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Le lent déclin des communautés chrétiennes d’Irak (2003-2014)

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 24/11/2014 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

IRAQ, BARTALA : An Iraqi walks along a street towards a church in the town of Bartala, on June 15, 2012, east of the northern city of Mosul, as some Iraqi police and security remain in the town to protect the local churches and community.

AFP PHOTO/KARIM SAHIB

Aux origines du déclin

L’histoire des communautés chrétiennes d’Irak est une histoire discontinue, entrecoupée de crises et de périodes d’efflorescence et de stabilité. Leur présence sur le sol irakien est ancienne : elles s’enracinent dans les communautés juives sémites de Mésopotamie des premiers siècles de notre ère, qui, une fois évangélisées par l’apôtre Thomas et ses disciples, suivirent un chemin différent de celui des Eglises de Rome et de Constantinople et formèrent les obédiences dites chaldéennes et assyriennes, qui perdurent à l’époque contemporaine. Le traitement de ces minorités religieuses par les autorités politiques fut irrégulier, allant de la relative bienveillance de l’Empire ottoman à la franche hostilité de la monarchie irakienne (1932-1958), qui suspectait les chrétiens de connivence avec l’ancienne puissance mandataire britannique.

Néanmoins, l’arrivée au pouvoir du parti Baas de Saddam Hussein en 1968 avait amorcé une période de relative prospérité pour les chrétiens d’Irak. Bien que l’islam fût reconnu comme religion d’Etat par la Constitution, la liberté religieuse était la règle. En accord avec le décret n°32 de 1981, les minorités chrétiennes bénéficiaient d’une reconnaissance politique de la part de l’Etat, au même titre que les 16 autres communautés reconnues par la loi. Le parcours de Tarek Aziz – chrétien assyrien originaire de Mossoul – était le symbole de cette intégration réussie : ministre des Affaires étrangères de l’Irak à partir de 1983, il accéda au poste de vice Premier ministre en 1991 et resta en responsabilité jusqu’à la chute du régime, en 2003.

L’arrivée des Américains en l’Irak constitua un véritable tournant dans l’histoire des communautés chrétiennes du pays. L’ironie de l’histoire veut en effet que ce soit ces groupes qu’on suspectait autrefois d’entente avec les Occidentaux qui aient compté parmi les grands perdants de la chute du régime de Saddam Hussein. Au Sud du pays, autour de Bassorah, les violences issues des affrontements entre les troupes chiites de Moqtada al-Sadr et les forces gouvernementales soutenues par les Américains conduisirent les communautés chrétiennes à quitter la région. Dans toutes les grandes villes du pays, une vague d’attentats sans précédent visa leurs lieux de culte : de 2004 à 2008, 30 attaques furent perpétrées dans les principales églises d’Irak. L’une d’entre elle marqua particulièrement les esprits, le 26 janvier 2006 : quatre explosions eurent simultanément lieu à Bagdad, Bassorah, Mossoul et Kirkouk, contribuant ainsi à créer un climat d’insécurité généralisé propre à pousser à l’exil les chrétiens d’Irak. Depuis, ce type de violences réapparait de manière chronique : de nouvelles vagues d’attentats eurent lieu en 2008 (avec notamment l’assassinat du cardinal chaldéen Faraj Raho), puis en 2010 (avec une série d’attaques d’Al-Qaïda sur des domiciles appartenant à des chrétiens à Bagdad).

Quelle place pour les communautés chrétiennes dans le nouvel Etat irakien ?

La gestion de cette situation de crise fut d’autant plus complexe qu’un processus de marginalisation politique des communautés chrétiennes d’Irak s’est fait jour à partir de l’année 2005. Lors des élections de 30 janvier 2005, 150 000 Assyro-Chaldéens ne purent se rendre aux urnes, sans que cette situation n’entraîne quelque réaction de la part des autorités. Plus généralement, le Parlement irakien ne sut pas véritablement relever le défi du multiethnisme de l’Irak. Certes, la Constitution entrée en vigueur le 28 août 2005 reconnut la liberté religieuse (article 39) et l’autonomie administrative des minorités culturelles en leur zone d’implantation (article 122). Néanmoins, il n’y a plus aujourd’hui d’intégration réelle de ces minorités dans l’Etat central, de sorte que la perspective de retrouver un degré d’influence politique similaire à celui de l’ère de Saddam Hussein paraît bien illusoire.

