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Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.
Les provinces destinées à former l’Etat irakien ont été, jusqu’à l’effondrement final de l’Empire ottoman en 1918, des provinces de cet empire, chacune centrée sur une capitale provinciale : Bagdad, Bassora et Mossoul. L’Etat irakien est une création coloniale. Il a été proclamé en 1920 par Sir Percy Cox, le Résident permanent britannique à Bagdad. La révolution de 1920, qui avait vu se soulever l’ensemble du pays chiite contre l’attribution d’un mandat à la Grande-Bretagne sur l’Irak par la Société des Nations, n’avait pas encore été réprimée dans le sang. Sous la direction de leurs grands ayatollahs, les chiites avaient alors manifesté sans ambiguïté leur opposition farouche à un Etat-nation arabe sur le modèle européen tel que Londres voulait l’imposer. Ils en refusaient surtout deux corollaires : la domination britannique sur cet Etat et celle d’élites issues de la minorité arabe sunnite du pays. Les chiites avaient déjà été le fer de lance de la lutte contre l’occupation britannique lors du djihad de 1914-1918. Le paradoxe voulut que les élites arabes sunnites passent, sans transition, du service de l’Empire ottoman à celui des Britanniques au moment où les chiites, aux relations pourtant conflictuelles avec la Porte, répondirent les premiers massivement à l’appel à défendre l’Etat islamique représenté par l’Etat ottoman. Pour les élites arabes sunnites, qui avaient été le relais local du pouvoir ottoman, porte-drapeau du sunnisme face à la Perse chiite voisine, le pouvoir devait leur revenir de plein droit quel que soit la puissance au nom de laquelle il s’exerçait. Ex-officiers de l’armée ottomane, chefs de confréries soufies, ashrâf et effendis, tous passèrent sans coup férir au service de la puissance mandataire. Le nationalisme arabe, alors promu par la Grande-Bretagne comme arme contre les Ottomans, devint leur idéologie de référence. Or, cette conception ethnique exclusive de l’arabisme était totalement étrangère à la société tribale arabe d’Irak. Les chiites reconnaissaient sans problème l’autorité supérieure des autorités religieuses chiites, en majorité persanes. Au projet d’Etat-nation arabe sous mandat, les dirigeants religieux chiites opposèrent celui d’un Etat irakien arabe islamique sans lien de dépendance envers une puissance étrangère. Les dirigeants religieux chiites luttèrent pied à pied contre la mise en place des institutions du nouvel Etat. En 1922, lorsqu’ils interdirent, par des fatwas, toute participation aux élections de l’Assemblée constituante, ils furent massivement exilés vers l’Iran voisin, tandis que la RAF bombardait les tribus insurgées. Le premier marja’ de l’époque, Cheikh Mahdi al-Khâlisi, mourut en 1925 à Mashhad en Iran, où il était exilé. Vaincue, la direction religieuse chiite se retira dans les villes saintes et entama une traversée du désert de plusieurs décennies. En 1925, le vilayet de Mossoul fut finalement rattaché au royaume d’Irak, violant les promesses faites par les alliés aux Kurdes d’un Etat indépendant. La question irakienne était née : la domination confessionnelle des sunnites sur les chiites, doublée de celle ethnique des Arabes sur les Kurdes. Chiites et Kurdes, qui forment les trois quarts de la population, furent exclus des rouages du pouvoir jusqu’en 2003. Ils devaient endurer pendant près d’un siècle des pouvoirs successifs qui leur menèrent une guerre impitoyable.
