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Les Turkmènes irako-syriens, témoignage vivant des siècles de domination ottomane sur le Levant (4/5). Une représentation politique marginale en Irak

Par Emile Bouvier
Publié le 13/10/2021 • modifié le 13/10/2021 • Durée de lecture : 11 minutes

1. Tensions kurdo-turkmènes et tentatives de kurdicisation

Si le régime baasiste a pu s’illustrer par ces politiques d’arabisation résolue de la communauté turkmène, cette dernière a également essuyé plusieurs tentatives de kurdicisation opérée par les autorités kurdes irakiennes [1] au fil des années. En effet, une large part du « Türkmeneli » se situe dans l’actuelle Région autonome du Kurdistan (RAK), peuplée à très grande majorité de Kurdes, ou dans des villes que les Kurdes irakiens ont pu avoir sous leur contrôle dans des contextes précis (à l’instar de Kirkouk par exemple, sur laquelle les Peshmergas ont exercé leur contrôle de 2014 à 2017) et à l’égard desquelles ils conservent de fortes prétentions territoriales, à l’instar de Altun Kupri. Exception faite de la ville de Tall Afar, l’essentiel de la communauté turkmène réside, de fait, dans ou à proximité immédiate de territoires tenus par les Kurdes.

A ce titre, depuis les années 1990 et la genèse progressive d’une entité territoriale et politique kurde au nord de l’Irak sous l’impulsion de Massoud Barzani et Jalal Talabani, les Kurdes clament leur souveraineté de facto sur des territoires que les Turkmènes considèrent comme leurs ; pour ces derniers, l’héritage ottoman leur fournit une légitimité à revendiquer ces territoires, tandis que les Kurdes font valoir l’argument démographique et historique [2] pour y affirmer leur souveraineté. A bien des égards, et aux yeux de plusieurs responsables turkmènes [3], Bagdad et Erbil constituent donc une menace presque égale à leur survie et à leur identité, dans la mesure où toutes deux cherchent à affaiblir, voire éteindre, la force politico-culturelle représentée par la troisième plus vaste ethnie irakienne [4].

Malgré leur statut partagé de minorités opprimées par le régime baathiste, les tensions entre Turkmènes et Kurdes croîtront sensiblement à partir des années 1990, années durant lesquelles le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) s’imposent graduellement comme partis dominants dans la région ; les autorités kurdes auraient alors cherché à homogénéiser ethniquement la région du Kurdistan, dont l’existence était fortement contestée par Bagdad, afin de la rendre plus kurde et facile à gouverner. Les forces de sécurité kurdes irakiennes, dont les Peshmergas, conduiront alors de nombreuses actions d’intimidation et de harcèlement à l’encontre de la population turkmène, notamment à Kirkouk : confiscation des documents d’identité des Turkmènes et Arabes, expropriation, expulsions, passages à tabac… Ces actes ont été abondamment documentés par des ONG comme Human Rights Watch [5] ou encore Minority Rights Group International [6] .

Dans le cadre de ce rapport de force croissant entre Turkmènes et Kurdes, et avec le soutien d’Ankara, une alliance de partis politiques turkmènes est formée le 24 avril 1995 : le Front turkmène irakien (FTI), encore actif aujourd’hui. A compter de la création de ce parti, les relations entre le parti turkmène et les Kurdes irakiens se cristalliseront davantage encore : les membres du FTI seront en effet victimes d’actes discriminatoires et de harcèlement menés par les forces de sécurité kurdes [7]. Le siège du FTI à Erbil sera ainsi attaqué par des Peshmergas en mars 2000 [8], tuant deux gardes turkmènes placés en faction, après plusieurs semaines de tensions et d’escarmouches politiques entre responsables politiques kurdes et turkmènes. Probablement en raison de l’absence de soutien du FTI au GRK lors de l’offensive des forces de Bagdad en septembre/octobre 2017 pour reprendre la ville de Kirkouk aux Kurdes, les locaux du FTI feront l’objet d’une nouvelle attaque le 17 décembre 2017 « par des assaillants inconnus » [9].