Le signe le plus clair de cette marginalisation est sans doute « l’islamisation constitutionnelle » [1] qui marqua la transition politique de 2003-2005. Tout en reconnaissant la liberté des minorités religieuses, la Constitution irakienne a fait de l’islam la « source principale du droit » et a disposé qu’aucune loi ne devait contrevenir aux « constantes et préceptes de l’islam » (article 2). Elle témoigne ainsi des difficultés de l’Etat à substituer au nationalisme arabe du parti Baas un projet collectif à même de réunir les différentes minorités du pays. Un autre symptôme de cette incapacité à penser la place de ces communautés dans l’Etat irakien contemporain a été l’éphémère projet de regroupement de tous les chrétiens d’Irak dans la région de Mossoul, porté par l’administration Bush en 2007. Il témoignait à la fois d’une absence de prise en compte des réalités locales (la dispersion des chrétiens sur le territoire national) et d’une renonciation à la fédération des minorités autour d’un Etat commun.

Les expulsions de l’été 2014 et l’impossible retour chez soi

C’est à l’aune de ce double processus de recrudescence des violences interreligieuses et de marginalisation politique des chrétiens qu’il faut comprendre les actes perpétrés par l’Etat islamique (EI) à leur encontre durant l’été 2014. Il ne s’agit pas d’un phénomène neuf, mais de la conclusion d’une tendance à l’exclusion dont l’origine remonte à la présence américaine en Irak. Sur les 30 000 chrétiens présents à Mossoul en 2003, il n’y en avait déjà plus que quelques milliers au printemps 2014, avant que l’EI ne les expulse tous de la ville le 18 juillet.

La question est aujourd’hui de savoir si un point de non retour a été atteint dans cette disparition progressive des communautés chrétiennes de nombreuses régions de l’Irak. En effet, avec des cités telles que Mossoul et Qaraqosh (prise le 7 août), ce ne sont pas des périphéries du monde assyro-chaldéen qui ont été prises, mais son centre même. La cathédrale St-Ephrem de Mossoul, qui serait aujourd’hui sur le point d’être transformée en mosquée, est l’une des plus importantes de l’Eglise syriaque orthodoxe. Avec le monastère de Mar Behnam, pris par les djihadistes le 21 juillet, c’est l’une des plus anciennes traces d’implantation des chrétiens en Irak qui menace d’être détruite ou profondément altérée : les premières constructions de cet édifice remontent en effet au IVe siècle. En outre, la stabilisation de la ligne des combats entre l’EI et le Kurdistan irakien au Nord-Est de cette zone et la spoliation des biens des chrétiens au profit des membres de l’Etat islamique éloignent, à moyen terme, la perspective du retour des communautés chrétiennes en ces lieux.

Les voies de l’exil

Dans ce contexte de crise, des mouvements massifs de populations chrétiennes ont eu lieu de 2003 à aujourd’hui. En 2008, on comptabilisait déjà 350 000 chrétiens exilés sur les 800 000 que comptait le pays en 2003 (3% de la population totale du pays). Il est certain que cette proportion a aujourd’hui fortement augmenté, mais il est difficile d’évaluer le nombre total des chrétiens irakiens exilés, tant ceux-ci se mêlent aux autres groupes sociaux dans les camps de réfugiés aux frontières du pays.

La première destination des chrétiens expulsés, permettant dans un premier temps d’éviter l’exil hors d’Irak, est le Kurdistan irakien. Erbil, sa capitale, rassemble ainsi 830 000 réfugiés, parmi lesquels se trouvent de nombreux chrétiens partis de la région de Mossoul, distante de seulement 80 kilomètres. Le soutien explicite de Massoud Barzani aux minorités chrétiennes et leur bonne représentation au Parlement (5 députés sur un total de 111 sièges) y sont pour beaucoup. Néanmoins, la proximité de la ville avec le théâtre des luttes contre l’EI conduit un nombre croissant de chrétiens irakiens à s’éloigner de la ville et à opter pour l’exil proprement dit.