La véritable clé de la question irakienne a toujours été le chiisme. Les pouvoirs irakiens successifs s’étaient habitués à vivre avec une rébellion kurde endémique (de 1920 à 2003, le Kurdistan ne connut que 5 années de paix relative). La direction religieuse chiite s’était réfugiée dans un quiétisme total après 1925 et son échec à empêcher l’édification des institutions d’un Etat qu’elle considérait comme l’outil de la domination étrangère. La révolution anti-monarchique de 1958 ne modifia pas l’ordre des choses : de nouvelles élites sunnites remplacèrent celles de la monarchie et s’engagèrent dans une politique encore plus hostile aux chiites. Ceux-ci étaient massivement représentés dans les échelons les plus bas de la société. Le retrait de leurs dirigeants religieux aidant, les chiites adhérèrent alors massivement aux idéaux communistes. Cet engagement alla au point que, dans les années 1950, il n’était pas exagéré de dire que le communisme était une manifestation moderne du chiisme en Irak. Les propres enfants des grands ayatollahs prirent fait et cause pour un mouvement dont ils tentaient de montrer la proximité avec les idéaux chiites : le refus de l’injustice, le devoir de se révolter contre un souverain tyrannique, le refus de la domination étrangère. C’est contre la domination des idées communistes en milieu chiite que se manifesta le réveil du clergé chiite. Il fut le fait de jeunes ulémas qui se lancèrent des réfutations du communisme demeurées célèbres au nom de la religion. Très rapidement, Nadjaf et Karbala devinrent les centres d’une véritable renaissance islamique. D’abord dirigée contre les idées communistes, elle cibla sans tarder celui qui allait devenir son ennemi principal : le parti Baas, arrivé au pouvoir en 1968. D’abord intellectuelle, cette renaissance devint plus militante dans les années 1970. Les villes saintes chiites d’Irak sont alors une pépinière des futurs cadres des mouvements islamistes chiites. C’est depuis Najaf que Khomeyni, en exil, prépare la révolution islamique en Iran. Les années 1970 voient se développer une guerre civile larvée entre le mouvement religieux chiite renaissant et le pouvoir baasiste. Lorsque Khomeyni rentre triomphalement à Téhéran, en 1979, les membres du clergé en Irak sont galvanisés et pensent que leur heure est enfin venue.
Saddam Hussein comprend le danger mortel pour la survie de son régime. Il décide d’étendre la guerre intérieure à l’Irak au-delà des frontières et attaque la jeune république islamique d’Iran. Dans la guerre meurtrière de huit années qu’il mène contre l’Iran, Saddam Hussein trouve le soutien actif des grandes puissances occidentales, au premier rang desquelles les Etats-Unis et la France. Une véritable alliance stratégique se noue entre le régime de Saddam Hussein et les Etats-Unis qui livrent à Bagdad armes et technologie militaire la plus sophistiquée. Il n’est pas exagéré de dire que l’armée irakienne devient alors le bras armé des grandes puissances et des pétromonarchies face au « danger » de la révolution islamique de Khomeyni. Saddam Hussein utilise le gaz moutarde contre les soldats iraniens dès 1980, puis régulièrement, sans que les chancelleries occidentales ne trouvent à y redire. L’Arabie saoudite et les émirats pétroliers ont largement financé l’effort de guerre irakien contre la république islamique. Mais, en 1988, l’heure des comptes avaient sonné. Ayant réussi à contenir la révolution islamique en Iran, le régime de Bagdad devenait à son tour une menace potentielle. Saddam fit valoir le prix du sang payé par les soldats irakiens pour défendre les pétromonarchies face à l’Iran et entendait effacer la dette astronomique que sa guerre avait coûtée. Encouragé par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, le petit Koweït insista alors pour que Bagdad rembourse ses dettes sur le champ, tout en sachant que les destructions résultant de la guerre rendaient impossible un tel remboursement. Le Koweït commença à inonder le marché de son pétrole, s’emparant de la part de l’Irak sur le marché international. Dès lors, l’Irak était condamné à la banqueroute financière. Washington proposa alors à Saddam Hussein une mise sous tutelle internationale de son économie. Ce que le dictateur irakien refusa… préférant s’emparer du coffre-fort que représentait le petit émirat au sud de ses frontières.