Afin d’affaiblir le FTI, le PDK soutient la création en 2004 du Mouvement démocratique turkmène (MDT) avec l’aide d’anciens membres du FTI. Ces derniers, dirigés par Kalkhi Najmaddin Noureddin, affirment que l’interférence de la Turquie dans les affaires turkmènes s’avère plus dommageable que bénéfique pour la communauté et que les Turkmènes gagneraient à coopérer davantage avec les autorités kurdes irakiennes ; dans ce cadre, le MDT appuie l’annexion de Kirkouk à la RAK et se montre un soutien quasi-indéfectible des autorités kurdes irakiennes [10].

La création du MDT est considérée par le FTI comme une tentative de récupération politique de la communauté turkmène par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et de volonté de distanciation de celle-ci vis-à-vis d’Ankara. Présentée par le PDK comme la « véritable voix » des Turkmènes malgré son orientation résolument pro-Kurdistan, le MDT a, de fait, permis d’affaiblir le FTI en dispersant le militantisme turkmène [11].

2. Une faible représentativité de la communauté turkmène irakienne

Aujourd’hui, la scène politique turkmène s’avère particulièrement hétérogène et, partant, ne permet pas aux Turkmènes de bénéficier d’une représentation politique forte à Bagdad. Le MDT, qui avait gagné 3 sièges à l’Assemblée nationale kurde lors des élections du 25 juillet 2009 [12], n’en dispose désormais plus d’aucun ; le Parti de la fraternité turkmène irakienne, créé avec le soutien des autorités kurdes au début des années 2000 pour, semble-t-il concurrencer là aussi le FTI, ne parvient jamais à percer lors des élections [13]. Seul le FTI parvient à se distinguer et à proposer une offre politique crédible et de taille aux Turkmènes [14]. Une pléiade d’autres petits partis vient compléter la fresque, bien trop riche pour une minorité ethnique, des partis politiques turkmènes [15].

Selon le chercheur turc Muaffak Adil Omar [16], les partis politiques turkmènes sont divisés, peu ou prou, en trois grandes catégories : la première est celle des partis turkmènes dont la création a été soutenue par des partis politiques chiites et qui reçoivent le soutien direct ou indirect de Téhéran [17]. Cette catégorie de partis est soutenue essentiellement par les Turkmènes chiites, pour des raisons religieuses évidentes ; plusieurs figures turkmènes chiites occupent ainsi de hautes positions au sein du mouvement sadriste ou encore du parti islamique Dawa [18]. Le deuxième groupe est celui des partis fondés, ou soutenus, par les organisations politiques kurdes dans la RAK. En échange d’un appui financier et politique, ces partis s’engagent à soutenir le Gouvernement régional du Kurdistan ; en 2017, quatre des cinq sièges attribués aux Turkmènes au sein du Parlement kurde à Erbil étaient occupés par des députés proches du GRK [19]. Le troisième groupe est celui du FTI soutenu par la Turquie, qui bénéficie du soutien politique le plus large parmi la base militante turkmène [20].

Le FTI, toutefois, ne parvient guère plus à représenter les Turkmènes en-dehors de Kirkouk, malgré les substantielles communautés de Tall Afar, Tuz Khurmatu ou Diyala. En effet, le FTI a transféré son quartier-général d’Erbil à Kirkouk en 2003 et, depuis cette date, la quasi-totalité de ses cadres sont issus de la métropole arabo-kurdo-turkmène [21]. Trop centré autour de Kirkouk et coupé des autres bastions turkmènes par la guerre contre Daech, qui tiendra Tall Afar presque jusqu’à la fin de sa défaite territoriale en 2017 [22], le FTI parvient de moins en moins à se faire entendre au-delà de Kirkouk. Marginalisée et frappée par les nombreux conflits militaires, les violences religieuses ou intercommunautaires, la communauté de Tall Afar s’est disproportionnellement tournée vers les groupes islamistes [23]. De nombreux Turkmènes originaires de la ville et ses environs ont en effet rejoint les rangs d’organisations terroristes comme Daech et y ont occupé - ou y occupent - des postes à haute responsabilité : citons par exemple le bras droit du chef historique de Daech Abou Bakr al-Baghdadi, Abu Muslim al-Turkmani [24], ou plus simplement encore le nouveau chef de l’organisation terroriste, Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi [25], tous deux turkmènes et nés à Tall Afar.

