, contre toute attente, sa campagne a produit des effets positifs. La multiplication de vidéos courtes sur les réseaux sociaux où il apparaît dans son bureau, sa cuisine, son salon, avec un discours clair et simple sur les problèmes rencontrés par la population, fonctionne. Le fait qu’il ait eu le courage politique d’affirmer son appartenance à l’alévisme a joué en sa faveur. Durant des funérailles, il a récemment été critiqué pour ne pas savoir faire la prière. Mais face aux critiques, il est resté stoïque. Il apparaît donc maître de ses émotions, et il se pose en victime. Concernant la question kurde, il n’a pas pris d’engagement clair dans son programme, mais il accuse le pouvoir de stigmatiser les Kurdes en les assimilant au terrorisme. Ce discours semble avoir un écho favorable chez certains Kurdes.

Concernant le vote des Kurdes justement. Ils représentent entre 15 et 20 millions d’électeurs, leur vote est-il devenu un enjeu central pour ces élections ?

Le vote kurde a souvent été décrit comme le faiseur de roi des élections en Turquie.

Le Parti démocratique des peuples (HDP) a fait le choix de mener campagne sous bannière du Parti de la gauche verte (YSP), anticipant une décision de justice qui aurait pu annuler sa participation aux élections. Cela pourrait jouer en faveur de la coalition menée par Kemal Kılıçdaroğlu, alors même qu’il n’a aucune garantie réelle de la part de la coalition sur la politique à l’égard des Kurdes. Aujourd’hui, le CHP de Kılıçdaroğlu semble avoir gagné en popularité dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie.

Néanmoins, pour les législatives, le YSP a été concurrencé par le Parti des travailleurs de Turquie (TİP), une formation socialiste, qui a refusé de se présenter sur une liste commune alors qu’ils sont dans la même coalition que le YSP, la coalition du Travail et des Libertés (Emek ve özgürlük ittifakı). Le TİP a fait le pari d’obtenir au moins 3%, afin d’obtenir des aides financières du Trésor et de s’organiser. Si le TİP parvient à attirer les électeurs de l’Ouest de la Turquie votant habituellement pour le parti pro-kurde depuis 2015, en remettant au centre les questions de justice sociale, sa compétition avec le YSP a pour effet de diviser la gauche. Le TİP bénéficie de sa présence au sein de la coalition du Travail et des Libertés pour passer la barrage nécessaire des 7% pour entrer au Parlement, mais a pris le risque dans le même temps de faire perdre des députés au YSP…

Pour faire campagne, le pouvoir a semblé bénéficier d’un système médiatique favorable, avec des médias proches de l’AKP, la fermeture de nombreux médias indépendants turcs et une loi sur les fausses nouvelles passée en 2022. Les mécanismes mis en place après le coup d’Etat manqué de 2016 semblent favoriser l’AKP et son leader Erdoğan pour ces élections

C’est vrai, il est d’ailleurs étonnant de voir que le représentant de la principale coalition d’opposition se soit maintenu si haut dans les sondages, alors que la visibilité dans les médias officiels n’a pas du tout été égale.

Une grande partie de l’électorat s’informe encore avec la télévision. Or, sur la chaîne publique d’information TRT Haber, entre le 1er avril et le 1er mai, le temps accordé à la coalition d’opposition a été de 42 minutes et 48 secondes, dont 30 minutes pour Kılıçdaroğlu, contre 59 heures et 11 minutes pour la coalition au pouvoir. Du fait de la concentration des médias et des transactions collusives entre les propriétaires des médias et le pouvoir en place, le système médiatique favorise la visibilité de l’AKP.

Néanmoins, nombre de Turcs, et principalement les jeunes générations, s’informent sur les réseaux sociaux, où l’opposition a réussi à être très présente. L’espace sur internet a été largement investi par des médias plus critiques du pouvoir. Les émissions de vidéo participatives se sont multipliées, telles que BabaLa TV, permettant la visibilité des candidats de l’opposition, jouant ainsi un rôle important dans la campagne.

La télévision reste néanmoins très centrale. Le parti kurde et la coalition qu’il porte n’y sont d’ailleurs jamais invités. Le YSP est probablement celui qui pâtit le plus de ce système médiatique.

Publié le 16/05/2023


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Yohanan Benhaim est responsable des études contemporaines à l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA) et responsable Turquie à Noria Research.


 


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