Appel aux dons lundi 22 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3434



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 25 avril 2024
inscription nl


Accueil / Repères historiques / Analyses historiques

Les Turkmènes irako-syriens, témoignage vivant des siècles de domination ottomane sur le Levant (2/5). Des persécutions et tentatives d’arabisation des Turkmènes d’Irak

Par Emile Bouvier
Publié le 30/09/2021 • modifié le 30/09/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

Lire la partie 1

1. Un demi-siècle de discriminations à l’origine d’une forte construction identitaire

Durant la seconde moitié du XXème siècle, les Turkmènes irakiens feront l’objet de discriminations régulières, voire seront les victimes de massacres, comme ceux de Kirkouk en 1947, 1959 ou encore 1979, et dont il sera fait mention infra. Le régime baathiste mènera ainsi des politiques discriminatoires institutionnalisées à l’encontre des Turkmènes, à l’instar de programmes d’arabisation forcée des Kurdes ou des Shabaks, par exemple [1].

Le nom utilisé pour désigner les Turcomans irakiens, les « Turkmènes d’Irak », vient d’ailleurs de ces politiques discriminatoires : après le coup d’Etat du 14 juillet 1958, la junte au pouvoir introduit en effet le nom de « Turkmènes » afin de distinguer des habitants de la Turquie ceux qui étaient alors appelés les « Turcs d’Irak » [2] ; une technique déjà employée par les autorités grecques lors de la signature du traité de Lausanne, qui désignait les populations turques de Thrace orientale sous le nom de « minorité musulmane » [3].

Malgré son caractère discriminatoire, l’appellation de « Turkmènes » sera toutefois rapidement acceptée par la population en raison de son emploi historique et traditionnel pour désigner les Turcs Oghuz ayant accepté l’Islam et migré de l’Asie centrale vers le Moyen-Orient. Les termes « Turkmènes », « Turkmans » ou « Turcomans » sont en effet utilisés en Syrie, Irak et Turquie, pour désigner les individus partageant une base généalogique et linguistique commune avec les Turcs Oghuzs dans la région. L’encyclopédie britannique Britannica indique par exemple que la première armée ottomane de l’histoire était « composée entièrement de Turkmènes » [4] et que le fondateur de la dynastie ottomane, Osman 1er, était lui-même « turkmène […] originaire d’un village du nord-ouest anatolien » [5]. De manière parfois plus générale encore, le terme « Turkmène » renvoie, au Moyen-Orient, aux populations turcophones. Quoi qu’il en soit, malgré leur homonymie, les Turkmènes d’Irak n’entretiennent aucune relation avec les Turkmènes du Turkménistan, sinon un lointain passé turcique et centrasiatique [6].

Après plusieurs siècles d’ascension et d’enracinement en Irak, la seconde moitié du XXème siècle sera celle d’une période de discriminations institutionnalisées, et parfois de pogroms, pour les Turkmènes d’Irak. Depuis la chute de l’Empire ottoman et plus particulièrement la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Turkmènes ont en effet connu plusieurs massacres, dont le plus marquant reste, à ce jour, celui de Kirkouk en 1959. Les actes s’intensifieront par la suite sous le régime baasiste ; plusieurs responsables de la communauté turkmène seront ainsi exécutés en 1979, tandis que cette dernière fera l’objet d’une arabisation et, dans une moindre mesure, d’une kurdification forcées. Ces actes provoqueront une dégradation progressive de leurs droits culturels et politiques, poussant à l’exil de nombreux activistes [7].

2. Des pogroms prenant pour cibles les Turkmènes

Plusieurs massacres visant les Turkmènes auront lieu au fil du XXème siècle. Le premier se produira en mai 1924 : à cette date, les Turkmènes irakiens sont en effet perçus comme des citoyens déloyaux en raison de leurs liens naturels avec la Turquie et la nouvelle idéologie nationaliste qui y est développée par Mustafa Kemal Atatürk. Les Turkmènes irakiens vivant dans la région de Kirkouk sont perçus comme posant une menace à la stabilité de l’Irak, notamment car une partie d’entre eux ne soutient pas l’ascension du roi Faysal 1er au trône d’Irak [8]. Le 4 mai, une rixe entre Assyriens des « Iraq Levies » [9] et plusieurs Turkmènes dans un marché de Kirkouk tourne au massacre : environ deux cents Turkmènes sont tués dans les violences qui s’ensuivent et de nombreuses habitations brûlées [10].

