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Istanbul, dimanche 31 mars, vers une heure du matin.
Des chants, des rires et de la musique en fond sonore. Beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) étaient dans la rue, chantant et dansant pour saluer la victoire du CHP et du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, réélu pour le parti républicain du peuple, le CHP, contre l’AKP, le parti conservateur du président Recip Tayyip Erdoğan. Cette scène se retrouvait également dans une large partie des provinces turques. A Ankara, bien sûr, où Mansur Yavaş était également réélu, mais aussi dans des provinces traditionnellement acquises à l’AKP et qui ont choisi de voter majoritairement CHP comme à Bursa, Denizli, Giresun, Zonguldak, Balıkesir, Kilis, Adıyaman, Afyon, etc. Un tel résultat tend à étonner même les plus optimistes. Pourtant, les volontés de changements étaient en germe depuis 2019 et ce malgré les élections de l’année dernière.
Pour comprendre les enjeux de ces élections municipales qui ramènent l’opposition dans la sphère influente politique, nous avons demandé à Jean-François Pérouse, géographe social, ancien directeur de l’Institut Français des Etudes Anatoliennes (IFEA), animateur de longues années durant de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (OUI) et enseignant-chercheur rattaché à l’université Toulouse Jean Jaurès, de nous donner son analyse de la situation au lendemain des élections.
Comme il s’agit d’élections locales, il faut pouvoir distinguer les dynamiques nationales (usure d’un pouvoir ultra-personnalisé, gérontocratique et autocratique, crise économique…), des facteurs plus locaux (ancrage, réseau des candidat.es, configurations spécifiques d’acteurs, poids des identités locales ou régionales, état du marché de l’emploi…). Pour Istanbul, au vu des résultats des dernières élections municipales (celles de mars 2019) et compte tenu des dynamiques locales observées sur le moyen terme, on s’attendait à ce que certains arrondissements basculent de l’AKP vers le CHP. Les évolutions qui se dessinaient alors se sont confirmées. Des évolutions sociales bien décelables (départ des populations modestes, décohabitation des générations, émancipation féminine, extension des pratiques de consommation…) notamment dans les districts autrefois considérés comme des bastions de l’AKP comme Usküdar, Eyüpsultan, Maltepe ou Beyoğlu.
Il faut par ailleurs souligner la grande maturité de l’électorat kurde qui a largement opté dans les métropoles de l’ouest pour un vote stratégique CHP en vue de faire opposition à l’AKP, acceptant de faire un choix « utile », en sortant des considérations d’affiliation « ethnique ». Cet électorat (non captif) a estimé qu’il était temps d’en finir avec l’AKP et ses dérives.
Un autre facteur important est celui de l’abstention, particulièrement notable, en tout cas sensiblement plus élevée (de 6%) qu’en mars 2019. Selon les analyses d’Evren Balta [1], on pourrait à cet égard faire un parallèle entre les élections (nationales) de novembre 2002 et celles (locales) de mars 2024. L’abstention, dans les deux cas, semble avoir été un facteur déterminant de changement des équilibres inter-partisans. Autrement dit, des électeurs « habituels » de l’AKP (et du MHP), las, ont choisi de ne pas voter.
L’irruption dans le paysage politique d’un parti islamiste conservateur concurrent de l’AKP, le Yeninden Refah Partisi (le YRP) - mené par le fils du mentor d’Erdoğan (N. Erbakan) -, a également joué rôle dans l’érosion des votes pour les candidats de la coalition présidentielle. Nombre d’électeurs de l’AKP ont opté pour ce visage plus jeune et tout nouveau. La décision de faire cavalier seul du YRP a donc eu des effets certains. Plus en province que dans les grandes métropoles de l’Ouest.
Le YRP avec, à sa tête, Fatih Erbakan, a conquis une municipalité métropolitaine sur les 30 de Turquie (Şanlıurfa, dans le sud-est), et totalisé au niveau national plus de 2 millions de voix. Il faudra donc désormais compter avec lui (et avec son programme nationaliste et moral-conservateur, peu favorable aux droits des femmes et des LGBT). Autrement dit, après s’être aliéné les libéraux, l’AKP s’est même aliéné une partie des conservateurs musulmans qu’il a cessé de représenter exclusivement sur le marché partisan.