Le problème fondamental des partis politiques turkmènes irakiens, outre leur grande fragmentation, réside dans le fait qu’aucun d’entre eux n’est le fruit d’un véritable élan populaire turkmène : tous ont reçu l’aide, voire sont sous la coupe, d’un acteur exogène, notamment le GRK, la Turquie [26] ou l’Iran [27]. Chaque parti est ainsi accusé par ses concurrents, et non sans raison, d’être l’agent d’une puissance étrangère [28]. Les Turkmènes, malgré leur puissance démographique, ne parviennent donc pas à être la force politique qu’ils pourraient incarner.

L’un des exemples les plus éloquents de cette incapacité d’unité politique turkmène peut se trouver dans les dernières années de la guerre territoriale contre Daech en Irak : alors que les autorités kurdes irakiennes ont annoncé en février 2016 leur souhait d’entreprendre l’organisation d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien [29], plusieurs minorités ethniques et religieuses expriment alors leur volonté de disposer, elles aussi, de régions autonomes similaires à celles de la RAK, qui épouseraient leurs spécificités culturelles et identitaires. Divers mouvements et responsables chrétiens [30] appellent ainsi à l’établissement d’une région autonome chrétienne au sein de la province de Nineveh [31], tout comme les Yézidis à Sinjar [32] (qui sera d’ailleurs de facto annoncée en août 2017 [33]) mais aussi à plusieurs responsables et figures de la communauté turkmène, à l’instar de Nahla al-Hibabi [34], alors députée au Parlement irakien ou encore Ali Akram al-Bayati, directeur de la fondation « Secours turkmène » [35], qui ambitionneraient de voir une région turkmène autonome au sein de l’actuelle province de Nineveh.

Toutefois, malgré l’élan incontestable vers l’autonomisation parcourant alors le nord de l’Irak, les Turkmènes ne parviendront pas même à donner corps à un quelconque projet, faute de représentation politique efficace ; mort-né, l’espoir de disposer d’une région autonome disparaîtra complètement à la suite de l’offensive des milices chiites et des forces irakiennes contre les Kurdes irakiens en réaction à la tenue du référendum sur l’indépendance en septembre 2017 [36].

En raison de leur poids démographique et de la force de leurs revendications identitaires, et malgré leur faible vigueur politique, les Turkmènes irakiens continuent d’attirer l’attention de plusieurs puissances, notamment la Turquie, dans leurs manœuvres géopolitiques régionales.

3. La Turquie, défenseure autoproclamée des Turkmènes irakiens ?

En raison des liens unissant la Turquie aux Turkmènes irakiens, ces derniers se tournent régulièrement vers elle tant en matière politique, culturelle que militaire. Ces liens sont d’autant plus accrus que la plus grande force politique turkmène, le FTI, revendique sans équivoque son orientation résolument pro-turque : le 16 août 2018 par exemple, dans le cadre de la crise économique que traversait la Turquie - notamment en raison de sanctions américaines [37] - le chef du FTI Arshad Salihi [38] déclarait ainsi à la presse « qu’une attaque contre la Turquie est une attaque contre tous les Turkmènes de la région […]. La pulsion de défendre la patrie turque est dans notre sang » [39].