Kirkouk s’avèrera, de fait, le lieu des principales frictions entre Turkmènes et autres communautés irakiennes. Le 12 juillet 1946 par exemple, vingt Turkmènes sont tués par la police irakienne dans le quartier de Gavurbağı [11]. En 1959, de nouveaux affrontements se produisent après l’élection à la mairie de Kirkouk, en juillet de la même année, du Kurde Maarouf Barzinji [12]. Les Kurdes voient en effet d’un mauvais œil la présence - et les prétentions territoriales - des Turkmènes vis-à-vis de Kirkouk, qu’ils considèrent comme l’un de leurs lieux de peuplement historiques [13]. Les tensions se cristalliseront lors des festivités du 14 juillet célébrant la révolution irakienne de 1958 et aboutiront en de violents affrontements qui causeront la mort de vingt Turkmènes [14]. Le lendemain, en représailles de ces affrontements, les soldats kurdes de la Quatrième brigade de l’armée irakienne pilonneront au mortier les quartiers résidentiels turkmènes de Kirkouk, détruisant plus d’une centaine d’habitations [15]. L’ordre sera rétabli le 17 juillet par des renforts envoyés de Bagdad. Le gouvernement évaluera alors le nombre de Turkmènes morts entre trente-et-un et soixante-dix-neuf [16].

Toutefois, l’événement le plus brutal - car organisé et décidé par les autorités irakiennes - et qui reste, aujourd’hui encore, le plus vif dans les mémoires, est celui du 28 mars 1991 à Altun Kupri. Il s’inscrit dans le cadre de l’échec de Saddam Hussein au Koweït : en effet, après la débâcle de l’armée irakienne, une série de rébellions éclate au nord dans les zones de peuplement kurde et dans le sud chiite de l’Irak, en raison de l’affaiblissement supposé de Saddam Hussein, notamment au vu des pertes substantielles subies par son armée, tant humainement qu’en terme de matériel [17]. Les Kurdes seront le fer de lance de ces insurrections, et tenteront notamment de s’emparer de Kirkouk tandis que les Turkmènes, eux aussi, lanceront plusieurs rébellions à travers le Türkmeneli, bien que de très faible ampleur comparées à celles des Kurdes [18].

Aussitôt l’armée irakienne rapatriée en Irak, Saddam Hussein la redéploye contre les insurgés et lance de violentes représailles. Le 28 mars 1991, lors du 9ème jour du Ramadan, les forces loyales à Saddam Hussein investissent ainsi la ville à majorité turkmène d’Altun Kupri et en rassemblent tous les hommes : ceux-ci sont sommés de grimper dans des camions qui les amènent dans un lieu tenu secret, près du cimetière de Dibis, et y sont exécutés à l’arme automatique avant d’être enterrés dans une fosse commune. Au total, près de 135 hommes sont ainsi tués [19].

Les résidents ayant fui la ville n’y reviendront qu’à partir de la mi-avril [20] ; le 17, un berger qui avait assisté aux exactions indiquera aux habitants le lieu de la fosse commune. Les cadavres des victimes, identifiables par leurs habits, seront ainsi retrouvés et leurs dépouilles enterrées dans le cimetière d’Altun Kupri qui, aujourd’hui, porte le nom de « Şehitler Mezarlığı » (« cimetière des martyrs ») [21]. Chaque année, une cérémonie commémorative est organisée dans le cimetière et rassemble aussi bien les habitants de la ville que des responsables de la communauté turcomane [22].

3. Une arabisation à marche forcée

Au-delà des massacres et pics de violence qu’ont pu connaître les Turkmènes, ces derniers ont également fait l’objet de politiques discriminatoires rampantes, bien souvent inscrites sur le long terme et mises en œuvre par l’administration irakienne dès les premiers mois de l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir, en juillet 1979.

En effet, en 1980, les autorités annoncent leur souhait de mettre en place un programme résolu d’assimilation des minorités au profit de la majorité arabe [23]. Dans le but d’arabiser les régions éthiquement mixtes, des déplacements forcés de populations entières sont orchestrés par l’administration irakienne. Des milliers de Turkmènes - entre autres ethnies [24] - sont ainsi expulsés par la force de leurs zones de peuplement historiques dans le nord de l’Irak afin d’y être remplacés par des Arabes. Des localités turkmènes, villes comme villages, sont également détruites afin de forcer les Turkmènes au départ et d’y installer des Arabes qui s’étaient vus, bien souvent, promettre des terres ou des récompenses financières [25].