Alors qu’il est issu de la même matrice sociologique et idéologique que l’AKP et qu’il apparaissait aux élections nationales de mai 2023 comme son « partenaire naturel », le YRP n’a pas joué l’alliance avec l’AKP, ce qui a également permis de récupérer les votes du mécontentement généré pour des raisons économiques et politiques (notamment la position plus qu’ambiguë de l’AKP vis-à-vis du conflit israélo-palestinien paraît avoir suscité un malaise dans l’électorat musulman-conservateur). En effet, le travail de journalistes courageux (rappelons que des sanctions s’appliquent régulièrement à l’encontre des journalistes qui se permettent d’émettre des critiques trop vives à l’encontre du pouvoir) a permis de mettre en lumière le jeu trouble de l’AKP, mêlant discours pro-palestinien de façade sur les arènes internationales et poursuite de relations commerciales juteuses avec Israël (assurées principalement par des entreprises proches de l’AKP et membres de l’association patronale organiquement liée à ce parti, la MÜSİAD).
A ceci s’ajoute un malaise grandissant des électeurs par rapport à certaines pratiques de gouvernement jugées peu morales (abus de pouvoir, arbitraire, opacité, autoritarisme, népotisme éhonté, cumul des mandats…), par rapport aux abus et au cynisme de membres influents du parti qui continuent, comme indifférents, de s’enrichir et de profiter de leurs positions malgré la crise économique qu’endure une grande partie de la population. En outre l’attitude peu compréhensive vis-à-vis de la jeunesse, des travailleurs, des femmes ou des questions environnementales a achevé de couper le pouvoir des dynamiques sociétales.
Associé au MHP (Parti du Mouvement Nationaliste) depuis 2015, l’AKP n’a pas su réviser sa vision patriarcale de la société - tout au contraire, son discours s’est même rigidifié ces dernières années -, ni questionner les formes omniprésentes de la domination masculine ou essayer d’infléchir à la baisse la courbe des féminicides. Ce faisant, il s’est progressivement mis à dos une moitié de l’électorat, s’acharnant à l’assigner à des rôles sociaux ne correspondant ni aux évolutions sociétales ni aux aspirations grandissantes.
L’inquiétude se retrouve aussi chez les jeunes, même ceux qui sont issus de la mouvance de l’AKP, face aux discours rétrogrades des ministres AKP de l’Éducation, aux coupes du budget consacré à la culture et au déploiement de cadres de la Direction des Affaires religieuses (diyanet) dans les sphères du savoir et de la connaissance.
Avec ces élections, la société a dans une certaine mesure sanctionné ces abus de pouvoir et de position au détriment du commun, cette volonté constante d’empiéter sur la vie privée par des ingérences et autres injonctions. La population a signifié son refus de continuer dans cette voie, alors que l’AKP n’était manifestement plus capable de saisir les dynamiques sociales et sociétales en jeu. En effet, les citoyens turcs, plus éduqués, plus individualistes et ouverts sur le monde extérieur, tolèrent moins les dictats de dirigeants condescendants, paternalistes et peu soucieux de rendre des comptes.
Ce n’est pas un changement de cap. C’est un effet de seuil dans le « ras-le-bol », combiné aux effets d’une alliance mortifère avec le MHP, à des maladresses dans la conduite de la campagne, et des erreurs dans le choix des candidats. Encore une fois, l’Union de la Présidence n’a pas su se renouveler ; les dirigeants de l’AKP, recroquevillés sur leurs privilèges et obsédés par la seule perspective de les conserver et de les accroître, n’ont pas su se mettre à l’écoute de la société, pour analyser ses évolutions et aspirations. Ils se sont enfermés dans un récit auto-justificateur de plus en plus manichéen, polarisateur et coupé de la réalité, déniant celle-ci en permanence.
La montée en puissance et en visibilité des confréries, néo-confréries et autres cemaat dans les domaines des politiques sociales, de la culture ou de l’éducation, après les élections de mai 2023, a aussi suscité réactions et inquiétudes. Sans parler du budget éhonté de la Diyanet par rapport à celui de l’éducation. Tout ceci sur fond de dégradation de la situation économique, et de revirements sur la scène internationale : les ennemis d’hier, comme l’Arabie Saoudite ou les Emirats Arabes Unis, étant à nouveau subitement courtisés, du fait de leur ultra-solvabilité. La crédibilité internationale de la Turquie, que le pouvoir instrumentalisait abondamment en interne, s’est sérieusement émoussée et l’alliance « victorieuse » avec l’Azerbaïdjan (« reconquête » du Haut Karabağ en novembre 2020) n’a pas eu les effets escomptés, surtout quand les liens stratégiques forts de l’Azerbaïdjan à Israël ont été compris de l’opinion.