On connait la suite. La débâcle irakienne de 1991, face aux troupes de la Coalition, libéra la population irakienne de la peur : chiites et Kurdes se soulevèrent massivement. Mais, devant la menace d’une victoire du mouvement religieux chiite, les Etats-Unis choisirent de miser une fois encore sur Saddam Hussein. En violation des termes du cessez-le-feu, ils lui permirent de réprimer l’intifâda chiite de février-mars 1991 dans le sang. Une fois encore, l’arme chimique fut utilisée dans le sud et à Karbala. Le maintien au pouvoir, contre toute attente, de Saddam Hussein avait un prix : la mise sous tutelle de l’Irak qui perdit l’essentiel de sa souveraineté dans les années 1990. Le 11 septembre 2001 et l’arrivée des neo-conservateurs à Washington changea la donne : contre l’avis des principaux lobbies américains impliqués dans le dossier irakien et à partir d’accusations mensongères, les Etats-Unis décidaient le renversement d’un régime qu’ils avaient pourtant soutenu aux heures les plus critiques.
La chute du régime de Saddam, avec l’occupation de l’Irak par les Américains, fut aussi celle de l’Etat fondé en 1920 par les Britanniques. Après quelques tâtonnements et dans l’urgence, Washington choisit de s’adresser à l’opposition au régime baasiste avec laquelle la diplomatie américaine était déjà en contact. Cette opposition étant largement communautaire (chiite et kurde), c’est avec les exclus de l’ancien système que les Américains bricolèrent en toute hâte un gouvernement irakien provisoire. Au fil des années et des élections, c’est un tandem chiito-kurde qui prit les rênes du pouvoir. Sonnés par leur défaite, après des siècles d’exercice exclusif du pouvoir, les sunnites se réfugièrent d’abord dans l’opposition armée, puis dans une timide participation politique qui culmina avec la victoire de la liste Al-Iraqiyya en 2010. Toutefois, le caractère impraticable du système politique légué par les Américains aux Irakiens ne devait pas tarder à se manifester à nouveau. La division des listes issues d’Al-Iraqiyya aux élections de 2014 sonnait le glas d’une représentation sunnite. Prisonnier de sa base confessionnelle, Nouri al-Maliki s’engagea dans une épreuve de force brutale avec des mouvements de protestation sunnites qui étaient, au départ, pacifiques. Ils entendaient dénoncer le caractère autoritaire de Nouri al-Maliki et la marginalisation politico-économique des sunnites. La voie était ouverte pour que l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) devienne la vitrine politique des sunnites. A Falloudja, Ramadi, Mossoul, Tikrit, des soulèvements locaux ont pris le contrôle des villes sous le label de l’EIIL.
La labellisation EIIL des insurgés sunnites leur permet une visibilité politique unifiée de mouvements locaux. Toutefois, la base de ces mouvements demeure les tribus et les ex-officiers du régime de Saddam Hussein. On est donc loin d’un Etat djihadiste à cheval sur la Syrie et l’Irak. On est plutôt en présence d’une addition d’insurrections locales. Cette labellisation pourrait toutefois se transformer en adhésion à certains objectifs de l’EIIL s’il s’avère que les sunnites n’ont plus d’espoir de pouvoir intégrer le système politique en place. Ils se tourneraient alors vers leurs frères sunnites de la Djézireh syrienne avec lesquelles ils ont des liens tribaux et religieux. L’effacement symbolique de la frontière Sykes-Picot par des combattants de l’EIIL va dans ce sens. Au-delà du contrôle par les djihadistes des deux côtés de la frontière, c’est bien la légitimité des Etats en place qui est en question. Créations coloniales française et britannique sous le régime des mandats, ces Etats pourraient alors perdre toute reconnaissance de la part des sunnites. Seraient concernés les Etats irakien, syrien et libanais. Tout le Moyen-Orient serait alors totalement boulerversé.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– L’occupation américaine en Irak (2003-2011)
– Entretien avec Pierre Mélandri – De l’intervention militaire américaine de 2003 à l’EIIL, première partie
– Entretien avec Pierre Mélandri – De l’intervention militaire américaine de 2003 à l’EIIL, deuxième partie
– Entretien avec Frédéric Bozo – La France, les Etats-Unis et l’Irak
– "L’histoire secrète de la crise irakienne : la France, les Etats-Unis et l’Irak, 1991-2003". Compte-rendu de la conférence du 24 avril 2014 donnée par Frédéric Bozo, organisée par l’association des Amis des Archives diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Pierre-Jean Luizard
Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.
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