Au nom du poids politique que les Turkmènes irakiens lui fournissent dans le cadre de l’idéologie eurasiste particulièrement en vogue actuellement au palais présidentiel [40], Ankara s’emploie à veiller sur les Turkmènes d’Irak et à les soutenir. Outre les apports culturels évoqués précédemment (soutien à l’enseignement du turc en Irak, à l’établissement de médias turcophones, etc.), l’aide turque passe également par le secours militaire.

En effet, Ankara n’a pas hésité à évoquer, en plusieurs occasions, une intervention militaire pour protéger les Turkmènes d’Irak, notamment dans le cadre de l’offensive visant à reprendre, en 2017, la place-forte turkmène de Tall Afar, aux mains de l’Etat islamique depuis 2014. La Turquie menacera de fait à plusieurs reprises d’intervenir militairement [41] si Bagdad maintenait sa volonté d’utiliser les Forces de mobilisation populaire (PMU) comme fer de lance de son offensive, au titre des potentielles exactions que ces miliciens chiites pourraient commettre à l’égard de la population turkmène, dont une large part est sunnite. Face à ces menaces, Hadi al-Amiri, responsable de l’Organisation Badr, déclarera le 9 novembre 2016 que « Tall Afar sera le cimetière des soldats turcs si jamais la Turquie s’aventure à prendre part à la bataille » [42].

Quelques mois plus tôt, en mars 2015, la Turquie proposait déjà son assistance militaire aux Turkmènes. Le gouverneur en exil de Mossoul, Asil Nujaifi, révélait ainsi le 16 mars que des forces spéciales turques avaient été envoyées dans le nord de l’Irak et de la Syrie afin d’entraîner des forces turkmènes dans le but de leur permettre de se défendre et de prendre part à la libération prochaine de la ville [43] alors sous contrôle de Daech, dont elle constituait la capitale irakienne.

Si le nombre exact de Turkmènes entraînés n’a pas été révélé pour des raisons de confidentialité, le quotidien turc Hürriyet Daily News rapportait en revanche que la formation se focalisait sur le combat en milieu urbain, les techniques de sabotage et le recueil de renseignement [44]. La présidence turque avait, de fait, clairement annoncé son souhait de voir Mossoul et sa région (notamment Tall Afar, à proximité immédiate) habitées seulement par des « Arabes sunnites, des Turkmènes et des Kurdes sunnites » [45]. La presse gouvernementale turque soulignait, par ailleurs, que le gouvernement central irakien avait été amené à former au combat près de 14 000 Turkmènes afin de compenser les pertes substantielles en hommes et matériel subies par l’armée irakienne lors de ses nombreux revers essuyés contre les combattants de l’Etat islamique [46].

La fin de la guerre contre Daech n’a pas stoppé l’attention de la Turquie à l’égard des Turkmènes d’Irak. Ainsi, lors de sa visite aux autorités kurdes irakiennes à Erbil en janvier 2021, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, s’est employé à aménager une rencontre avec la communauté turkmène et, plus particulièrement, des représentants du Front turkmène irakien [47]. Des sujets tels que la présence du PKK dans la région, la résilience de Daech ou encore la pression de Bagdad et d’Erbil à l’encontre des Turkmènes ont été abordés et ont permis, selon les cadres du FTI, de « booster le moral » [48] (sic) de la communauté.

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 AMEEN, Rizgar. The Minority Language Situation in Iraq (Focusing on 1991 to Present Day). Мир науки, культуры, образования, 2019, no 6, p. 487-490.
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 BÜYÜKSARAÇ, Güldem Baykal. Trans-border Minority Activism and Kin-state Politics : The Case of Iraqi Turkmen and Turkish Interventionism. Anthropological Quarterly, 2017, p. 17-53.
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 GÜÇLÜ, Yücel. Who owns Kirkuk ? The Turkoman Case. Insight Turkey, 2006, p. 92-100.
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Publié le 13/10/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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