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Séismes en Turquie et Syrie : ce que l’élan de solidarité internationale nous dit de la géopolitique régionale (1/3) : la Syrie isolée

Par Emile Bouvier
Publié le 14/02/2023 • modifié le 15/02/2023 • Durée de lecture : 7 minutes

L’élan de solidarité internationale ne s’est pas fait attendre : dans les heures suivant la catastrophe, des dizaines de pays (45 dès le premier jour selon la présidence turque [5]) offraient leur aide à la Turquie et à la Syrie sous la forme de dons financiers, d’envoi de matériel médical, de biens de première nécessité, d’équipements de logement d’urgence (tentes, réchauds, etc.) et, dans un grand nombre de cas, dépêchaient des équipes de secouristes, de pompiers, de sauveteurs-déblayeurs, ou encore des équipes cynophiles spécialisées dans le sauvetage de victimes prises au piège de gravas.

Si l’esprit de solidarité est incontestable, des considérations géopolitiques, et plus particulièrement de realpolitik, sont également à l’œuvre. Il n’apparaît pas anodin, par exemple, que l’Azerbaïdjan ait été un des premiers pays à venir au secours de la Turquie, ni que le Qatar ne se soit démarqué par l’aide très substantielle apportée à cette dernière ; le soutien plus marqué de l’Egypte et de l’Iran à la Syrie interpelle également, tout comme les mains ostensiblement tendues de la Finlande et de la Suède - actuellement en processus pour le moins ardu d’adhésion à l’OTAN - à Ankara et, de façon plus frappante encore, la réticence quasi-unanime de la communauté internationale à envoyer de l’aide en Syrie, notamment des équipiers-secouristes.

Cet article entend ainsi étudier ce que l’élan de la solidarité internationale à l’aune de la catastrophe sismique du 6 février nous dit de la géopolitique moyen-orientale en évoquant, dans un premier temps, l’isolement dont la Syrie semble faire l’objet, même lors d’une catastrophe naturelle comme celle-ci (première partie). Cette crise permet de mettre en valeur le jeu de cour diplomatique, structurel ou conjoncturel, auquel se livrent actuellement plusieurs pays à l’endroit de la Turquie (deuxième partie), tout comme le vecteur de normalisation politique que représente cette crise pour le régime de Damas à l’égard de la communauté internationale (troisième partie).

Première partie : la Syrie isolée

1. Des populations déjà fortement fragilisées

Si la Syrie apparait moins meurtrie que la Turquie (environ cinq fois moins de morts enregistrés au 10 février 2022 [6]), le séisme frappe des populations déjà substantiellement impactées par la guerre civile en cours depuis mars 2011, la crise socio-économique profonde que traverse le pays et des conditions de vie fortement dégradées en fonction de la faction sous le contrôle de laquelle elles se trouvent.

Ainsi la métropole d’Alep a-t-elle été frappée de plein fouet - plus d’une cinquantaine d’immeubles se seraient effondrés [7] -, elle qui déjà, avant le séisme, restait détruite à plus de 60% [8] en raison des combats et bombardements intensifs ayant conduit à sa reconquête par le régime syrien durant l’hiver 2016-2017 ; le 23 janvier dernier, avant le séisme, un immeuble fragilisé par les combats s’était ainsi effondré sur lui-même, tuant seize personnes dont cinq enfants [9]. Cette ville, bastion de la rébellion contre Bachar al-Assad (la moitié orientale de la ville en tout cas, l’autre étant resté fidèle au gouvernement), n’a fait l’objet d’un effort de reconstruction que très modéré. Ainsi, la population aleppine, qui vivait déjà dans des conditions pour le moins dégradées, voit sa situation significativement empirer par ce séisme. Selon le El-Mostafa Benlamli, coordinateur de l’ONU en Syrie, quelque 100 000 habitants d’Alep auraient perdu leur logement durant les séismes et seuls 30 000 d’entre eux seraient parvenus à trouver refuge dans des écoles et des mosquées [10].

Au sud-ouest d’Alep, la région d’Idlib, dernière véritable poche rebelle sur le territoire syrien, est aussi sévèrement touchée par la catastrophe ; la population, qui subissait déjà les difficultés d’un blocus économique total auquel la soumettaient les forces du régime syrien et dont la situation humanitaire devenait critique, doit désormais faire face à cette nouvelle crise, cette fois naturelle. La rupture d’un barrage, fragilisé par le séisme, a par ailleurs provoqué le 11 février des inondations destructrices dans plusieurs villages de la région d’Idlib, condamnant leurs habitants à fuir leur logement [11]. Le point de passage transfrontalier syro-turc de Bab al-Hawa, seul point d’entrée légalement exploitable par l’ONU pour acheminer de l’aide dans la poche d’Idlib, aurait par ailleurs été endommagé par le séisme et serait resté inutilisable durant une semaine [12], jusqu’à ce qu’il soit réparé et emprunté aussitôt par six camions de l’ONU - là où, en 2022, près de 600 camions acheminaient de l’aide tous les mois [13].