Cette politique d’arabisation touche essentiellement la ville de Kirkouk et sa région [26] : reconnue historiquement arabe par le régime baathiste, la ville turkmèno-kurdo-arabe doit retrouver rapidement son « arabité » [27]. De vastes contingents de familles arabes, issues essentiellement du centre et du sud de l’Irak, sont ainsi envoyés à Kirkouk afin d’arabiser la ville. Afin d’encourager davantage encore ces mouvements de population, le gouvernement irakien s’emploie à promettre du travail aux velléitaires au départ, grâce au développement des activités pétrolifères de la région. Les Kurdes, qui pâtissent autant que les Turkmènes de cette politique d’arabisation, auront un nom pour ces nouveaux arrivants : les « dix-mille », en référence aux dix-mille dinars irakiens qui leur étaient promis à l’époque pour s’installer à Kirkouk [28]. En tout, à la veille de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le directeur de l’ONG Alliance internationale pour la justice (AIJ), Bakhtiar Amin, estimait que 300 000 colons arabes s’étaient installés à Kirkouk dans le cadre de la campagne d’arabisation menée par le régime baathiste [29].

Concomitamment à l’arrivée massive de ces nouveaux habitants arabes, l’arabisation de Kirkouk se double également de politiques discriminatoires à l’encontre des Turkmènes. En effet, plusieurs décrets présidentiels et directives émanant des services de sécurité et de renseignement irakiens montrent la volonté de Bagdad d’affaiblir, voire de faire disparaître, la communauté turkmène. La directive 1559 du 6 mai 1980 de la Direction du renseignement militaire irakien initie ainsi le déplacement de responsables turkmènes de Kirkouk, en ordonnant notamment d’« identifier les locaux gouvernementaux où les fonctionnaires turkmènes travaillent afin de les déporter vers différents gouvernorats, de les disperser et d’empêcher toute concentration turkmène dans le gouvernorat de Kirkouk » [30]. Le 30 octobre 1981, le Commandement du conseil révolutionnaire abonde dans le sens de cette directive en publiant le décret 1391, qui autorise les déplacements de Turkmènes irakiens de Kirkouk ; son paragraphe 13, sans équivoque, stipule que « cette directive vise tout particulièrement les responsables kurdes et turkmènes qui vivent à Kirkouk » [31].

Face à ces politiques, les Turkmènes en viennent à censurer eux-mêmes leur identité ethnique et leur culture : souffrant de discriminations quotidiennes (lors d’une embauche, pour l’accès au logement [32], etc.), un grand nombre de Turkmènes choisira ainsi de se déclarer comme « Arabe » à l’administration irakienne [33].

En peu de temps, le régime baathiste est en effet parvenu à établir un climat politique, social et culturel hostile aux Turkmènes qui résidaient encore dans des villes comme Kirkouk : les écoles, quartiers, rues, marchés ou encore mosquées dont le nom faisait référence à l’héritage culturel et cultuel turco-ottoman se voyaient dotés d’un nouveau nom issu de l’univers arabe [34]. Cette arabisation touchera jusqu’aux inscriptions sur les stèles funéraires : aujourd’hui encore, de nombreuses tombes portent les traces de l’effacement des inscriptions en kurde ou en turc, au profit d’une calligraphie arabe [35]. Les parents de nouveau-nés étaient formellement interdits de donner un nom turkmène à leur enfant, au risque d’être emprisonnés, voire exécutés [36].

En 1996, le régime baathiste promulguera une « loi sur l’identité » afin de forcer les Kurdes, Turkmènes et autres minorités ethniques à s’enregistrer comme Arabes [37]. Quiconque refusait de s’y soumettre était aussitôt expulsé de la région de Kikouk. En tout, selon l’ONG Human Rights Watch, les autorités irakiennes auraient ainsi déplacé entre 120 000 et 200 000 non-Arabes de la ville de Kirkouk et ses environs [38].