On voit ainsi se dessiner une tendance de plus en plus nette au départ définitif hors des frontières du pays. La Syrie a été une destination fortement prisée jusqu’en 2011 mais est à présent dans une situation similaire à celle du Nord de l’Irak. A côté de la Turquie et du Liban, c’est surtout vers la Jordanie – en particulier vers les Eglises d’Amman et de Zarqa – que se concentrent à présent les flux de réfugiés chrétiens irakiens. Le roi Abdallah II de Jordanie a manifesté à plusieurs reprises sa bienveillance à l’égard de ces communautés et voit dans ce soutien un moyen de renforcer son alliance avec les Etats-Unis, dans un contexte de fragilisation des relations internationales dans la région. L’obtention de visas y est donc facilitée. Elle est du reste largement prise en charge par un important réseau d’ONG soutenues par le gouvernement. La tendance au départ vers les pays occidentaux semble également s’accentuer. On compterait, ne serait-ce que pour la France, plus de 10 000 demandes de visas émanant des membres des communautés chrétiennes d’Irak, dont quelques centaines auraient reçu un avis positif [2].

Au regard de ces importants flux migratoires, la grande inconnue reste de savoir si ces communautés retourneront ou non en Irak une fois la paix rétablie. La politique de la Jordanie reste de n’accorder que peu d’autorisations de travail aux réfugiés, afin d’éviter leur installation définitive sur le territoire. A moyen et long terme, le retour est cependant conditionné à la réussite des opérations menées à l’encontre de l’EI et du temps nécessaire à celles-ci. L’enjeu est important, puisqu’est en question le maintien ou non de minorités ethniques et religieuses dans l’Irak contemporain.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Les Assyro-Chaldéens au XXe siècle
 En lien avec l’actualité en Irak et le retrait des troupes américaines : la guerre d’Irak de 2003-2011
 L’occupation américaine en Irak (2003-2011)
 Entretien avec Pierre Mélandri – De l’intervention militaire américaine de 2003 à l’EIIL, première partie
 Entretien avec Pierre Mélandri – De l’intervention militaire américaine de 2003 à l’EIIL, deuxième partie
 Entretien avec Frédéric Bozo – La France, les Etats-Unis et l’Irak
 "L’histoire secrète de la crise irakienne : la France, les Etats-Unis et l’Irak, 1991-2003". Compte-rendu de la conférence du 24 avril 2014 donnée par Frédéric Bozo, organisée par l’association des Amis des Archives diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères
 Entretien avec Pierre-Jean Luizard – La question irakienne, du mandat britannique à l’Etat islamique en Irak et au Levant
 En lien avec l’actualité en Irak : sunnites et chiites en Irak, du mandat Britannique à la guerre Iran-Irak
 Entretien avec Myriam Benraad, Les Arabes sunnites d’Irak, dix ans après la chute de Saddam Hussein
 Que se passe-t-il au Kurdistan irakien ? Esquisse de réponse et de mise en perspective

Bibliographie :
 Charentenay Pierre de, « A la rencontre des derniers chrétiens d’Irak », Études, vol. 408, no 6, 16 Juin 2008, pp. 809 ?818.
 Corm Georges, « Où en est la présence chrétienne en Orient ?? », Confluences Méditerranée, vol. 66, no 3, 1 Juin 2008, pp. 155 ?177.
 Rubin Alissa J., « ISIS Forces Last Iraqi Christians to Flee Mosul », The New York Times, 18 juillet 2014.
 Sweis Rana F., « Christians of Mosul Find Haven in Jordan », The New York Times, 26 octobre 2014.
 Yacoub Joseph, « La marginalisation des chrétiens d’Irak », Confluences Méditerranée, vol. 66, no 3, 1 Juin 2008, pp. 83 ?98.
 Iraqi Christians Guard Village Around The Clock Hoping To Prevent ISIS Return, http://www.huffingtonpost.com/2014/11/13/iraq-christians-bafuka_n_6151652.html
 La longue odyssée des chrétiens d’Irak, http://www.lefigaro.fr/international/2014/10/31/01003-20141031ARTFIG00138-la-longue-odyssee-des-chretiens-d-irak.php

Publié le 24/11/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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