Le séisme s’est par ailleurs produit à une période où les conditions climatiques se sont montrées particulièrement hostiles pour les populations vulnérables du nord-ouest syrien : des violentes tempêtes de neige ont parcouru la région durant le mois de janvier et fait baisser les températures jusqu’à -15°C, endommageant plus de 59 camps de déplacés internes - soit 88 000 Syriens [14]. La succession de séismes des 6, 7 et 8 février ont ainsi touché une population déjà fortement vulnérable et précaire, dont plus de 97% vit dans un état de pauvreté extrême [15], et aurait détruit ou rendu inutilisable le logement de 5,3 millions d’entre eux [16] alors que les conditions climatiques restent toujours très rudes, au point de grever le travail des secouristes [17].

2. Une réticence quasi-unanime à intervenir significativement en Syrie

Pour autant, la communauté internationale semble globalement réticente à intervenir en Turquie ; tandis que 75 pays se sont engagés à envoyer des équipes de secours au profit de la population turque, huit tout au plus ont pris le même engagement à l’égard de la Syrie, parmi lesquels ses alliés russe et iranien ou encore son voisin irakien. Les promesses financières s’avèrent tout de même substantielles mais semblent, elles aussi, relativement prudentes pour le moment : de nombreux pays ont ainsi affirmé leur intention d’aider financièrement la Syrie, mais uniquement à travers le fonds d’aide des Nations unies - comme pour la France, qui a promis 12 millions d’euros à la Syrie [18] à travers le Fonds humanitaire pour l’aide transfrontalière (SCHF) des Nations unies - ou d’ONG et organisations internationales œuvrant en Syrie - à l’instar de la Nouvelle-Zélande qui a annoncé le versement d’un million de dollars à l’UNICEF [19].

Si différentes raisons sécuritaires, logistiques et juridiques expliquent en partie cette réticence à intervenir, des considérations géopolitiques sont parfaitement assumées par certains pays : ainsi le porte-parole du Département d’Etat américain Ned Price affirmait-t-il le 6 février « qu’il serait ironique, voire même contre-productif, pour nous, de vouloir aider un gouvernement qui a brutalisé son peuple ses douze dernières années » [20].

Du point de vue sécuritaire, de nombreux pays se montrent réticents à intervenir en raison de la très forte volatilité sécuritaire régnant toujours en Syrie et des risques d’incidents sécuritaires volontaires (attaques, enlèvements…) ou involontaires (détonation d’une mine ou d’une munition non-explosée, tirs collatéraux…) inhérents à la situation que pourraient rencontrer les secouristes sur place. Les considérations logistiques vont de pair avec ces préoccupations sécuritaires ; les voies d’accès à la Syrie, et plus encore aux zones sinistrées, sont rendues particulièrement complexes par le morcellement du territoire syrien en zones de contrôle de différentes factions et par l’endommagement de nombreuses infrastructures n’ayant toujours pas été réparées.

3. Des obstacles juridiques à l’assistance humanitaire en Syrie ?

En plus de cet aspect logistique et sécuritaire s’ajoute la crainte des sanctions internationales. En raison de la guerre civile en cours depuis 2011 et des nombreuses actions commises par différents belligérants, la Syrie se trouve sous le coup d’une vaste gamme de sanctions édictées tant par les Etats-Unis que l’Union européenne. Ces sanctions frappent à la fois le régime syrien - et donc les zones sous son contrôle (dont la région d’Alep, touchée par le séisme, fait partie - et Hayat Tahrir al-Sham (HTS), un groupe rebelle considéré comme terroriste par les Etats-Unis et régnant en maître sur la région insurgée d’Idlib, elle aussi touchée par le séisme [21].

Bien que les sanctions européennes prévoient de nombreuses exceptions, notamment en matière d’assistance humanitaire, les organisations internationales et chancelleries restent prudentes en raison du risque que les banques par lesquelles transiteront les fonds puissent bloquer ces derniers de crainte de ne pas être en conformité à l’égard des sanctions internationales [22].

Enfin, pour des raisons mêlant tant les problématiques sécuritaires que logistiques et juridiques précédemment mentionnées, les pays souhaitant intervenir sous couvert de l’ONU font face au même problème freinant actuellement les capacités de cette dernière à intervenir en Syrie : légalement, le seul point d’entrée de l’aide humanitaire en Syrie est le poste-frontière turco-syrien de Bab al-Hawa, qui contraint les convois à passer nécessairement en territoire tenu par le HTS et une constellation de divers groupes rebelles diversement imprévisibles. L’aide humanitaire y est par ailleurs un objet notoire de détournement de fonds et de corruption : entre 2019 et 2020, près de 47% de l’aide humanitaire livrée par l’ONU en Syrie aurait été détournée au profit d’hommes de main du gouvernement syrien ou de groupes connus pour avoir commis des actions et violations diverses des Droits de l’homme, selon un rapport de deux think tanks publié en 2022 [23].