En effet, dans certains départements situés aux frontières (Şırnak, Hakkâri), on a fait voter par milliers des policiers et des militaires inscrits illégalement sur les listes et transportés par cars entiers le jour du scrutin, en vue de modifier les équilibres et de faire gagner les candidats de l’Union de la Présidence. Ces manières ont été contestées, mais il est peu probable que les recours déposés par le parti DEM pour invalider les résultats soient pris en compte. A Van, autre département de l’est, le pouvoir a même entrepris d’annuler purement et simplement les résultats qui lui sont défavorables, invoquant l’inéligibilité du candidat à la mairie métropolitaine. Au mépris du verdict populaire pourtant clair. A ce jour, il semble qu’il ait reculé dans son déni de l’évidence, devant l’ampleur de la mobilisation populaire…
Van n’est pas le seul exemple et, malgré un discours fair-play d’Erdoğan qui invitait au soir du 31 mars à accepter le résultat des élections, une certaine « reprise en main » autoritaire pourrait s’esquisser, ce qui suscite des inquiétudes. Il y a ailleurs bien des résultats « officiels » fortement discutables, comme dans la ville de Bitlis où la majorité des suffrages s’était portée en faveur du DEM.
Cela pourrait dégénérer si les élus à l’Ouest, où les revers essuyés sont moins aisément contestables par le pouvoir central, ne se solidarisent pas avec les élus de l’Est, où ces abus tendent à être considérés comme quasi-naturels.
L’élection des femmes à la tête de certaines municipalités (comme à Üsküdar) est à souligner. Elle n’est plus le seul fait du mouvement kurde, et est en phase avec les dynamiques féministe et souvent écologistes. En ce qui concerne l’articulation à d’autres mouvements sociaux locaux, l’arrondissement de Soma (dans le département de Manisa, à l’ouest) est exemplaire. Il a basculé au CHP, car dans cette zone minière secouée par une catastrophe le 13 mai 2014 (301 victimes), la population locale n’a pas accepté la manière dont elle a été gérée par le pouvoir. Les entreprises privées impliquées étant toutes proches de l’AKP.
L’AKP et le MHP sont des partis qui s’affaissent. Ils n’ont plus la capacité de se renouveler et de dégager des candidats crédibles. Leurs candidats, à l’instar du candidat à Istanbul, manquaient de charisme et de souffle. L’installation du YRP dans l’opposition - et son refus de refaire alliance avec l’AKP - pourrait être à l’origine de frictions à la fois avec les autres composantes de l’opposition et avec l’AKP, notamment sur les questions internationales, comme sur la présence de la Turquie dans l’OTAN ou la politique complaisante vis-à-vis d’Israël.
A court terme, j’en doute, tant que l’AKP est au pouvoir central. Le système économique turc actuel repose sur l’exportation et l’exploitation effrénée des ressources au mépris du marché intérieur, des équilibres écologiques et de la main-d’œuvre. Il se pourrait qu’il y ait des consensus pour sortir d’une économie appréciée à l’aune exclusive des performances des exportations et des taux de croissance. Il existe en Turquie tout le potentiel et toute l’imagination pour que des modèles alternatifs soient développés.
Au niveau du CHP, notamment à Istanbul, la municipalité métropolitaine a déjà fait des expériences intéressantes en matière d’agriculture péri-urbaine et de renforcement des circuits courts d’approvisionnement : des composantes d’une politique alternative ont été expérimentées. Même si le parti compte des partisans de l’idéologie entrepreneuriale ultra-libérale et du développementalisme effréné, il compte d’autres voix, plus alternatives, qui peuvent se faire entendre.
La limitation des abus et des détournements de biens publics, l’avènement d’un mode de gestion plus raisonnable, transparent, concerté, durable et égalitaire, la sortie d’une économie de rentes, sont les conditions d’une amélioration de la condition d’une population éprouvée qui semble ne plus se satisfaire de gratifications symboliques. L’opposition ne pourra impulser ces changements que si elle parvient à prendre les rênes au niveau national, ce qui n’est pas encore garanti dans l’immédiat. Les résultats des élections locales laissent augurer des recompositions futures, mais la route est incertaine, semée d’embûches. Surtout dans un pays situé dans un contexte régional aussi instable, voire chaotique.
Pour résumer, l’AKP a été sanctionné pour son mépris du local (et des communautés locales) : la politique locale ne peut se faire simplement sur la base d’un leader national prétendument fort et sur un discours de puissance retrouvée, surtout quand celle-ci est douteuse et n’a aucune retombée concrète pour les électeurs.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-François Pérouse
Jean-François Pérouse, géographe social, est ancien directeur de l’Institut Français des Etudes Anatoliennes (IFEA), animateur de longues années durant de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (OUI) et enseignant-chercheur rattaché à l’université Toulouse Jean Jaurès.
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