Sitographie :
 AL-HAMOUD Ali Taher, Iraqi Turkmen : The Controversy of Identitiy and Affiliation, Friedrich-Ebert-Stiftung, Amman Office, 2021
 ANDERSON, Liam et STANSFIELD, Gareth. Crisis in Kirkuk. University of Pennsylvania Press, 2011.
 BATATU, Hanna. KIRKUK, JULY 1959.
 BET-SHLIMON, Arbella. Group identities, oil, and the local political domain in Kirkuk : a historical perspective. Journal of Urban History, 2012, vol. 38, no 5, p. 914-931.
 BRIÉ, Françoise. Irak : au pays des déportés. Outre-Terre, 2006, no 1, p. 193-212.
 FAWCETT, John et TANNER, Victor. The internally displaced people of Iraq. 2002.
 FUCCARO, Nelida. 10. Dissecting Moments of Unrest : Twentieth-Century Kirkuk. In : Violence and the City in the Modern Middle East. Stanford University Press, 2020. p. 169-188.
 HAZIR, Tunahan. 14 TEMMUZ 1959 KERKÜK KATLİAMI. Niğde Ömer Halisdemir Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, vol. 1, no 2, p. 148-155.
 Hürmüzlü, Erşat, Türkmenler ve Irak(The Turkmen and Iraq), İstanbul : Kerkük Vakfı, 2003.
 Hürmüzlü, Habib “1959 Kerkük Katliamı Neler Doğurdu-What leaded 1959 Kirkuk massacre ?”, Kardaşlık, Issue:3, July-September 1999.
 ISAKHAN, Benjamin. Targeting the symbolic dimension of Baathist Iraq : cultural destruction, historical memory, and national identity. Middle East Journal of Culture and Communication, 2011, vol. 4, no 3, p. 257-281.
 KEVSEROĞLU, Necat. Irak’ta Türkçe Yer Adları. Dünya İnsan Bilimleri Dergisi, vol. 2018, no 2, p. 80-87.
 Koçak, Ayten “Irak Türklerinin Durumu-The situation of Iraqi Turks”, Türk Yurdu, Issue:65, January 1993
 Leezenberg, M. (1994). The Shabak and the Kakais : Dynamics of Ethnicity in Iraqi Kurdistan. Institute for Logic, Language and Computation. University of Amsterdam.
 Marufoğlu Sinan, “Irak Türkleri-Iraqi Turks” in Türkler Ansiklopedisi(Encyclopedia of Turks), Ankara:Yeni Türkiye Yayınları, 2002, Volume:20.
 MUFTI, Hania. Iraq, claims in conflict : Reversing ethnic cleansing in northern Iraq. Human Rights Watch, 2004.
 OĞUZ, Şafak, et al. Turkmens : Victims of Arabization and Kurdification Policies in Kirkuk. Gazi Akademik Bakış, 2016, vol. 9, no 18, p. 167-186.
 OĞUZLU, H. Tarık. The Turkomans of Iraq as A Factor in Turkish Foreign Policy : Socio-Political and Demographic Perspectives. Turkey : Foreign Policy Institute, 2001.
 RASOUL, Muhammed Rasoul, et al. History of Kirkuk from the Beginning of the Nineteenth Century until Becoming Part of the Iraqi Monarchy in 1925. 2017. Thèse de doctorat. Universität Erfurt.
 Samancı, Aziz K., Irak Türkmenlerinin Siyasi Tarihi(Political History of Iraqi Turkmen), London:Dar-Al- Alsaqi,1999.
 STANSFIELD, Gareth et ANDERSON, Liam. Kurds in Iraq : the struggle between Baghdad and Erbil. Middle East Policy, 2009, vol. 16, no 1, p. 134-145.
 STRAKES, Jason. Current political complexities of the Iraqi Turkmen. Iran and the Caucasus, 2009, vol. 13, no 2, p. 365-382.
 Talabani, Nuri, Kerkük Bölgesinin Araplaştırılması(The Arabization of Kirkuk Region), İstanbul : Avesta Yayınları, 2005
 YILDIZ, Tunahan. An Ethnic group embedded in multiple identities : the case of Iraqi Turkmens in Turkey. 2016. Thèse de maîtrise. Middle East Technical University.
 ZINEELABDIN, Adil. Situation of the Turkmens on the 62nd Anniversay of The Kirkuk Massacre, Policy, 2021, vol. 180.

Publié le 30/09/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Histoire

Irak

Politique