Les séismes du 6 février 2023 et les réticences de la communauté internationale à intervenir au profit de la Syrie mettent ainsi en exergue son isolement encore notable, à bien des égards ; le régime syrien apparaît en effet encore isolé et considéré comme un paria par un grand nombre de pays, tandis que la population syrienne, prise au piège de différentes factions et d’un jeu d’échec géopolitique l’empêchant de bénéficier d’un soutien humanitaire dont elle a pourtant substantiellement besoin, apparaît elle aussi isolée de toute aide qui pourrait lui être donnée de l’étranger. Cette crise met également en évidence combien la Turquie est actuellement l’objet d’attentions particulières par plusieurs pays ayant à cœur de pérenniser une alliance déjà forte avec elle ou de s’attacher sa reconnaissance pour des raisons de pure realpolitik.

Lire la partie 2 : Séismes en Turquie et Syrie : ce que l’élan de solidarité internationale nous dit de la géopolitique régionale (2/3) : une Turquie courtisée

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Jean Marcou - Le séisme du 6 février en Turquie et en Syrie
 Les réfugiés et civils, éternels perdants du conflit en Syrie
 art2294 Entretien avec David Rigoulet-Roze – Le point sur la bataille d’Alep (1/2)
 La population syrienne, au cœur d’une crise humanitaire de plus en plus critique
 En Syrie, une insécurité toujours rampante

Sitographie :
 Séisme en Turquie : « ce sont 400 kilomètres de faille qui ont été brutalement réactivées », Futura, 10/01/2023
https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/seisme-seisme-turquie-ce-sont-400-kilometres-faille-ont-ete-brutalement-reactivees-103294/
 Turkish and Syrian deaths pass 21,000 – as it happened, The Guardian, 09/02/2023
https://www.theguardian.com/world/live/2023/feb/09/earthquake-turkey-syria-in-turkiye-2023-live-updates-latest-news-maps-quake-death-toll-kahramanmaras
 Séisme en Turquie et Syrie : plus de 33.000 morts, selon un nouveau bilan, Le Figaro, 12/02/2023
https://www.lefigaro.fr/international/seisme-en-turquie-et-syrie-plus-de-30-000-morts-selon-un-nouveau-bilan-20230212
 Erdogan says 45 countries have offered aid to Turkey following earthquake, The Times of Israel, 06/02/2023
https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/erdogan-says-45-countries-have-offered-aid-to-turkey-following-earthquake/
 Turkey-Syria earthquake updates : Syrian gov’t approves NW aid, Al Jazeera, 10/02/2023
https://www.aljazeera.com/news/liveblog/2023/2/10/turkey-syria-earthquake-live-news-death-toll-exceeds-21000
 Turkey earthquake : Aleppo among worst-hit areas in Syria, BBC, 07/02/2023
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-64544478
 Syrie : à Alep, détruite à 60 %, "revivre est un miracle", Marianne, 17/07/2022
https://www.marianne.net/monde/proche-orient/syrie-a-alep-detruite-a-60-revivre-est-un-miracle
 Séisme en Syrie : la France débloque 12 millions d’euros pour venir en aide à la population, La Dépêche, 09/02/2023
https://www.ladepeche.fr/2023/02/09/seisme-en-syrie-la-france-debloque-12-millions-deuros-pour-venir-en-aide-a-la-population-10987227.php
 NZ ups aid contribution to quake-hit Turkey and Syria, The Spinoff, 10/02/2023
https://thespinoff.co.nz/live-updates/10-02-2023/nz-ups-aid-contribution-to-quake-hit-turkey-and-syria
 Department Press Briefing – February 6, 2023, US Department of State, 06/02/2023
https://www.state.gov/briefings/department-press-briefing-february-6-2023/
 Syria earthquake : Are sanctions obstructing the delivery of aid to Syria ?, Middle East Eye, 07/02/2023
https://www.middleeasteye.net/news/syria-earthquake-are-sanctions-obstructing-delivery-of-aid-to-syria
 Explainer : What is Slowing Down the Aid to Quake-Hit Syria ?, Egyptian Streets, 08/02/2023
https://egyptianstreets.com/2023/02/08/explainer-what-is-slowing-down-the-aid-to-quake-hit-syria/
 Syrian government insiders reap millions from UN contracts, new report finds, Middle East Eye, 03/09/2022
https://www.middleeasteye.net/news/syrian-government-insiders-reap-millions-un-contracts-new-report-finds

Publié le 14/02/2023


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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